1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LE SOVIET ET LE PARQUET


Le procès du soviet des députés ouvriers n'est qu'un épisode dans la lutte de la révolution contre la conspiration gouvernementale de Peterhof. Dans la magistrature policière, s'est‑on imaginé vraiment que la mise en jugement des membres du soviet serait un acte juridiquement motivé ? Pouvait‑on penser que le procès s'engageait et se poursuivait par l'initiative d'un pouvoir judiciaire indépendant ? Qu'on appelait une cause de droit strict ? Cela est plus que douteux. Chacun comprend fort bien que l'arrestation du soviet a été un acte d'arbitraire politique et militaire, qu'elle marque un moment de la campagne sanglante entreprise par un pouvoir que le peuple repousse et honnit.

Nous ne nous demanderons pas ici – bien que la question se pose d’elle-même – pourquoi, entre toutes les méthodes de répression dont on pouvait faire usage, on choisit, à l'égard des représentants ouvriers, le moyen relativement difficile d'un juge­ment par un tribunal constitué et formé de représentants de classe, de “ pairs ”. L'autorité dispose de beaucoup d'autres ressources qui, tout en étant aussi efficaces, sont beaucoup plus simples. Sans compter le riche arsenal des arrêtés administra­tifs, on peut citer le Conseil de guerre, ou bien encore une procédure qui, à la vérité, ne figure pas dans les manuels de droit, mais dont on a fait usage avec succès en beaucoup d'endroits : on prie l'accusé de se tenir à quelques pas des juges et de leur tourner le dos ; cette formalité accomplie, on exécute un feu de peloton ; c'est la sentence ; elle ne permet ni appel ni cassation.

C'est un fait, pourtant, que le gouvernement, au lieu d'appliquer pareille mesure aux cinquante‑deux personnes que ses agents avaient signalées, organise un procès, et qui n'est pas le procès de cinquante‑deux personnes, mais celui du soviet des députés ouvriers. Dès lors, le gouvernement nous oblige à apprécier, en critique, la position juridique qu'il a adoptée.

Le réquisitoire prétend établir que ces cinquante‑deux accusés “sont entrés dans une association... ayant eu pour but, à leur su et connaissance, attenter par la violence au régime qui fonctionne en Russie en vertu des lois fondamentales, et de le remplacer par une république démocratique”. Tel est le fond de l’accusation qui se base sur les articles 101 et 102 du code criminel.

Ainsi, le réquisitoire présente le soviet des députés ouvriers comme une “association” révolutionnaire qui se serait formée pour accomplir une tâche politique déterminée et formulée d'avance ; comme une organisation dont chaque membre, par le fait même qu'il y était entré, souscrivait à un programme poli­tique bien défini. Cette définition du soviet contredit absolument l'histoire de sa formation, telle qu'elle ressort du réquisitoire même. A la première page de l'accusation, nous lisons en effet que les initiateurs du futur soviet invitaient les ouvriers “à élire des députés pour un comité ouvrier qui donnerait au mou­vement de l'organisation, de l'unité et de la force” et “repré­senterait les besoins des ouvriers pétersbourgeois devant le reste de la société”. Et, “en effet, poursuit le réquisitoire, il y eut alors, dans de nombreuses usines, des élections de dépu­tés”. Quel était donc le programme politique du soviet ainsi constitué ? Ce programme n'existait pas. Bien mieux : ce pro­gramme ne pouvait pas exister, car le soviet, nous l’avons vu, au lieu de grouper des personnes partageant les mêmes opinions politiques (comme un parti ou une conspiration), se composait de représentants élus (ainsi qu'une douma ou un zemstvo). Les conditions mêmes de la formation du soviet démontrent sans aucun doute possible que les hommes cités dans le réquisitoire, de même que les autres membres du soviet, loin d'entrer dans un complot ayant pour but, à leur su et connaissance, de renverser par la force le régime et de créer une république démocratique, constituaient un collège de représentants qui ne pouvaient choisir une orientation politique définie avant d'avoir travaillé en collaboration.

