1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

18. Valeur et prix de production

III. Le prix de production


Nous avons établi ci-dessus le schéma suivant des relations causales : prix de production - répartition du capital - répartition du travail. Le point de départ de ce schéma est le prix de production. Pouvons-nous dans notre analyse en rester au prix de production, ou faut-il aller plus loin ? Qu’est-ce que le prix de production ? Les coûts de production plus le profit moyen. Mais en quoi consistent les coûts de production ? Ils se composent de la valeur du capital constant et du capital variable dépensés dans la production. Franchissons un pas de plus et demandons-nous à quoi est égale la valeur du capital constant et du capital variable. Elle est bien sûr égale à la valeur des marchandises qui les composent (machines, matières premières, biens de subsistance, etc.). Toute notre argumentation tourne ainsi dans un cercle vicieux : la valeur des marchandises s’explique par les prix de production, c’est-à-dire les coûts de production ou la valeur du capital, et la valeur du capital s’explique à son tour par la valeur des marchandises. « C’est un cercle vicieux de vouloir déterminer la valeur de la marchandise par la valeur du capital, car la valeur du capital est égale à la valeur des marchandises dont il se compose » (Theorien, t. 3, p. 71).

Pour que le prix de production ne tourne pas dans un cercle vicieux, il nous faut trouver quelles conditions conduisent à des modifications des prix de production et des taux moyens de profit. Nous commencerons par les coûts de production.

Si le taux de profit moyen reste inchangé, le prix de production des marchandises change avec les coûts de production. Les coûts de production des marchandises varient dans les cas suivants : 1) quand les quantités relatives des moyens de production et le travail nécessaire à la production changent, c’est-à-dire quand la productivité du travail dans la sphère de production considérée change, les prix restant constants ; 2) quand les prix des moyens de production changent, ce qui présuppose des changements de la productivité du travail dans les branches qui produisent ces moyens de production (les quantités relatives des moyens de production et de la force de travail restant constantes). Dans les deux cas, les coûts de production varient en relation avec les changements de la productivité du travail et, par conséquent, en relation avec des changements de la valeur-travail. Ainsi « le taux général de profit reste constant. Alors le prix de production d’une marchandise ne peut changer que par suite d’une modification de sa propre valeur ; ce qui veut dire qu’une quantité de travail plus ou moins grande est nécessaire pour le reproduire ; la productivité du travail change soit dans l’élaboration définitive de la marchandise, soit dans la fabrication de celles qui entrent dans sa production. Le prix de production des filés de coton peut baisser parce que le coton brut est produit à meilleur compte ou parce que le travail de filage est devenu plus productif à cause d’une amélioration des machines » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 220 ; voir aussi p. 182-183). Il faut noter que les prix de production exprimés quantitativement ne correspondent pas exactement à la valeur-travail des marchandises qui en sont les éléments. « Puisqu’il est possible que le prix de production s’écarte de la valeur de la marchandise, son coût de production renfermant le prix de production d’une autre marchandise peut lui aussi se trouver au-dessus ou au-dessous de cette fraction de sa valeur globale que constitue la valeur des moyens de production consommés » (ibid., p. 181). On voit que ce fait, auquel Tugan-Baranovskij attache une si grande importance dans sa critique de la théorie de Marx, était bien connu de Marx lui-même. Ce dernier avait même averti qu’ « une erreur est toujours possible quand, dans une sphère de production particulière, on pose le coût de production de la marchandise comme égal à la valeur des moyens de production consommés au cours de sa production » (ibid.). Mais cet écart ne contredit absolument pas le fait que des changements de la valeur-travail, consécutifs à des changements de la productivité du travail, provoquent des changements des coûts de production et par conséquent des prix de production. C’est précisément ce qu’il fallait prouver. Le fait que les expressions quantitatives de différentes séries d’événements divergent ne supprime pas l’existence d’une relation causale entre ces événements, ni la dépendance des changements de l’une des séries à l’égard des changements dans l’autre série. Notre tâche est accomplie dès lors que nous avons établi les lois de cette dépendance.

La seconde partie du prix de production, à côté des coûts de production, est le profit moyen, c’est-à-dire le taux moyen de profit multiplié par le capital. Nous devons examiner maintenant plus en détail la formation du profit moyen, sa grandeur et ses modifications.

La théorie du profit analyse les interrelations et les lois du changement des revenus des capitalistes industriels et des groupes de capitalistes. Mais les rapports de production entre capitalistes individuels et entre groupes de capitalistes ne peuvent être compris sans une analyse préliminaire du rap-port de production fondamental entre la classe des capitalistes et celle des travailleurs salariés. Ainsi la théorie du profit, qui analyse les interrelations entre les revenus des capitalistes individuels et des groupes de capitalistes, est construite par Marx sur la base de la théorie de plus-value, dans laquelle il analyse les rapports entre le revenu de la classe capitaliste et celui de la classe des travailleurs salariés.

