1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

XXI : Le “Train de Trotsky  - Wrangel - Fin de la guerre civile

Dans les récits fragmentaires qui nous étaient parvenus des opérations de la guerre civile, il était fait fréquemment allusion au “ train de Trotsky ” ; on le voyait surgissant ici et là, sur l’Oural ou en Ukraine, enflammant les soldats rouges en même temps que sa seule apparition démoralisait les mercenaires de la contre-révolution ; c’étaient des exploits extraordinaires sans cesse renouvelés ; le “ train ” devenait quelque chose de légendaire.

Alex. Barmine, lui-même participant à l’un de ces exploits, en a fait ce récit :

“ Une nouvelle attaque de Haller (général polonais) lui permit de s’emparer de Retchitsa et de traverser le fleuve. Gomel allait tomber au pouvoir de l’ennemi quand arriva Trotsky. Déjà les convois d’évacuation, ces lamentables convois d’attelages trimbalant des coffres, des papiers, des restes de stocks, se traînaient le long des routes de Novozybkov, déjà les présidents de l’Exécutif et de la Tchéka filaient en automobile - il ne restait plus à la gare que le dernier train blindé, ce train des batailles perdues commandé par quelque ex-marin enragé - quand tout changea, et nous perçûmes que les événements tournaient. Trotsky amenait avec lui des équipes toutes prêtes d’organisateurs disciplinés, d’agitateurs, de techniciens, tous commandés par une volonté sans défaillance. La 5e division, réduite à quelques centaines de baïonnettes, venait de lâcher pied devant les Polonais. Notre Ecole partit à l’aube et prit position en tête du pont, devant Retchitsa. Cette bataille fut mouvementée. Nous chargeâmes à l’arme blanche contre les tirailleurs abrités derrière une haie. Un officier intrépide, un spécialiste, nous conduisait calmement, le revolver au poing. Il franchit la haie le premier. Nous nous battions cette fois contre des soldats de la grande guerre, formés en France et en Allemagne. Ce fut notre pire combat. Sur 240 aspirants, plus de 100 tombèrent et nous fûmes refoulés. Mais les fantassins du général Haller ne passèrent point. Ils ont juré d’aller jusqu’à Moscou ! nous avait-on dit. “ Ils ne verront pas même Gomel ”, nous répétions-nous entre survivants... Trotsky visita les premières lignes. Il nous harangua. Il fit passer sur nous ce souffle d’énergie qu’il apportait partout dans les moments tragiques. La situation, catastrophique l’avant-veille, était rétablie comme par miracle. Ce n’était en réalité que le miracle tout à fait naturel de l’organisation et de la volonté. J’ai gardé jusqu’il y a peu de temps le discours de Trotsky à notre Ecole militaire imprimé dans la typographie du train de l’Armée rouge. ” (Vingt ans au service de l’U.R.S.S., pp. 111-112.)

J’avais fait parler Trotsky quelquefois là-dessus mais il ne m’avait jamais fait de longs récits. En juin 1920, quand j’arrivai en Russie, la guerre civile était virtuellement terminée ; le train était garé. Je ne pouvais que m’en réjouir, regrettant seulement d’être venu trop tard.

Au cours de l’automne il apparut que les débris de l’armée de Dénikine n’étaient pas aussi négligeables qu’on l’avait cru tout d’abord ; un nouveau capitaine de la contre-révolution, Wrangel, avait réussi à les rassembler et à les équiper avec l’aide de la France. L’Amérique et l’Angleterre avaient renoncé définitivement à intervenir, mais la France, elle, s’obstinait ; Millerand, Poincaré et leur parlement de “ bloc national ” envoyaient du matériel, accordaient des crédits, allaient même jusqu’à reconnaître Wrangel, et le prolétariat français se montrait incapable d’empêcher cette nouvelle agression. Wrangel avait installé son quartier général en Crimée, d’où il lui était aisé de lancer des raids sur la région avoisinante ; opérant par surprise, ses colonnes pouvaient, après les attaques, se réfugier dans la presqu’île. La menace devenait inquiétante, car on pouvait craindre que, s’enhardissant, il finît par s’attaquer au bassin houiller du Donetz.

Après étude et discussions, le Comité central décida d’en finir avec ce résidu de la contre-révolution, donnant du même coup une leçon à la bourgeoisie française qui, hypnotisée sur ses titres des emprunts tsaristes auxquels elle avait inlassablement souscrit, avait décidément la tête dure. Le “ train ” allait donc partir pour un nouveau voyage ; devançant mon désir, Trotsky me proposa de l’accompagner.

