1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LES SICAIRES DE SA MAJESTÉ


Au moment de la liquidation de la grève d'octobre par le soviet, la Russie vivait de sombres journées : les pleurs des innocents massacrés, les malédictions et la colère des mères, les râles des vieillards et les cris de désespoir montaient vers les cieux de tous les points du pays. Une multitude de villes et de localités s'étaient transformées en un enfer. La fumée des incendies voilait les rayons du soleil, les flammes dévoraient des rues entières, maisons et habitants. L'ancien régime se vengeait des humiliations qu'il avait subies.

Il recruta ses phalanges en tous lieux, dans tous les recoins, dans tous les taudis, dans toutes les tanières. On reconnaissait dans cette armée le petit boutiquier et le va‑nu‑pieds, le cabaretier et son habitué, le garçon de cour et le mouchard, le voleur professionnel et le dilettante du pillage, le petit artisan et le portier de la maison de tolérance, l'obscur moujik affamé et le nouveau venu des campagnes qu'assourdit le vacarme de l'usine. Les privilégiés rapaces et la haute anarchie enrôlaient leurs troupes parmi les pauvres aigris, dans les bas‑fonds de la misère et de la prostitution.

Les malandrins s'étaient entraînés aux démonstrations de masses dans les cortèges “patriotiques” qu'ils formèrent au début de la guerre russo‑japonaise. C'est alors que l'on vit apparaître les accessoires indispensables à ce genre de manifestations : le portrait de l'empereur, une bouteille de vodka et le drapeau tricolore. Dès lors, l'organisation régulière des bas‑fonds connut un développement prodigieux : si la masse des fauteurs de pogroms – pour autant que l'on peut ici parler de “masse” – se recrute à peu près au hasard, le noyau de cette armée est toujours discipliné et organisé sur le pied militaire. Il reçoit d'en haut et transmet en bas le mot d'ordre, il fixe l'heure de la manifestation et la mesure des atrocités à commettre. “On peut organiser un pogrom à vos souhaits, déclarait un certain Kommissarov, fonctionnaire du département de la police, nous aurons dix hommes si vous voulez et dix mille si cela vous arrange. [1]