La théorie de la plus-value nous enseigne que, dans la société capitaliste, la valeur du produit se décompose en trois parties. Une partie (c) compense la valeur du capital constant usé dans la production - c’est une valeur reproduite et non une valeur nouvellement produite. Si l’on soustrait cette valeur de la valeur totale du produit (M - c), on obtient la valeur produite par le travail vivant, « créée » par lui. Cette valeur est le résultat du procès de production considéré. A son tour, elle se compose de deux parties ; l’une (v) rembourse les ouvriers pour la valeur des biens de subsistance, c’est-à-dire procure leurs salaires, ou le capital variable. Le reliquat pl = M – c - v = M - (c + v) = M - C est la plus-value qui appartient au capitaliste et qu’il dépense pour sa consommation personnelle et pour l’extension de la production (c’est-à-dire l’accumulation). Ainsi toute la valeur reçue se divise en fonds de reproduction du capital constant (c), fonds de subsistance du travail ou de reproduction de la force de travail (v) et fonds pour la subsistance du capitaliste et pour la reproduction élargie (pl).

La plus-value naît de la différence entre le travail dépensé par les ouvriers dans le procès de production et le travail nécessaire à la production de leur fonds de subsistance. Cela signifie que la plus-value s’accroît dans la mesure où s’accroît le travail dépensé dans la production, et où décroît le travail nécessaire à la production du fonds de subsistance des ouvriers. La plus-value est déterminée par la différence entre le travail total et le travail payé, c’est-à-dire par le travail non payé ou surtravail. La plus-value est « créée » par le surtravail. Toutefois, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, c’est avoir une fausse idée de la question que de penser que le surtravail, l’activité matérielle, « crée » la plus-value comme une propriété des choses. Le surtravail « s’exprime », « se manifeste », « se représente » (sich darstellt) dans la plus-value. Des changements de la grandeur de la plus-value dépendent des changements de la quantité de surtravail.

