1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

18. Valeur et prix de production

V. Fondements historiques de la théorie de la valeur-travail


Après la publication du livre III du Capital, des adversaires de la théorie de la valeur de Marx, et dans une certaine mesure ses partisans, ont donné corps à l’idée que les conclusions du livre III démontraient que la loi de la valeur était inapplicable à l’économie capitaliste. C’est pour cette raison que certains marxistes ont eu la tentation de construire de prétendus fondements « historiques » de la théorie de la valeur-travail. Ils ont ainsi soutenu que, même si la loi de la valeur, telle que Marx l’expose dans le livre I du Capital, n’est pas applicable à l’économie capitaliste, elle est néanmoins parfaitement valable pour la période historique qui précède l’émergence du capitalisme, période dans laquelle domine une économie de petits artisans et de petits paysans. On peut trouver dans le livre III du Capital certains passages pouvant justifier ce type d’interprétation. C’est ainsi que Marx écrit qu’ « il est tout à fait conforme à la réalité de considérer que la valeur des marchandises précède, du point de vue non seulement théorique mais aussi historique, leur prix de production » (Le Capital, L. III, t. 6, p. 193 ; souligné par Roubine). Ces commentaires cursifs de Marx ont été développés en détail par Engels dans son article publié en 1895 dans Die Neue Zeit [1]. Dans cet article, Engels donne une base à l’idée que la loi de la valeur de Marx fut en vigueur pendant toute une période historique qui a duré de cinq à sept mille ans, période qui aurait commencé avec l’apparition de l’échange et se serait terminée au XVe siècle avec l’émergence du capitalisme. L’article d’Engels trouva d’ardents défenseurs, mais aussi des adversaires tout aussi ardents, jusque chez les marxistes. Les adversaires soulignaient qu’avant l’apparition du capitalisme l’échange n’investissait pas l’économie sociale tout entière, qu’il ne s’étendit tout d’abord qu’aux surplus qui subsistaient après satisfaction des besoins des unités économiques naturelles et autosuffisantes, que le mécanisme de l’égalisation générale sur le marché de différentes dépenses individuelles de travail effectuées dans des unités économiques séparées n’existait pas et, par conséquent, qu’il n’est pas approprié de parler de travail abstrait et de travail socialement nécessaire, concepts qui sont au cœur de la théorie de la valeur-travail. Nous ne nous intéresserons pas ici à la controverse historique sur la question de savoir si les marchandises étaient ou non échangées en proportion du travail dépensé à leur production avant l’apparition du capitalisme. Pour des raisons méthodologiques, nous sommes opposés au rapprochement de cette question et de la question de la signification théorique de la loi de la valeur-travail pour l’explication de l’économie capitaliste.

Revenons-en pour commencer à l’œuvre de Marx. Certains passages du livre III du Capital peuvent être utilisés par les partisans d’une explication historique de la valeur-travail. Cependant, maintenant que d’autres œuvres de Marx sont disponibles, nous savons avec certitude que Marx lui-même était fortement opposé à cette idée que la loi de la valeur était en vigueur dans la période qui a précédé le développement du capitalisme. Marx a critiqué l’opinion de l’économiste anglais Torrens, qui était partisan d’une thèse que l’on retrouve jusque dans l’œuvre d’Adam Smith. Torrens prétendait que le plein développement d’une économie marchande, et par conséquent le plein développement des lois qui existent dans cette économie, n’est possible que dans le capitalisme et non auparavant. « Ainsi la loi de la valeur est censée exister dans une production qui ne fabrique pas de marchandises (ou n’en fabrique que dans une mesure limitée), et elle est censée ne pas exister dans une production fondée sur l’existence du produit sous la forme de marchandise. La loi elle-même, de même que la marchandise comme forme générale du produit, est abstraite de la production capitaliste, et c’est précisément pour cette production capitaliste qu’elle est censée ne pas valoir » (Theorien, t. 3, p. 69) « c’est-à-dire que la loi de la valeur, qui est abstraite de la production capitaliste, contredit les apparences de cette production » (ibid., p. 68). Ces remarques ironiques de Marx montrent clairement ce qu’il pense de l’interprétation qui fait de la théorie de la valeur une loi qui fonctionne dans l’économie précapitaliste, mais non dans l’économie capitaliste. Comment alors concilier ces affirmations avec les quelques observations du livre III du Capital ? L’apparente divergence entre les deux disparaît si nous faisons retour à l’ « Introduction à la critique de l’économie politique », qui nous donne de précieuses indications sur la méthode d’analyse abstraite de Marx. Celui-ci souligne que la méthode qui va des concepts abstraits aux concepts concrets n’est qu’une façon pour la pensée de s’approprier le concret, mais que ce n’est pas de cette façon-là que les phénomènes concrets adviennent dans la réalité (« Introduction… », Contribution, p. 165). Cela signifie que le passage de la valeur-travail, ou de l’économie marchande simple, au prix de production, ou à l’économie capitaliste, est une méthode pour s’approprier le concret, l’économie capitaliste. C’est une abstraction théorique, et non une image de la transition historique de l’économie marchande simple à l’économie capitaliste. Cela confirme l’opinion, formulée ci-dessus, que les tableaux du chapitre 9 du livre III du Capital, qui illustrent la formation d’un taux de profit général moyen à partir de taux de profit différents, décrivent le schéma théorique d’un phénomène et non le développement historique de ce phénomène. « La catégorie économique la plus simple, mettons la valeur d’échange [...], ne peut jamais exister autrement que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné » (ibid.), en l’occurrence l’économie capitaliste.