Si le soviet est une des associations prévues dans les articles 101 et 102, où sont donc les limites de cette association ? Les délégués ne décident pas eux‑mêmes d'entrer au soviet ; ils y sont envoyés par des électeurs. D'autre part, le collège des électeurs n'est jamais dissous. Il subsiste en permanence à l'usine. Le délégué lui rend compte de ses actes. Par l'intermédiaire du délégué, le collège électoral influe d'une façon décisive sur l'activité du soviet. Dans toutes les questions essentielles – grèves, lutte pour la journée de huit heures, armement des ouvriers l'initiative venait des usines les plus à l'avant‑garde, non du soviet. Une réunion d'ouvriers électeurs votait telle ou telle résolution que le délégué transmettait au soviet. Ainsi, ce soviet, ce conseil, était réellement l'organisation de l'immense majorité des ouvriers de Pétersbourg. A la base de cette organisation se trouvait l'ensemble des collèges électoraux, à l'égard desquels le soviet jouait un rôle analogue à celui du comité exécutif par rapport au soviet même. Certain passage du réquisitoire reconnaît cette situation de la façon la plus catégorique : “La tendance du comité ouvrier [1] à réaliser l'armement de tous les ouvriers fut exprimée... dans les décisions et les résolutions d'organisations diverses qui faisaient partie du comité ouvrier. ” Le réquisitoire cite plus loin une décision de ce genre prise par une réunion des ouvriers de la presse. Mais si le syndicat des ouvriers de la presse, d'après l'opinion du Parquet, “faisait partie” du soviet (ou plus exactement : faisait partie des “organisations” du soviet), il est évident que, dès lors, chaque membre du syndicat était membre d'une association ayant pour but de renverser le régime par la violence. Et non seulement le syndicat ouvrier de la presse, mais tous les ouvriers des usines, des entreprises, en envoyant des députés au soviet, entraient, à titre de collège électoral, dans l'organisation du prolétariat pétersbourgeois. Et si le Parquet avait envisagé une application intégrale et logique des articles 101 et 102, selon la lettre et selon l'esprit, il aurait dû citer à comparaître au banc des accusés les deux cent mille ouvriers de Pétersbourg. Tel était bien le point de vue de ces ouvriers qui, en juin, dans une série de résolutions très hardies, demandèrent qu'on les poursuivît en justice. Et ce n'était pas seulement une manifestation politique : cette démarche devait rappeler au Parquet ses obligations les plus élémentaires au point de vue juridique.

Mais les principes du droit sont le moindre souci du Parquet. Il sait que l'autorité réclame quelques dizaines de victimes pour mieux sentir le prix de sa “victoire”, et il limite le nombre des accusés, en dépit de l'évidence, se justifiant par de grossiers sophismes.

1° Il ferme complètement les yeux sur ce fait que le soviet est une assemblée élue, et le considère comme une association de partisans révolutionnaires.

2° Le nombre des membres du soviet s'élève à cinq cents ou six cents ; c'est trop pour le procès de tendance que l'on veut faire à quelques conjurés commandant la multitude ouvrière : le Parquet se contentera donc de disjoindre la cause du comité exécutif et celle du soviet. Consciemment, le Parquet veut ignorer que le comité exécutif est élu, que sa composition est variable ; sans tenir compte des documents, le Parquet attribue au comité exécutif des décisions qui ont été prises en assemblée plénière.

3° outre les membres du comité exécutif, le Parquet sélectionne et cite, parmi les membres du soviet, ceux des députés qui “ont pris une part active et personnelle (?) aux travaux du soviet”. Cette distinction est absolument arbitraire. Le code ne châtie pas seulement celui qui prend “une part active et personnelle” à un complot, mais tout homme affilié à une association criminelle. Le caractère de la participation détermine simplement le degré de la peine.