La grandeur de la plus-value dépend : 1) de son rapport au travail nécessaire, payé, c’est-à-dire du taux de surtravail ou du taux de plus-value pl/v ; 2) si nous considérons ce taux comme une donnée, du nombre d’ouvriers [1], c’est-à-dire de la quantité de travail vivant mis en mouvement par le capital. Si le taux de plus-value est donné, la somme totale de la plus-value dépend de la quantité totale de travail vivant et, par conséquent, du surtravail. Prenons maintenant deux capitaux égaux à 100, qui rapportent des profits égaux du fait de la tendance à l’égalisation des taux de profit. Si les capitaux sont dépensés exclusivement pour le paiement de la force de travail (v), ils mettent en mouvement des masses égales de travail vivant et, par conséquent, de surtravail. Ici, des profits égaux correspondent à des capitaux égaux et également à des quantités de surtravail égales, si bien que le profit coïncide avec la plus-value. Nous arrivons au même résultat si les deux capitaux sont répartis dans des proportions égales entre capital constant et capital variable. L’égalité des capitaux variables signifie l’égalité du travail vivant mis en mouvement par ces capitaux. Mais si un capital de 100 dans une sphère de production donnée se compose de 70 c + 30 v alors qu’un autre capital de 100 dans une autre sphère se compose de 90 c + 10 v, la masse de travail vivant que ces deux capitaux mettent en mouvement et, par conséquent, les masses de surtravail, ne sont pas égales. Néanmoins, ces capitaux, du fait qu’ils sont égaux, rapportent des profits égaux, par exemple 20, en raison de la concurrence des capitaux entre les différentes sphères de production. Il est évident que les profits que ces capitaux rapportent ne correspondent pas aux masses de travail vivant qu’ils mettent en mouvement et, par conséquent, aux masses de surtravail. Les profits ne sont pas proportionnels aux masses de travail. En d’autres termes, les capitalistes reçoivent des profits globaux qui diffèrent de ceux qu’ils recevraient si les profits étaient proportionnels au surtravail ou à la plus-value. C’est seulement dans ce contexte que l’on peut comprendre l’affirmation de Marx que les capitalistes « n’en retirent pas [de la vente de leurs marchandises] la plus-value, donc le profit, résultant de la production de ces marchandises dans leur propre sphère » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 175). Quelques critiques de Marx ont cru comprendre que le premier des capitaux ci-dessus « donnait » au second 10 unités de travail mises en œuvre par lui-même ; une partie de surtravail et de la plus-value « déborderait », comme un liquide, d’une sphère de production à une autre, des sphères à basse composition organique du capital aux sphères qui se caractérisent par une composition organique du capital élevée : « La plus-value extorquée aux ouvriers dans des branches particulières de production doit s’écouler d’une sphère à une autre jusqu’à ce que les taux de profit soient égaux et que tous les capitaux obtiennent un taux de profit moyen [...]. Cependant, une telle supposition est impossible, car la plus-value ne représente pas un prix monétaire original, mais seulement du temps de travail cristallisé. Sous cette forme, elle ne peut s’écouler d’une sphère à l’autre. Et ce qui est encore plus important, ce n’est pas en réalité la plus-value qui s’écoule, ce sont les capitaux eux-mêmes qui s’écoulent d’une sphère de production à une autre jusqu’à ce que les taux de profit soient égalisés. » [2] Il est parfaitement évident, et cela n’a nul besoin d’être prouvé ici, que selon Marx le procès d’égalisation des taux de profit s’accomplit par l’intermédiaire du transfert des capitaux, et non des plus-values, d’une sphère à l’autre (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 175, 196, 210, 250 et passim). Du fait que les prix de production établis dans différentes sphères de production contiennent des taux de profit égaux, le transfert des capitaux entraîne que les profits reçus par les capitaux ne sont pas proportionnels aux quantités de travail vivant, ni au surtravail mis en œuvre par ces capitaux. Mais si le rapport entre les profits de deux capitaux engagés dans des sphères de production différentes ne correspond pas au rapport entre les quantités de travail vivant engagées par ces capitaux, il ne s’ensuit pas qu’une partie du surtravail et de la plus-value soit transférée, » déborde » d’une sphère de production à une autre. Une telle conception, fondée sur une interprétation littérale de quelques affirmations de Marx, se glisse parfois subrepticement dans les œuvres de certains marxistes ; elle naît d’une vision de la valeur comme objet matériel ayant les caractéristiques d’un liquide. Toutefois, si la valeur n’est pas une substance qui s’écoule d’un producteur à l’autre, mais un rapport social entre les hommes, fixé, « exprimé », « représenté » dans les choses, alors la conception du débordement de la valeur d’une sphère de production à une autre ne résulte pas de la théorie de la valeur de Marx ; tout au contraire, elle contredit fondamentalement la théorie marxienne de la valeur comme phénomène social.

Le fait qu’il n’y ait pas, dans la société capitaliste, de lien de dépendance direct entre le profit du capitaliste et la quantité de travail vivant, et donc de surtravail, mis en mouvement par le capital signifie-t-il que nous devrions abandonner complètement la recherche des lois de formation du taux de profit moyen et des causes qui influent sur son niveau ? Pourquoi le taux de profit moyen est-il dans un pays donné de 10 %, et non de 5 % ou de 25 % ? Nous ne demandons pas à l’économie politique de nous donner une formule exacte pour le calcul du taux de profit moyen dans chaque cas. Nous lui demandons de ne pas prendre un taux de profit donné comme point de départ de l’analyse (point de départ qui n’aurait pas à être expliqué), mais au contraire de déterminer les causes fondamentales de la chaîne des événements qui provoquent des variations dans un sens ou dans un autre du taux de profit moyen, c’est-à-dire d’expliquer les changements qui déterminent le niveau du profit. Tel est le but que se fixe Marx dans les célèbres tableaux du chapitre 9 du livre III du Capital. Comme le second et le troisième des tableaux de Marx prennent en compte la consommation partielle de capital fixe, nous prendrons comme base son premier tableau de façon à ne pas compliquer les calculs. Nous compléterons ce tableau comme il convient. Marx prend cinq sphères de production différentes, avec des compositions organiques différentes des capitaux investis dans ces sphères. Le taux de plus-value est partout égal à 100 %.