Après avoir expliqué le caractère théorique des catégories abstraites, Marx se demande: « Ces catégories simples n’ont-elles pas aussi une existence indépendante, de caractère historique ou naturel, antérieure à celle des catégories plus concrètes ? » (ibid., p. 166). Il répond que de tels cas sont possibles. Une catégorie simple (par exemple la valeur) peut exister historiquement avant la catégorie concrète (par exemple le prix de production). Mais, dans ce cas, la catégorie simple conserve un caractère embryonnaire, rudimentaire, qui reflète des rapports de « concret non développé ». Ainsi, bien qu’historiquement la catégorie la plus simple puisse avoir existé avant la plus concrète, elle peut appartenir dans « son complet développement - en compréhension et en extension [2] - précisément à une forme de société complexe » (ibid., p. 167). Si nous appliquons cette conclusion à la question qui nous intéresse, nous pouvons dire: la valeur-travail (ou la marchandise) est un préalable historique par rapport au prix de production (ou au capital). Elle existait sous forme rudimentaire avant le capitalisme, et c’est seulement le développement de l’économie marchande qui a préparé la base de l’économie capitaliste. Mais la valeur-travail sous forme développée existe seulement dans le capitalisme. La théorie de la valeur-travail, qui développe dans un système logique complet les catégories de valeur, travail abstrait, travail socialement nécessaire, etc., exprime « la relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné », c’est-à-dire exprime l’abstraction de l’économie capitaliste.

La question historique de savoir si les marchandises étaient échangées proportionnellement aux dépenses de travail avant l’apparition du capitalisme doit être distinguée de la question de la signification théorique de la théorie de la valeur-travail. Si l’on répondait par l’affirmative à la première question, et si l’analyse de l’économie capitaliste n’avait nul besoin de la théorie de la valeur-travail, nous pourrions considérer cette théorie comme une introduction historique à l’économie politique, mais en aucun cas comme la base théorique fondamentale sur laquelle est construite l’économie politique de Marx. Au contraire, si l’on répond par la négative à la question historique, mais si l’on prouve que la théorie de la valeur-travail est indispensable à la compréhension théorique des phénomènes complexes de l’économie capitaliste, cette théorie restera le point de départ de la théorie économique, comme elle l’est maintenant. En bref, de quelque façon que l’on résolve la question historique de l’influence de la loi de la valeur dans la période qui a précédé le capitalisme, cette solution ne décharge pas le moins du monde les marxistes de la responsabilité de relever le défi de leurs adversaires à propos de la signification théorique de la loi de la valeur pour la compréhension de l’économie capitaliste. La confusion des deux interprétations (théorique et historique) de la théorie de la valeur n’est pas seulement sans objet, comme nous l’avons montré, elle est en outre nuisible. Cette interprétation met au premier plan les proportions d’échange et ignore la forme sociale et la fonction sociale de la valeur comme régulateur de la répartition du travail, fonction que la valeur ne remplit à grande échelle que dans une économie marchande développée, c’est-à-dire une économie capitaliste. Si le chercheur découvre que des tribus primitives qui vivent dans des conditions naturelles et n’ont que rarement recours à l’échange sont guidées par les dépenses de travail quand elles établissent les proportions d’échange, il sera enclin à voir ici la catégorie de valeur. La valeur se transforme alors en une catégorie suprahistorique, en dépenses de travail indépendantes de la forme sociale de l’organisation du travail [3]. L’interprétation historique de la question nous conduit ainsi à négliger le caractère historique de la catégorie de valeur. D’autres auteurs, prétendant que « l’apparition de la valeur d’échange doit être recherchée dans une économie naturelle qui se transforme en une économie monétaire », déterminent finalement la valeur non en fonction du travail que le producteur dépense dans la production, mais en fonction du travail que le producteur devrait dépenser en l’absence d’échange et de la nécessité dans laquelle il se trouve de fabriquer le produit par son travail propre [4].

La théorie de la valeur-travail et la théorie des prix de production diffèrent l’une de l’autre non comme des théories différentes s’appliquant à des périodes historiques différentes, mais comme une théorie abstraite et un fait concret, comme deux degrés d’abstraction de la même théorie de l’économie capitaliste. La théorie de la valeur-travail suppose seulement des rapports de production entre des producteurs de marchandises. La théorie des prix de production suppose, en outre, des rapports de production entre capitalistes et ouvriers d’une part, entre divers groupes de capitalistes industriels d’autre part.

 


Notes

[1] Traduit en russe dans Novoe Slovo, septembre 1897. (NdT. : Cf . « Supplément au livre III du Capital : loi de la valeur et taux de profit », Le Capital, L. III, t. 6, p. 26 et s. L’argument « historique » de Engels se trouve à la page 35.)

[2] NdT. : On trouve dans le texte allemand « son complet développement intensif et extensif » (cf. Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, Europäische Verlagsanstalt-Europa Verlag, p. 24). La suite du texte cité par Roubine est légèrement différente du texte que nous citons : « Elle ne peut atteindre son complet développement interne et externe que dans des formes complexes d’économie » (nous soulignons) ; cette divergence est due à une erreur de lecture de Kautsky, auteur de l’édition citée par Roubine (cf. Contribution, p. 167, note 1).

[3] Cf. A. Bogdanov et I. Stépanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, livre 4, p. 21-22.

[4] Cf. P. Maslov, Teorija razvitija narodnogo khozjaistva, 1910, p. 180-183.


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