Le 27 octobre au matin nous étions à la gare ; le train était déjà prêt ; après une brève inspection il démarra. Le wagon du commissaire du peuple était celui du ministre tsariste des chemins de fer ; Trotsky l’avait adapté à son usage ; le salon avait été transformé en bureau-bibliothèque ; l’autre partie comprenait la salle de bain, flanquée de chaque côté d’un étroit cabinet, juste la place d’un divan. Le wagon suivant était celui des secrétaires, puis venaient successivement l’imprimerie, la bibliothèque, la salle de jeux, le restaurant, un wagon de vivres et de vêtements de réserve, un service d’ambulance, enfin un wagon spécialement aménagé pour les deux autos ; tout ce qu’il fallait pour le travail, pour la défense et même pour l’attaque... [20].

Le train était en tout temps une ruche active ; il avait un journal V Pouti (“ En route ”) - quotidien avec des leaders, un commentaire des événements, et les “ dernières nouvelles ” : dès que le train stoppait, on le branchait sur les lignes pour être aussitôt en communication avec Moscou, et, aux heures correspondantes, la radio enregistrait les émissions étrangères. “ Votre T.S.F. est complètement stupide, me dit Trotsky ; Berlin, Londres donnent des nouvelles intéressantes, la vôtre uniquement des futilités. ” Trotsky avait toujours quelque travail en préparation, et quand les opérations militaires le permettaient, il mobilisait ses secrétaires, dictant et révisant les feuilles dactylographiées : “ J’ai pris cette habitude de dicter pendant la guerre, me dit-il, ajoutant aussitôt qu’auparavant, c’étaient les secrétaires qui auraient manqué. ” Il ne faudrait pas en conclure que le travail ainsi fait était bâclé ou négligé ; nul ne fut jamais plus exigeant que Trotsky vis-à-vis de lui-même ; il avait horreur de la négligence aussi bien dans le style que dans la tenue ou la conduite ; il reprenait les pages dictées, les relisait, les corrigeait, les remaniait ; une deuxième, une troisième expédition devenait nécessaire. Mais parfois l’ennemi ne laissait pas assez de temps pour ce polissage, et certains textes pouvaient garder un tour oratoire.

La table de travail occupait la quasi-totalité d’un des côtés sur la paroi duquel une grande carte de Russie était accrochée ; au long de deux autres parois faisant angle, des rayons chargés de livres, encyclopédies, ouvrages techniques ; d’autres sur les sujets les plus variés attestaient la curiosité universelle du nouvel occupant ; il y avait même un coin français où je trouvai la traduction française des études marxistes d’Antonio Labriola ; cependant je ne fus pas peu surpris d’y voir le Mallarmé de Vers et Prose, à couverture bleue, de la Librairie académique Perrin.

Nous restâmes deux jours à Kharkov où se trouvait le quartier général des armées soviétiques ; c’était Frounzé, plus tard commissaire à la guerre, qui dirigeait les opérations. Cependant notre première visite avait été pour Racovsky, alors Président du Conseil des Commissaires du Peuple d’Ukraine. C’était l’ami le plus intime de Trotsky ; les deux hommes s’étaient rencontrés à l’époque de la guerre des Balkans, quand Trotsky suivait les opérations comme correspondant de guerre, puis plus tard à Zimmerwald, et en Russie après l’insurrection d’Octobre. Ces deux journées furent consacrées à de longues réunions où toutes sortes de questions étaient examinées. Racovsky mettait à profit la présence du membre du Bureau politique pour trancher les problèmes difficiles demeurés en suspens. Quand il ramena Trotsky au train, son visage, toujours cordial et bienveillant rayonnait : “ Quel travail nous avons pu abattre ! ” me dit-il.

Le train reprit sa marche vers le Sud. Trotsky avait eu des conférences avec Frounzé ; il m’exposa brièvement le plan des opérations dont la dernière phase allait commencer. L’Armée rouge s’était emparée de Nikopol, sur le Dniepr, position essentielle, et s’y était solidement accrochée. De cette place forte à laquelle Wrangel s’était vainement attaqué, les forces soviétiques allaient contraindre l’ennemi à ramener toutes ses troupes en Crimée ; puis, franchissant l’isthme de Pérékop, elles iraient les pourchasser et jetteraient à la mer celles qui résisteraient. Ce serait cette fois la fin, mais que de précieuses vies seraient encore sacrifiées ; l’isthme formait une étroite bande de terre, d’à peine quatre kilomètres de large ; il serait aisé à l’ennemi d’y organiser une résistance coûteuse à briser.

Le train stoppa et se gara à Alexandrovsk ; un commandant de l’armée rouge y attendait Trotsky ; il lui fit un rapport sur la situation ; on pouvait continuer en auto jusqu’au quartier général de l’armée ; la route avait été dégagée ; cependant on signalait encore des patrouilles ennemies dans ces parages.