Capitaux
Valeur-travail
des produits

 

Plus-value
Taux de profit moyen
Prix de production des produits
Ecart du prix de production par rapport à la valeur
(et du profit par rapport à la plus-value)
I.  80 c + 20 v
120
20
22 %
122
+ 2
II.  70 c + 30 v
130
30
22 %
122
- 8
III.  60 c + 40 v
140
40
22 %
122
- 18
IV.  85 c + 15 v
115
15
22 %
122
+ 7
V.  95 c + 5 v
105
5
22 %
122
+ 17
390 c + 110 v
610
110
22 %
122
0
78 c + 22 v
-
22
-
-
-

Le capital social total est de 500 ; il se décompose en 390 c et 100 v. Ce capital est réparti en cinq sphères, à raison de 100 dans chaque. La composition organique du capital montre combien de travail vivant, et par conséquent de surtravail, il y a dans chaque sphère. La valeur-travail totale du produit est de 610 et la plus-value totale de 110. Si les marchandises de chaque sphère étaient vendues à leur valeur ou, ce qui revient au même, si les profits dans chaque sphère correspondaient aux quantités de travail vivant, et donc au surtravail, engagées dans chaque sphère, les taux de profit des sphères particulières de production seraient 20 %, 30 %, 40 %, 15 % et 5 %. Les sphères à basse composition organique du capital obtiendraient un profit plus élevé, et les sphères à haute composition organique un profit plus bas. Mais, nous le savons, il n’est pas possible qu’existent dans la société capitaliste des taux de profit différents, car cela amènerait un transfert des capitaux des sphères à bas taux de profit vers les sphères à taux de profit élevé, jusqu’à ce que le même taux de profit s’établisse partout. Le taux de profit dans le cas donné est de 22 %. Les marchandises produites par des capitaux égaux, d’un montant de 100, sont vendues à des prix de production égaux (122), bien qu’elles soient produites avec des quantités inégales de travail. Chaque capital de 100 reçoit un profit de 22 %, bien que ces capitaux égaux aient mis en mouvement des quantités inégales de surtravail dans les différentes sphères. « Pour 100 par exemple, chaque capital avancé, quelle que soit sa composition, rapporte chaque année, ou dans un tout autre laps de temps, le profit qui, pour cette période, revient à ces 100 considérés comme tantième partie du capital total. En ce qui concerne le profit, les différents capitalistes jouent ici le rôle de simples actionnaires d’une société par actions dans laquelle les parts de profit sont également réparties pour chaque fraction de 10 ; elles ne diffèrent pour les divers capitaux que par l’importance du capital que chacun a mis dans l’entreprise commune, c’est-à-dire par la participation proportionnelle de chacun à cette entreprise, suivant le nombre de ses actions » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 175).

A quel niveau s’établit le taux de profit moyen ? Pourquoi ce taux est-il égal précisément à 22 % ? Imaginons que toutes les sphères de production soient regroupées par ordre décroissant en fonction du montant de travail vivant mis en mouvement par un capital de 100. Les fractions variables des capitaux (en pourcentage) diminuent à partir du haut (ou encore la composition organique augmente en allant du haut vers le bas). Parallèlement à cela, et dans le même rapport, les taux de profit diminuent de haut en bas. Le taux de profit qui échoit à chaque capital dépend (dans cet exemple) de la quantité de travail vivant que le capital met en mouvement, ou de la taille de son capital variable. Mais, comme on le sait, une telle différence dans les taux de profit est impossible. La concurrence entre les capitaux établit un taux de profit moyen pour toutes les sphères de production ; ce taux de profit se situe quelque part vers le milieu des taux de profit rangés en ordre décroissant. Ce taux moyen de profit correspond au capital qui met en mouvement une quantité moyenne de travail vivant, ou encore à une taille moyenne du capital variable. En d’autres termes, « le taux de profit moyen n’est rien d’autre que le profit, calculé en pourcentage, dans cette sphère de composition moyenne, dans laquelle, par conséquent, le profit coïncide avec la plus-value » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 189). Dans le cas considéré, le capital social total de 500 se décompose en 390 c + 110 v, la composition moyenne de chacun de ces 100 est de 78 c + 22 v ; si le taux de plus-value est de 100 %, chaque montant de 100 de ce capital de composition organique moyenne obtient un taux de plus-value de 22 %. La grandeur de cette plus-value détermine le niveau du taux de profit moyen. Par conséquent, ce taux est déterminé par le rapport de la masse totale de plus-value (pl) produite dans la société au capital social total (C), soit p’ = pl/C.

Marx parvient à la même conclusion en procédant de façon différente. Il utilise la méthode de comparaison, comme il le fait souvent pour expliquer les propriétés caractéristiques de l’économie capitaliste. Dans le problème considéré, la question du taux moyen de profit, il compare l’économie capitaliste développée à : 1) une économie marchande simple, et 2) une économie capitaliste embryonnaire ou hypothétique qui diffère du capitalisme développé par l’absence de concurrence entre les capitaux de différentes sphères de production, c’est-à-dire une société dans laquelle chaque capital est immobilisé à l’intérieur de sa sphère de production.