Lorsqu'un pogrom doit avoir lieu, tout le monde le sait d'avance : des appels sont distribués, des articles odieux paraissent dans l'organe officiel Goubernskia Viédomosù (“ L'Information provinciale”), parfois même on publie une gazette spéciale. Le gradonatchalnik d'Odessa signe et lance une proclamation pour appeler la bande noire au massacre. Lorsque le terrain a été préparé, on voit venir les spécialistes de ce genre d'affaires, comme des acteurs en tournée. Ils répandent des rumeurs sinistres parmi les masses ignorantes : les juifs se disposent à tomber sur les orthodoxes ; les socialistes ont profané une icône véritable ; les étudiants ont mis en pièces un portrait du tsar. Lorsqu'il n'y a pas d'université dans la ville, on attribue cet acte sacrilège à des membres du zemstvo libéral, ou bien même à des élèves du lycée. Ces étranges nouvelles sont transmises d'un bout à l'autre du pays par le télégraphe, et contresignées parfois par des personnages officiels. Parallèlement on poursuit les préparatifs : on rédige des listes de proscription dans lesquelles sont mentionnés les appartements et les personnes que les bandits doivent attaquer en premier lieu ; on élabore un plan général ; on fait venir des faubourgs, pour une date déterminée, des miséreux, des affamés. Lorsque le grand jour est là, l'office divin est célébré à la cathédrale ; l'évêque prononce un sermon. En tête du cortège patriotique marche le clergé, avec le portrait du tsar emprunté à la préfecture de police, avec d'innombrables drapeaux nationaux. La musique militaire accompagne la procession et joue sans arrêt. Sur les flancs et en queue, la police. Les gouverneurs saluent le cortège, les commissaires de police embrassent en public les meneurs de la bande. Les cloches des églises carillonnent. “Bas les chapeaux ! ” Dans la foule sont disséminés des instructeurs spéciaux, venus d'ailleurs, et des gens de la police locale, en civil, mais qui parfois, faute de temps, ont gardé leur pantalon d'uniforme. Ils suivent attentivement tout ce qui se passe, émoustillent, exaltent la foule, lui font comprendre que tout est permis et cherchent l'occasion d'ouvrir le feu. Au début, on casse des carreaux, on maltraite des passants, on s'engouffre dans les cabarets et l'on boit à la régalade. La musique militaire répète inlassablement l'hymne russe : “Dieu garde l'empereur ! ” – c'est l'hymne des pogroms. Si l'occasion se fait trop attendre, on y supplée : quelqu'un grimpe dans un grenier et, de là‑haut, tire sur la foule, le plus souvent à blanc. Les bandes armées de revolvers par la police veillent à ce que la fureur de la foule ne soit pas paralysée par l'épouvante. Au coup de feu du provocateur, elles répondent par une salve dirigée sur les fenêtres d'un logement désigné d'avance. On brise tout dans les boutiques et on étend devant le cortège des pièces de drap et de soie qui proviennent d'un pillage. Si l'on se heurte à des mesures de défense, les troupes régulières viennent à l'aide des bandits. Il suffit de deux ou trois salves pour réduire à l'impuissance ou massacrer ceux qui résistent ; tout recule devant les fusils... Protégée par‑devant et sur ses arrières par des patrouilles de soldats, par un escadron de cosaques qui pousse une reconnaissance, dirigée par des policiers et des provocateurs, accompagnée de mercenaires et de maraudeurs volontaires qui flairent le profit, la bande se précipite à travers la ville dans une folie d'ivresse et de sang… [2] Le va‑nu‑pieds est maître de la situation. Tout à l'heure encore esclave tremblant, pourchassé par la police, mourant de faim, il sent qu'à présent aucune barrière ne pourrait s'opposer à son despotisme. Tout lui est permis, il dispose de l'honneur comme des biens des citoyens, il a droit de vie et de mort. Si cela lui convient, il jettera dans la rue une vieille femme par la fenêtre d'un troisième étage, il démolira un piano, il brisera à coups de chaise la tête d'un nourrisson, il violera une fillette sous les yeux de la foule, il enfoncera des clous dans un corps vivant... Il massacre des familles entières ; il arrose de pétrole une maison, il en fait un brasier et, avec son gourdin, achève tous ceux qui se jettent sur le pavé. Les misérables font irruption dans un hospice arménien, égorgent les vieillards, les malades, les femmes, les enfants... Il n'y a pas de supplice imaginé par un cerveau rendu furieux par le vin et le fanatisme qui lui soit interdit. Il peut tout, il ose tout... “Dieu garde l'empereur ! ” Voici un jeune homme qui a vu la mort de tout près et dont les cheveux, en quelques minutes, sont devenus blancs ! Voici un garçonnet de dix ans qui a perdu la raison sur les cadavres mutilés de ses parents ! Voici un médecin major qui a connu toutes les horreurs du siège de Port‑Arthur sans broncher, mais qui n'a pu supporter quelques heures du pogrom d'Odessa, le voici plongé dans les ténèbres éternelles de la folie. “Dieu garde l'empereur ! ” Ensanglantées, brûlées, affolées, les victimes courent çà et là dans une panique de cauchemar, cherchant une ombre de salut. Les uns dépouillent les morts de leurs vêtements sanglants, s'en revêtent et se couchent dans les tas de cadavres, y restent immobiles pendant des heures, pendant un, deux ou trois jours... D'autres tombent à genoux devant les officiers, les policiers, devant les assassins, tendent les bras, rampent dans la poussière, baisent les bottes des soldats, supplient, appellent au secours. On leur répond par des rires d'ivresse. “Vous avez voulu la liberté, goûtez‑en les douceurs ! ” En ces mots se résume la morale, l'infernale politique des pogroms... Ivre de sang, le va‑nu‑pieds poursuit sa course. Il peut tout, il ose tout, il est le maître. Le “tsar blanc” lui a tout permis, vive le tsar blanc [3] ! Et il ne se trompe pas. C'est l'autocrate de toute la Russie, et pas un autre, qui sert de protecteur suprême à cette camorra à demi gouvernementale de brigands et de massacreurs, soutenue par la bureaucratie officielle, qui groupe dans les provinces plus de cent représentants de la haute administration et a pour état‑major la camarilla des courtisans. Borné et apeuré, tout‑puissant et simple d'esprit, en proie à des préjugés dignes d'un Esquimau, le sang empoisonné par tous les vices de la race impériale, Nicolas Romanov, comme bien des gens de son métier, allie la dépravation la plus crapuleuse à l'apathie et à la férocité. La révolution, à partir du 9 janvier, l'a dépouillé de ses insignes sacrés et il étale désormais sans honte sa corruption. Le temps est loin où, restant lui‑même dans l'ombre, il se contentait de se servir de Trepov pour l'organisation des pogroms [4]. Maintenant il se montre fier du lien qui l'attache à l'insolente canaille des cabarets et des compagnies disciplinaires. Foulant aux pieds le principe sottement conventionnel de “la monarchie en dehors des partis”, il échange des télégrammes d'amitié avec des bandits réputés comme tels, il accorde des audiences à des “patriotes ” que le mépris général a couverts de crachats et, sur les exigences de l'Union du peuple russe, il gracie sans exception les assassins et les pillards que ses propres tribunaux ont condamnés. Il est difficile de se figurer un sans‑gêne plus éhonté à l'égard de l'idéal mystique de la monarchie : dans n'importe quel pays, n'importe quel tribunal se croirait obligé de condamner ce véritable et authentique souverain aux travaux forcés à perpétuité, à moins de le déclarer complètement fou...