Il faisait très froid. La nuit était venue ; l’auto roulait à travers la plaine couverte de neige ; on ne voyait nulle trace de route ; je me demandais comment le chauffeur pouvait trouver son chemin. Trotsky me promit un verre de thé dans la maison du pope ; “ Pourquoi chez le pope ? demandai-je surpris. - Parce qu’il y a rarement d’autre maison possible pour y loger un quartier général. ” Cependant quand l’auto stoppa, nous étions devant une maison des plus modestes ; dans une pièce toute encombrée de meubles, Trotsky tint conférence avec le commandant rouge et son officier d’état-major ; une carte avait été étalée sur la table ; on n’avait pour toute lumière que celle que dispensait une bougie. Un conflit opposait les deux hommes. Le premier exposa son point de vue avec une ardeur impatiente, presque de la colère ; l’officier était beaucoup plus calme. L’affaire fut vite réglée ; Trotsky en avait connu de semblables par centaines : heurt fréquent entre le commandant improvisé et le technicien. Ici, le jeune commandant était un ouvrier de Pétrograd, et, comme c’était souvent le cas, plein de courage, et d’audace, mais impatient et supportant mal les observations de l’officier d’état-major, aux prises, lui, avec les tâches précises du ravitaillement. “ La dispute classique, me dit Trotsky ; l’obstacle qu’il fallut souvent surmonter ; mais sans cette collaboration de la fougue révolutionnaire et de la technique du professionnel nous n’aurions jamais pu vaincre. ” C’était l’illustration à l’échelle la plus réduite, du grave problème qui s’était posé lors de la création de l’Armée rouge. Préconisant l’utilisation des officiers de l’armée tsariste qui promettaient de servir loyalement, Trotsky se heurtait à une opposition qui devenait plus agressive en cas de revers ou lorsqu’un de ces officiers trahissait [21].

Nous remontâmes dans l’auto ; le froid était très vif ; le vent secouait la voiture et parvenait à s’infiltrer à l’intérieur. “ Eh bien ! dis-je à Trotsky, vous m’aviez promis la maison confortable du pope et un verre de thé. - C’est vrai, répondit-il en souriant ; à la guerre il faut s’attendre à des surprises. ” À Alexandrovsk, nous retrouvâmes le train. Trotsky prit connaissance des dépêches arrivées en son absence, puis nous reprîmes le chemin de Moscou, cette fois sans nous arrêter nulle part. Trotsky me parla plus longuement de la guerre qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. “ La bataille doit être maintenant engagée, dit-il ; une terrible mêlée ; il faut enlever des positions faciles à défendre. Quelle chose horrible que la guerre ! ” Puis il évoqua quelques-uns des épisodes, entre autres la bataille devant Kazan qui avait décidé du sort de Koltchak. Le siège se prolongeait ; le commandement estima qu’une feinte était nécessaire pour tromper l’ennemi, pour détruire, de nuit, sa flottille, attaquer les batteries du rivage, provoquer une panique parmi les troupes. Trotsky décida de participer lui-même aux opérations que devait diriger Raskolnikov. Le stratagème réussit pleinement. Mais quel risque ! Je ne pouvais m’empêcher de formuler un reproche rétrospectif : “ Aviez-vous le droit de vous exposer ainsi ? ” La réponse vint aussitôt, brève et sans réplique : “ Quand on doit demander à des hommes de risquer leur vie, il faut leur montrer qu’on ne craint pas de risquer la sienne. ”... Le train roulait régulièrement quoique à une allure modérée : il était lourdement chargé ; deux locomotives étaient nécessaires pour le tirer. Quand nous arrivâmes à Moscou, on venait d’y apprendre que les soldats rouges avaient enlevé les dernières défenses fermant l’isthme de Pérékop. Wrangel s’enfuit, abandonnant les hommes qu’il avait entraînés dans son aventure. La France de Poincaré avait joué sa dernière carte et elle avait perdu ; la guerre civile était terminée [22].


Notes

[20] Sur “ le train ”, voir : Trotsky, Ma Vie, t. III, pp. 109-124.

[21] Sur cette question, voir l’ouvrage de Trotsky : Staline, pp. 448-455.

[22] Mais la France n’en avait pas fini avec Wrangel. On pouvait, en effet, lire dans l’Europe nouvelle du 10 décembre 1921 cette lettre de Constantinople : “ Depuis l’évacuation de la Crimée par l’armée de Wrangel la France a dépensé, pour l’entretien des soldats et officiers russes en Turquie, plus de deux cents millions de francs. Au début, cette armée en exil était considérée comme capable de rendre encore des services dans la lutte contre les soviets, mais bientôt le haut commissariat de la France à Constantinople s’est rendu compte que, dans son état actuel et avec les chefs qu’elle avait, cette masse militaire ne possédant plus l’unité d’esprit qui doit être à la base de toute force armée, était fatalement vouée à la désagrégation. Une lutte prolongée s’ensuivit entre le gouvernement français et le général Wrangel qui, lui, désirait conserver son armée comme force militaire, mais encore s’accrochait désespérément à son commandement suprême, qu’il ne consentait à abandonner à aucun prix. ”


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