Supposons dans un premier temps une société de petits producteurs marchands qui possèdent des moyens de production d’une valeur de 390 unités-travail ; le travail vivant de ses membres se monte à 220. Les forces productives de la société, qui représentent 610 unités de travail vivant et passé, sont réparties entre cinq sphères de production. La combinaison de travail vivant et de travail passé est différente d’une sphère à l’autre, en fonction des caractéristiques techniques de chaque sphère. Supposons que les combinaisons soient les suivantes (le premier chiffre représente le travail passé, le second le travail vivant) : I, 80 + 40 ; II, 70 + 60 ; III, 60 + 80 ; IV, 85 + 30 ; V, 95 + 10. Supposons que la productivité du travail atteint un niveau de développement tel que le petit producteur reproduit la valeur de ses biens de subsistance avec la moitié de son travail. La valeur totale de la production (610) se scinde en fonds pour la reproduction des moyens de production (390), fonds pour la subsistance des producteurs (110) et plus-value (110). La plus-value reste entre les mains de ces mêmes petits producteurs. Ils peuvent la dépenser pour augmenter leur consommation, pour étendre leur production (ou en partie dans un but et en partie dans l’autre). Cette plus-value de 110 sera répartie proportionnellement entre les différentes sphères de production et les producteurs individuels en fonction du travail dépensé. La répartition entre ces différentes sphères sera : 20, 30, 40, 15 et 5. En fait, ces masses de plus-value sont proportionnelles seulement aux masses de travail vivant, à l’exclusion du travail passé alloué à chaque sphère. Si les masses de plus-value sont rapportées à la quantité totale de travail (vivant et passé) dans chaque sphère, elles conduisent à des taux de profit inégaux [3]. Mais, dans une économie marchande simple, les producteurs ne connaissent pas la catégorie profit. Ils ne considèrent pas les moyens de production comme un capital qui doit rapporter un taux de profit donné, mais comme des conditions pour la mise en action du travail, conditions qui donnent à chaque producteur de marchandises la possibilité de poser son travail comme équivalent à celui des autres producteurs de marchandises, et dans lesquelles des quantités égales de travail vivant rapportent des valeurs égales.

Supposons maintenant que des capitalistes, et non plus des petits producteurs marchands, dominent l’économie. Les autres conditions sont inchangées. La valeur du produit global et la valeur des fonds individuels entre les-quels il se partage restent inchangées. La seule différence, c’est que le fonds pour l’augmentation de la consommation ou l’extension de la production (la plus-value), de 110, ne reste pas entre les mains des producteurs directs, mais dans celles des capitalistes. La même valeur sociale totale est répartie de façon différente entre les différentes classes sociales. Comme la valeur du produit des sphères particulières de production n’a pas changée, la plus-value est répartie dans les mêmes proportions que précédemment entre les sphères particulières et les capitalistes individuels. Les capitalistes de chacune des cinq sphères obtiennent respectivement : 20, 30, 40, 15 et 5. Mais ils rapportent ces masses de plus-value au capital total investi, qui est de 100 dans chaque sphère. Il en résulte que les taux de profit sont différents. Ils ne peuvent être différents qu’en raison de l’absence de concurrence entre les sphères particulières de production.

Passons pour terminer du capitalisme hypothétique au capitalisme réel, où il y a concurrence des capitaux entre les différentes sphères de production. Ici, on ne peut avoir des taux de profit différents parce que cela provoquerait un mouvement de capitaux d’une sphère à l’autre jusqu’à ce que toutes les sphères aient le même taux de profit. En d’autres termes, la répartition de la masse précédente de plus-value entre les différentes sphères et entre les capitalistes individuels va maintenant être différente ; elle sera proportionnelle aux capitaux investis dans les sphères. La répartition de la plus-value est modifiée, mais la valeur totale du fonds d’augmentation de la consommation et d’élargissement de la reproduction reste la même. La masse précédente de plus-value est maintenant répartie entre les capitalistes individuels en fonction de la taille de leurs capitaux. On obtient ainsi le taux de profit moyen. Celui-ci est déterminé par le rapport de la plus-value totale au capital social total.