Durant la sombre bacchanale d'octobre, devant laquelle les horreurs de la Saint‑Barthélemy ne semblent qu'un innocent effet théâtral, il y eut, dans cent villes, de trois à quatre mille personnes massacrées et dix mille mutilées. Les dégâts matériels, estimés à des dizaines, si ce n'est à des centaines de millions de roubles, surpassent de beaucoup les dommages subis par les propriétaires pendant les troubles agraires... C'est ainsi que l'ancien régime se vengeait d'avoir été humilié !

Quelle fut la réaction des ouvriers en présence de tant d'atrocités ?

A la fin d'octobre, le président de la Fédération des syndicats des Etats‑Unis envoya à l'adresse du comte Witte un télégramme dans lequel il invitait énergiquement les ouvriers russes à réagir contre les pogroms qui menaçaient la liberté récemment conquise. “Au nom de trois millions d'ouvriers organisés, disait le télégramme, et, bien plus, au nom de tous les ouvriers des Etats‑Unis, je vous prie, monsieur le comte, de transmettre cette dépêche à vos concitoyens, nos frères ouvriers. ” Mais le comte Witte qui se donnait, quelque temps auparavant, en Amérique, des airs de démocrate, proclamant que “la plume est plus forte que l'épée”, ne se fit aucun scrupule de cacher le télégramme dans le tiroir le plus secret de son bureau. Le soviet ne fut renseigné à ce sujet qu'en novembre, par des voies détournées. Mais les ouvriers russes – et cela leur fait honneur – n'avaient pas attendu les avertissements de leurs amis d'outre‑mer pour intervenir activement dans l'aventure sanglante. En un grand nombre de villes, ils organisèrent des compagnies armées qui résistèrent parfois héroïquement aux bandits et, si la troupe de son côté avait gardé au moins la neutralité, les milices ouvrières n'auraient eu aucune peine à réprimer les débordements des voyous.

“A côté de ce cauchemar, écrivait alors Nemirovitch‑Dantchenko, vieil écrivain absolument étranger au socialisme et au prolétariat, à côté de cette nuit de Walpurgis du monstre mourant, considérez l'étonnante fermeté, l'ordre et la discipline qui ont présidé au grandiose mouvement de la classe ouvrière. Ceux‑ci ne se sont déshonorés ni par des assassinats, ni par des pillages ; bien au contraire, partout ils sont venus en aide à la société et, bien entendu, ils se sont montrés beaucoup plus capables que la police, les cosaques et les gendarmes de la défendre contre la folie dévastatrice de ces Caïns sanguinaires. Les compagnies ouvrières se sont dressées partout où les voyous commençaient à manifester leur folie furieuse. La force nouvelle qui entre dans l'arène de l'histoire est apparue calme dans la conscience de son droit, modérée par le triomphe de son idéal de bien et de liberté, organisée et soumise comme une armée véritable, sachant bien que la victoire pour elle, c'est la victoire de toutes les idées généreuses au nom desquelles l'humanité existe, de tout ce qui réjouit l'homme, de tout ce pour quoi il lutte et endure mille tourments. ”


Il n'y eut pas de pogroms à Pétersbourg. Cependant les préparatifs du massacre s'étaient faits ouvertement. Les israélites de la capitale vivaient dans des alarmes continuelles. A partir du 18, en divers quartiers de la ville, on maltraite des étudiants, des ouvriers agitateurs, des juifs. Les bandes ne se montrent pas seulement dans les faubourgs de la ville ; elles s'avancent sur la perspective Nevsky, se jettent sur les passants, avec des huées et des coups de sifflet, faisant usage de casse‑tête, de couteaux à cran d'arrêt et de nagaïkas. Plusieurs députés du soviet ayant été attaqués, les membres de cette organisation se pourvurent de revolvers. Des agents de police engageaient les commerçants et leurs commis à attaquer le cortège de funérailles qui devait passer par la ville le 23 octobre... Si les Cent‑Noirs furent obligés de se contenter d'une guerre de guérillas, ce ne fut pas de leur faute.

