1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

18. Valeur et prix de production

IV. Valeur-travail et prix de production


Pour terminer, nous pouvons maintenant considérer la chaîne des maillons logiques qui complètent la théorie marxienne du prix de production. Cette chaîne se compose des maillons fondamentaux suivants : productivité du travail - travail abstrait valeur - prix de production - répartition des capitaux - répartition du travail. Si nous comparons ce schéma à six éléments au schéma à quatre éléments de la production marchande simple : productivité du travail - travail abstrait valeur - répartition du travail, nous voyons que les maillons de la production marchande simple sont devenus des composantes du schéma de l’économie capitaliste. Par conséquent, la théorie de la valeur-travail est la base nécessaire de la théorie des prix de production, et cette théorie est elle-même un développement nécessaire de la théorie de la valeur-travail.

La publication du livre III du Capital a donné naissance à une énorme littérature sur les prétendues contradictions qui existeraient entre le livre I et le livre III du Capital. D’après ces critiques, Marx aurait totalement répudié dans le livre III sa théorie de la valeur-travail, et certains ont même affirmé que jamais, lors de la rédaction du livre I, il n’aurait soupçonné les difficultés et les contradictions dans lesquelles allait l’entraîner la théorie de la valeur-travail, quand il lui faudrait expliquer le taux de profit. Dans son avant-propos au livre III du Capital, Kautsky nous apprend que, lorsque le premier livre du Capital fut publié, la théorie des prix de production exposée dans le livre III avait déjà été élaborée dans ses moindres détails. Déjà, dans le livre I, Marx souligne fréquemment que dans la société capitaliste les prix de marché moyens s’écartent des valeurs. Le contenu du tome 3 des Theorien über den Mehrwert nous apporte également un autre élément important. Toute l’économie politique postricardienne tourne autour de la question du rapport entre valeur-travail et prix de production. La réponse à cette question fut une tâche historique pour la pensée économique. Dans l’esprit de Marx, le mérite particulier de sa théorie de la valeur était d’avoir apporté une solution à ce problème.

Les critiques qui ont vu des contradictions entre le livre I et le livre III du Capital sont partis d’une conception étroite de la théorie de la valeur, n’y voyant qu’une formule exprimant les proportions quantitatives d’échange entre marchandises. Selon ce point de vue, la théorie de la valeur-travail et la théorie des prix de production ne représentent pas deux étapes ou degrés logiques d’abstraction du même phénomène économique, mais plutôt deux théories ou deux affirmations différentes qui se contredisent mutuellement. D’après la première théorie, les marchandises s’échangent en proportion des dépenses de travail nécessaires à leur production. D’après la seconde théorie, ces marchandises ne s’échangent pas proportionnellement à ces dépenses. Quelle étrange méthode d’abstraction, disent les critiques de Marx ; d’abord, il affirme une chose, puis une autre qui contredit la première. Mais ces critiques n’ont pas compris que la formule quantitative de l’échange des marchandises n’est que l’ultime conclusion d’une théorie extrêmement complexe qui traite de la forme sociale des phénomènes qui ont trait à la valeur, reflet d’un type déterminé de rapports sociaux entre les hommes, tout autant que du contenu de ces phénomènes, à savoir leur rôle de régulateur de la répartition du travail social.

L’anarchie de la production sociale, l’absence de rapports sociaux directs entre producteurs, l’influence mutuelle qu’ils exercent sur leurs activités de travail par l’intermédiaire de choses qui sont les produits de leur travail, la connexion entre le mouvement des rapports de production entre les hommes et le mouvement des choses dans le procès de la production matérielle, la « réification » des rapports de production, la transformation de leurs propriétés en propriétés des « choses » - tous ces phénomènes du fétichisme de la marchandise sont présents au même titre dans toute économie marchande, qu’elle soit simple ou capitaliste. Ils caractérisent de la même façon la valeur-travail et les prix de production. Mais toute économie marchande est fondée sur la division du travail, c’est-à-dire qu’elle représente un système de travail réparti. Comment s’accomplit cette division du travail social entre diverses sphères de production ? Elle est réglée par le mécanisme des prix de marché, qui provoque des afflux et des reflux de travail. Les fluctuations des prix de marché font preuve d’une certaine régularité, oscillant autour d’un certain niveau moyen, autour d’un « stabilisateur » de prix, comme Oppenheimer l’a nommé à juste titre [1]. Ce stabilisateur de prix change à son tour en relation avec l’accroissement de la productivité du travail et sert de régulateur de la répartition du travail. L’augmentation de la productivité du travail influence la répartition du travail social par l’intermédiaire du mécanisme des prix de marché dont le mouvement est soumis à la loi de la valeur. C’est le mécanisme abstrait le plus simple de répartition du travail dans l’économie marchande. Ce mécanisme existe dans toute économie marchande, y compris l’économie capitaliste. Il n’existe pas d’autre mécanisme que la fluctuation des prix de marché pour répartir le travail dans l’économie capitaliste. Mais du fait que l’économie capitaliste est un système complexe de rapports sociaux de production, dans lequel les rapports entre les hommes ne se limitent pas à des rapports entre possesseurs de marchandises, mais prennent encore la forme de rapports entre capitalistes et travailleurs salariés, le mécanisme qui répartit le travail fonctionne de façon plus complexe. Comme les petits producteurs marchands dépensent leur propre travail dans la production, l’accroissement de la productivité du travail, exprimé dans la valeur des produits, provoque des afflux et des reflux de travail, c’est-à-dire qu’il influence la répartition du travail social. En d’autres termes, l’économie marchande simple se caractérise par une relation causale directe entre la productivité du travail, telle qu’elle s’exprime dans la valeur des produits, et la répartition du travail [2]. Dans l’économie capitaliste, cette relation causale ne peut être directe, du fait que la répartition du travail s’accomplit par l’intermédiaire de la répartition des capitaux. L’augmentation de la productivité du travail, telle qu’elle s’exprime dans la valeur des produits, ne peut influencer la répartition du travail autrement que par l’influence qu’elle exerce sur la répartition des capitaux. A son tour, cette influence sur la répartition des capitaux n’est possible que si des changements de la productivité du travail et de la valeur amènent des changements des coûts de production ou du taux de profit moyen, c’est-à-dire s’ils influencent les prix de production.