La comparaison d’une économie marchande simple, d’une économie capitaliste hypothétique et d’une économie capitaliste réelle n’est pas développée par Marx sous la forme que nous avons présentée. Marx parle de production marchande simple dans le chapitre 10 du livre III. Il prend une société capitaliste hypothétique comme base de son analyse dans le chapitre 8 et dans les tableaux du chapitre 9, où il suppose l’absence de concurrence entre les sphères particulières et des taux de profit différents. La comparaison que nous avons faite entre les trois types différents d’économie suscite certains doutes. Une économie marchande simple suppose la domination du travail vivant sur le travail passé, et un rapport approximativement homogène entre travail vivant et travail passé dans les différentes branches de production. Pourtant, dans nos schémas, ce rapport est supposé être différent pour chaque sphère. Cette objection n’a pas grande signification, parce que des rapports différents entre travail vivant et travail passé (même s’ils ne sont pas caractéristiques d’une économie marchande simple) ne sont pas en contra-diction, d’un point de vue logique, avec ce type d’économie et peuvent être utilisés à titre d’hypothèse dans un raisonnement théorique. Des doutes plus sérieux s’élèvent à propos du schéma de l’économie capitaliste embryonnaire ou hypothétique. Si l’absence de concurrence entre les capitalistes des différentes sphères de cette économie explique pourquoi les marchandises ne sont pas vendues à leur prix de production, cette même condition empêche d’expliquer la vente des marchandises à leur valeur-travail. Dans l’économie marchande simple, la vente des biens à leur valeur-travail ne peut avoir lieu qu’à la condition que le travail puisse être transféré d’une sphère à l’autre, c’est-à-dire qu’il y ait concurrence entre les sphères de production. Marx note quelque part que la vente des biens à leur valeur-travail suppose comme condition nécessaire qu’aucun monopole naturel ou artificiel ne permette à l’une des parties contractantes de vendre au-dessus de la valeur, ou ne la contraigne à vendre au-dessous de la valeur (cf. Le Capital, L. III, t. 6, p. 194). Mais s’il n’y a pas de concurrence entre les capitaux, si chaque capital est immobilisé dans sa sphère, il en résulte une situation de monopole. La vente à des prix supérieurs à la valeur ne provoque pas un afflux de capitaux en provenance des autres sphères. La vente à des prix inférieurs à la valeur ne cause pas une sortie de capitaux de la sphère en question en direction des autres sphères. Il n’y a aucune régularité dans l’établissement des proportions d’échange entre marchandises en fonction de leurs valeurs-travail. Sur quelle base, le schéma de l’économie capitaliste embryonnaire suppose-t-il la vente des marchandises à leur valeur, alors qu’il n’y a pas de concurrence entre les capitalistes des différentes sphères ?

On ne peut répondre à cette question que si on explique le schéma comme nous l’avons fait ci-dessus. Le schéma 2 n’est pas une image d’un capitalisme embryonnaire qui aurait existé dans l’histoire, mais un schéma théorique hypothétique qui découle du schéma 1 (économie marchande simple) au moyen d’une procédure méthodologique qui consiste à changer seulement l’une des conditions du schéma, toutes les autres conditions restant inchangées. Dans le schéma 2, une seule condition est modifiée par rapport au schéma 1. On suppose que l’économie n’est plus gérée par des petits producteurs marchands, mais par des capitalistes. Les autres conditions sont supposées être restées les mêmes qu’auparavant : la masse de travail vivant et de travail passé dans chaque sphère, la valeur du produit total et la masse de plus-value, et donc le prix des produits ; le prix de vente des marchandises, dans sa liaison avec leurs valeurs, est maintenu au même niveau que précédemment. La vente des marchandises à leur valeur est une condition théorique qui est transférée du schéma 1 au schéma 2 et elle n’est possible que si une condition théorique supplémentaire est remplie, à savoir l’absence de concurrence entre capitalistes des différentes sphères. Par conséquent, comme nous changeons cette dernière condition lorsque nous passons du schéma 2 au schéma 3 (capitalisme développé), c’est-à-dire comme nous introduisons l’hypothèse de concurrence des capitaux, la vente des biens à leur valeur fait place à la vente des biens à leur prix de production, par laquelle des capitalistes réalisent un taux de profit moyen. Mais en accomplissant cette transition du schéma 2 au schéma 3 par la même procédure méthodologique, c’est-à-dire en changeant une seule condition, nous laissons sans changement les autres conditions, en particulier la masse de plus-value précédente. Nous arrivons ainsi à la conclusion que la formation d’un taux général moyen de profit reflète une redistribution d’une masse totale de plus-value identique à celle des schémas précédents entre capitalistes. La part de cette plus-value dans le capital social total détermine le niveau du taux de profit moyen. Répétons que cette « redistribution » de la plus-value ne doit pas, à notre avis, être comprise comme un procès historique qui aurait réellement eu lieu et qui aurait été précédé par une économie capitaliste embryonnaire caractérisée par des taux de profit différents dans différentes sphères de production [4]. C’est un schéma théorique de répartition du profit dans l’économie capitaliste. Ce schéma découle du premier schéma (production marchande simple) par l’intermédiaire d’une double modification des hypothèses. En passant du schéma 1 au schéma 2, nous avons supposé que la classe sociale qui s’approprie la plus-value changeait. En passant du schéma 2 au schéma 3, nous avons supposé que, dans le contexte de la même classe de capitalistes, une redistribution du capital avait lieu entre les différentes sphères. Ces deux transitions représentent par essence deux maillons logiques d’un seul raisonnement. Elles sont séparées dans un souci de clarté, bien qu’elles n’existent pas séparément. Selon nous, il est erroné de transformer le maillon logique intermédiaire, le schéma 2, en une description d’une économie qui aurait existé historiquement comme transition de la production marchande simple à la production capitaliste développée.