Les ouvriers se préparent activement à défendre la ville. Certaines équipes s'engagent à descendre dans la rue dès que le téléphone leur signalera le danger. Les magasins d'armes vendent les revolvers sans compter et sans se soucier des limites fixées à ce commerce par la police... Mais les armes coûtent cher, leurs prix ne sont guère à la portée des gens du peuple : les partis révolutionnaires et le soviet arrivent difficilement à munir leurs compagnies de l'armement indispensable. Cependant les rumeurs qui annoncent un pogrom se font de plus en plus menaçantes. Le 29 octobre, un puissant élan emporte les masses prolétaires de Pétersbourg : on s'arme comme on peut. Toutes les usines, tous les ateliers qui travaillent le fer ou l'acier entreprennent de fabriquer, de leur propre initiative, des armes blanches. Plusieurs milliers de marteaux façonnent des poignards, des piques, des fouets en fil de fer et des casse‑tête. Le soir, à la séance du soviet, les députés montent à la tribune les uns après les autres, exhibent leurs coutelas, les brandissent bien haut au‑dessus de leur tête et font connaître le serment fait par leurs électeurs d'écraser le pogrom à la première tentative. Cette manifestation pouvait déjà suffire à paralyser toute initiative chez les bandits de profession. Mais les ouvriers ne se bornent pas à cela. Dans le faubourg de la Neva, dans les quartiers des usines, ils organisent une véritable milice avec des services de nuit réguliers. Des groupes se chargent en outre de monter la garde dans les locaux de la presse révolutionnaire. C'est une mesure indispensable à une époque où le journaliste qui rédige son article et le compositeur debout devant sa casse ont chacun un revolver dans la poche...

En s'armant pour se défendre contre les bandes noires, le prolétariat s'armait par là même contre le pouvoir impérial. Le gouvernement le comprenait fort bien et manifesta son inquiétude. Le 8 octobre, Pravitelstvenny Vestnik (“Le Moniteur ”) fit connaître au public ce que tout le monde savait : “Les ouvriers s'arment de revolvers, de fusils de chasse, de poignards, de couteaux et de piques. Parmi les ouvriers ainsi armés, et dont le nombre s'élève, d'après nos renseignements, à six mille, un groupe s'est formé qui a pris le nom de milice, ou compagnie de protection, et dont l'effectif est d'environ trois cents hommes ; ces ouvriers arpentent les rues la nuit, par détachements de dix, sous prétexte de maintenir l'ordre ; leur but est en réalité de protéger les révolutionnaires contre les mesures de police ou contre l'armée. ”

Une campagne régulière s'ouvrit à Pétersbourg contre les miliciens. Leurs détachements furent dispersés, leurs armes confisquées. Mais, à ce moment‑là, tout danger de pogrom était passé. En revanche, un autre péril s'annonçait, beaucoup plus grave. Si le gouvernement accordait un congé à ses francs-tireurs, il appelait à l'œuvre ses troupes régulières de bachibouzouks [5], ses cosaques et ses régiments de la garde ; il se préparait à livrer une bataille rangée.


Notes

[1] Ce fait fut communiqué à la première Douma par le prince Ourous­sov, ancien sous‑secrétaire d'Etat au ministère de l'intérieur. (1909)

[2] “ En de nombreux cas, les policiers dirigeaient la foule des voyous sur les maisons, les appartements et les boutiques des juifs, pour y procéder au pillage et à la dévastation ; ils fournissaient aux malfaiteurs des gourdins, des branches d'arbres, ils participaient eux‑mêmes au saccage, au pillage et aux assassinats et guidaient la foule dans tous ses actes. ” (Rapport du sénateur Kouzminsky à Sa Majesté, sur le pogrom d’Odessa.)“Des bandes de vauriens qui se livraient au saccage et au pillage, c'est l'aveu du gradonatchalnik Neudgart, l'accueillaient par des “ hourrah ” d'enthousiasme. ” Le baron Kaulbars, commandant de l'armée, adressa aux agents de police un discours qui commençait ainsi : “Il faut dire les choses comme elles sont. Il faut avouer que tous, en notre for intérieur, nous approuvons ce pogrom. ” (1909)

[3] “Dans une de ces processions, on portait en avant le drapeau tricolore, puis le portrait de Sa Majesté, et, immédiatement après, un plat d’argent et un sac rempli d'objets volés ” (Rapport du sénateur Touraou). (1909)

[4] “ D'après une opinion assez répandue, Trepov renseigne S. M. l'Empereur sur la situation ... et influe sur la direction de la poli­tique ... Ayant été nommé commandant du Palais, le général Trepov a instamment demandé qu'on lui assignât des fonds spéciaux pour l'entre­tien de ses agents spéciaux... ” (Lettre du sénateur Lopoukhine). (1909)

[5] Irréguliers turcs. (NdT)


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