Le schéma productivité du travail - travail abstrait – valeur - répartition du travail représente donc, pour ainsi dire, un modèle théorique de relations causales directes entre l’augmentation de la productivité du travail, exprimée dans la valeur, et la répartition du travail social. Le schéma productivité du travail - travail abstrait – valeur - prix de production - répartition des capitaux - répartition du travail représente un modèle théorique du même enchaînement causal, dans lequel toutefois la productivité du travail n’affecte pas la répartition du travail directement, mais par l’intermédiaire d’un « maillon intermédiaire » (expression que Marx utilise fréquemment dans ce contexte) : le prix de production et la répartition des capitaux. Dans les deux schémas, le premier et le dernier terme sont les mêmes. Le mécanisme des relations causales qui les unissent est aussi le même. Mais, dans le premier schéma, nous supposons que le lien causal est plus immédiat et plus direct. Dans le second cas, nous introduisons des éléments qui compliquent la situation, c’est-à-dire des maillons intermédiaires. Tel est le cheminement habituel de l’analyse abstraite, cheminement que Marx emprunte dans toutes ses constructions. Le premier schéma représente un modèle plus abstrait, plus simplifié des événements, mais un modèle qui est indispensable à la compréhension des formes plus complexes que prennent les événements qui se déroulent dans la société capitaliste. Si nous limitons le champ de l’analyse aux maillons intermédiaires qui sont visibles à la surface des phénomènes de l’économie capitaliste, c’est-à-dire au prix de production et à la répartition des capitaux, notre analyse restera incomplète dans les deux directions, vers le début et vers la fin. Il nous faudra alors prendre le prix de production (c’est-à-dire les coûts de production augmentés du profit moyen) comme point de départ. Mais si le prix de production est exprimé en termes de coûts de production, nous rapportons simplement la valeur du produit à celle de ses composantes, c’est-à-dire que nous restons enfermés dans un cercle vicieux. Le profit moyen reste inexpliqué, de même que son volume et ses modifications. Le prix de production ne peut donc être expliqué que par des changements dans la productivité du travail ou dans la valeur-travail des produits. D’une part, nous nous trompons si nous considérons la répartition des capitaux comme le point final de notre analyse ; il nous faut encore passer à la répartition du travail. La théorie des prix de production doit donc absolument être fondée sur la théorie de la valeur-travail. D’autre part, la théorie de la valeur-travail doit être développée et complétée par la théorie des prix de production. Marx rejetait toute tentative de construire la théorie de l’économie capitaliste directement à partir de la théorie de la valeur-travail, en évitant les maillons intermédiaires, le profit moyen et le prix de production. Ces tentatives visaient selon lui à « faire coïncider par la force et directement les rapports concrets avec le rapport simple de valeur » (Theorien, t. 3, p. 121), à « présenter comme existant ce qui n’existe pas » (ibid., p. 83).

La théorie de la valeur-travail et la théorie des prix de production ne sont donc pas les théories de deux types différents d’économie, mais des théories d’une seule et même économie capitaliste prise à deux niveaux d’abstraction. La théorie de la valeur-travail est une théorie de l’économie marchande simple non pas en ce sens qu’elle expliquerait le type d’économie qui a précédé l’économie capitaliste, mais en ce sens qu’elle ne décrit qu’un seul aspect de l’économie capitaliste, c’est-à-dire les rapports de production entre producteurs de marchandises, rapports qui sont caractéristiques de toute économie marchande.


Notes

[1] Franz Oppenheimer, Wert und Kapitalprofit, Iéna, 1922, p. 23.

[2] Plus précisément, cette relation causale n’est pas directe, car la productivité du travail influence la répartition du travail par l’intermédiaire des modifications de la valeur. C’est pourquoi nous parlons ici de « productivité du travail telle qu’elle s’exprime dans la valeur des produits ».


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