Le taux de profit moyen est donc quantitativement déterminé par le rapport entre la masse totale de plus-value et le capital social total. Dans le système de Marx, la grandeur du taux de profit moyen découle de la masse totale de plus-value et non des différents taux de profit, comme il pourrait le sembler dans une première lecture du texte de Marx. Le fait de déduire le taux de profit moyen de l’existence de taux de profit différents amène des objections fondées sur le fait que l’existence de taux de profit différents dans des sphères différentes n’est pas prouvée d’un point de vue logique ou historique. Selon cette thèse, l’existence de taux de profit différents est le résultat de la vente de produits de différentes sphères à leur valeur. Mais, comme nous l’avons vu ci-dessus, des taux de profit différents dans des sphères de production différentes jouent seulement le rôle de schéma théorique dans l’œuvre de Marx, pour expliquer au moyen d’une comparaison la formation et la grandeur d’un taux de profit moyen. Marx lui-même souligne que « le taux général du profit est donc déterminé par deux facteurs :

Si la lecture du chapitre 8 du livre III du Capital donne l’impression que la diversité des taux de profit, qui découle de la vente des marchandises à leur valeur, joue le rôle d’un maillon indispensable de la construction de Marx, cela s’explique par les caractéristiques suivantes de sa méthode d’exposition. Quand Marx traite des articulations décisives de son système, quand il doit passer des définitions générales à des explications plus détaillées, de concepts généraux aux modifications de ces concepts, d’une « détermination formelle » à une autre, il a recours à la méthode d’exposition suivante. Grâce à une énorme puissance de réflexion, il tire toutes les conclusions logiques de la première définition qu’il a donnée, développant audacieusement toutes les conséquences qui découlent du concept et les conduisant à leur conclusion logique. Il montre au lecteur toutes les contradictions inhérentes à ces conséquences, c’est-à-dire leur écart avec la réalité. Quand l’attention du lecteur est tendue jusqu’à ses limites, quand il semble à ce lecteur que la définition de départ doit être complètement rejetée du fait de son caractère contradictoire, Marx vient à son aide et suggère une issue à ce problème, issue qui ne consiste pas à rejeter la première définition, mais plutôt à la modifier, à la développer et à la compléter. Ainsi les contradictions disparaissent. C’est la méthode qu’emploie Marx dans le chapitre 4 du livre I du Capital [6], quand il examine la transition de la valeur des marchandises à la valeur de la force de travail. Il en arrive à conclure qu’il est impossible que la plus-value se forme sur la base de l’échange de marchandises à leur valeur, conclusion qui contredit ouvertement la réalité. Dans la suite de l’analyse, cette conclusion est démentie par la théorie de la valeur de la force de travail. Telle est précisément la façon dont le chapitre 8 du livre III du Capital est construit. Sur la base de la vente des marchandises à leur valeur, Marx conclut qu’il existe différents taux de profit dans différentes sphères. Il tire de cette conclusion toutes les conséquences qu’elle renferme et établit, à la fin du chapitre 8, que cette conclusion contredit la réalité et que cette contradiction doit être résolue. Dans le livre I du Capital, Marx n’affirme nulle part que l’existence de la plus-value est impossible ; de même, il ne dit pas dans le livre III que des taux de profit différents sont possibles. L’impossibilité de la plus-value dans le chapitre 4 (cf. note 12) du livre I et la possibilité de taux de profit différents dans le chapitre 8 du livre III ne sont pas des étapes, nécessaires d’un point de vue logique, des constructions de Marx, mais des preuves a contrario. Le fait que ces conclusions mènent à une absurdité logique montre que l’analyse n’est pas encore terminée et doit être poursuivie. Marx ne détermine pas l’existence de taux de profit différents, mais montre au contraire le caractère erroné de toute théorie fondée sur une telle prémisse.

Nous sommes arrivés à la conclusion que le taux de profit moyen est déterminé par le rapport de la plus-value totale au capital social total. Il s’ensuit que des changements du taux de profit moyen peuvent intervenir à la suite de changements du taux de plus-value, ou de changements du rapport entre la plus-value totale et le capital social total. Dans le premier cas, la modification « peut [...] provenir d’une hausse ou d’une baisse de la valeur de la force de travail ; ni l’une ni l’autre ne peuvent intervenir sans un changement dans la productivité du travail produisant des moyens de subsistance, partant sans modification dans la valeur des marchandises qui entrent dans la consommation de l’ouvrier » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 219). Prenons maintenant le second cas, dans lequel les modifications ont pour origine le capital, en l’occurrence une augmentation ou une diminution de sa fraction cons-tante. La modification du rapport entre capital constant et travail reflète une modification de la productivité du travail. « Il y a donc eu modification dans la productivité du travail, il doit donc y avoir eu aussi modification dans la valeur de certaines marchandises » (ibid.). Des changements du taux moyen de profit, qu’ils aient pour origine le taux de plus-value ou le capital, sont dans les deux cas provoqués en dernière analyse par des modifications de la productivité du travail et, par conséquent, par des changements dans la valeur de certains biens.

Des changements des coûts de production et du taux de profit moyen découlent par conséquent de changements de la productivité du travail. Et comme le prix de production se décompose en coûts de production plus profit moyen, des modifications dans les prix de production sont en dernière analyse provoquées par des changements de la productivité du travail et de la valeur de certains biens. Si la modification des prix de production vient d’un changement des coûts de production, cela signifie que la productivité du travail dans la sphère de production considérée et la valeur des biens de cette sphère ont changé. « Si le prix de production d’une marchandise varie à la suite d’un changement dans le taux général de profit et bien que sa propre valeur ait pu rester constante, il faut cependant qu’une modification de valeur se soit produite dans d’autres marchandises » (ibid.), c’est-à-dire une modification de la productivité du travail dans d’autres sphères. Dans chaque cas, le prix de production change en relation avec des changements de la productivité du travail et des changements correspondants de la valeur. Productivité du travail - travail abstrait [7] - valeur - coût de production plus profit moyen - prix de production : tel est le schéma des relations causales entre le prix de production d’une part, la productivité du travail et la valeur d’autre part.


Notes

[1] Nous considérons comme données la durée de la journée de travail et l’intensité du travail.

[2] Badge, Der Kapitalprofit, 1920, p. 48. E. Heimann construit sa critique sur la même base; cf. « Methodologisches zu den Problemen des Wertes », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1913, vol. XXXVII, cahier 3, p.777.

[3] Il est bien entendu que les catégories de plus-value et de profit sont inconnues dans l’économie marchande simple. Nous considérons ici cette fraction de la valeur des marchandises produites par des petits producteurs marchands qui aurait la forme de plus-value ou de profit dans les conditions de l’économie capitaliste.

[4] Bien entendu, nous ne nions pas que, dans l’économie capitaliste réelle, on puisse observer constamment des taux de profit différents dans des sphères différentes. Ces différences provoquent une tendance au transfert de capitaux qui, à son tour, supprime l’inégalité des taux de profit. Nous ne nions pas davantage que, dans la période du capitalisme non développé, les inégalités entre taux de profit étaient très importantes. Mais nous rejetons la théorie qui explique ces inégalités des taux de profit par le fait que les marchandises étaient vendues à leur valeur d’une part, et que la concurrence entre les diverses sphères était inexistante d’autre part. Si nous supposions que la concurrence entre les diverses sphères était inexistante, il deviendrait alors impossible d’expliquer pourquoi les marchandises étaient vendues à leur valeur.

[5] Si la totalité du capital social est de 1 000 et la masse totale de plus-value de 100, le taux de profit général moyen sera alors de 10 %, quelle que soit la répartition de la totalité du travail vivant de la société entre les sphères particulières, et quels que soient les taux de profit qui se formeraient dans les sphères particulières. Inversement, si la masse totale de plus-value passe à 150 et si le capital total reste le même (1 000), le taux de profit moyen général passera de 10 % à 15 %, même si les taux de profit restent inchangés dans les sphères particulières de production (ce qui est possible si le capital est réparti de façon différente entre les différentes branches).

[6] NdT. : Roubine parle du chapitre 4 du livre I; il s’agit du chapitre 4 de l’édition allemande : « La transformation de l’argent en capital », qui se subdivise en trois sous-chapitres correspondant aux chapitres 4, 5 et 6 de la traduction française de Roy. Ce chapitre 4 est donc l’équivalent de notre 2e section.

[7] NdT. : Le texte anglais de référence donne ici « valeur abstraite » ; nous rétablissons d’après le contexte.


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