Quel est donc le critère du Parquet ? La preuve d'une participation active et personnelle à une association ayant pour but de renverser le régime par la violence, l'accusation la trouve, par exemple, dans le fait d'avoir contrôlé des cartes d'entrée, de s'être joint à une patrouille de grévistes ou, enfin, dans le simple aveu d'avoir été membre du soviet. C'est ainsi qu'à l'égard des accusés Krassine, Loukanine, Ivanov et Marlotov, le Parquet ne peut retenir qu'un seul chef d'accusation : ils reconnaissent avoir appartenu au soviet. De cet aveu, le Parquet conclut, pour des raisons mystérieuses, à leur “participation active et personnelle”.

4° Si l'on observe que certaines personnes “étrangères” au soviet y furent arrêtées le 3 décembre, pendant une séance à laquelle elles assistaient par hasard, si l'on reconnaît que ces personnes n'entrèrent jamais en rapports directs avec le soviet et n'y prirent jamais la parole, on se fera une idée de l'arbitraire qui guida le Parquet dans le choix de ses accusés.

5° Mais ce n'est pas tout. Après le 3 décembre, ce qui restait du soviet fut complété par de nouveaux membres, le comité exécutif se reforma, les Izvestia continuèrent à paraître (le numéro 8 sortit le lendemain de notre arrestation) et le soviet reconstitué appela les ouvriers à la grève de décembre. Quelque temps après, le comité exécutif de ce nouveau soviet fut arrêté. Qu'en résulta‑t‑il ? Bien qu'il eût simplement continué l'œuvre de ses prédécesseurs, poursuivant les mêmes fins et appliquant les mêmes méthodes de lutte, le nouveau soviet, au lieu d'être cité en justice, fut livré à la répression administrative.

Le soviet se tenait‑il sur le terrain du droit ? Non, il ne s'y tenait pas et ne pouvait s'y tenir, car ce terrain n'existait pas. Le soviet des députés, quand bien même il l'aurait voulu, n'aurait pu se servir du manifeste du 17 octobre pour justifier sa création : quand il se constitua, le manifeste n'existait pas encore. Le soviet est sorti du mouvement révolutionnaire qui devait aussi nous valoir ce manifeste.

Le réquisitoire repose tout entier sur une grossière fiction : il suppose la persistance intégrale de la législation russe pendant la dernière année. Le Parquet s'en tient à cette hypothèse de fantaisie que tous les articles du code criminel ont gardé cons­tamment leur valeur effective, qu'on n'a jamais cessé de les appliquer, qu'on ne les a jamais abolis, sinon en droit, du moins en fait.

Or, la révolution avait arraché du vieux code, avec le consentement muet des autorités, un bon nombre de pages.

Les congrès des zemstvos s'étaient‑ils appuyés sur le droit ? Les banquets et les manifestations s'étaient‑ils réglés sur le code ? La presse avait-­elle observé les règlements de la censure ? Des sociétés d'intellectuels ne s'étaient‑elles pas constituées impunément et, comme on dit, “spontanément”, ce qui signifie “au nom du droit révolutionnaire”?

Mais examinons la destinée même du soviet. En supposant que les articles 101 et 102 du code soient restés constamment en vigueur, le Parquet considère le soviet comme une organisation franchement criminelle, criminelle dès le jour de sa formation ; ainsi, le fait d'entrer au soviet devient également un crime. Mais alors, comment expliquer qu'un haut représentant du pouvoir ait engagé des pourparlers avec une association criminelle qui avait pour but d'établir la république par la révolution ? Si l'on admet que la législation d'antan restait en vigueur, et cela intégralement, les pourparlers du comte Witte deviennent un crime qu'il faudrait juger. L'inconséquence du Parquet, quand il cherche à défendre un terrain de droit inexistant, est manifeste en ce point.

Le réquisitoire cite la discussion qui eut lieu à propos de l'envoi d'une députation au comte Witte dans le but d'obtenir l'élargissement de trois membres du soviet arrêtés dans un meeting devant la cathédrale de Kazan, et le procureur considère cette démarche comme “une tentative légitime pour obtenir l'élargissement des détenus” (page 6). Ainsi, le Parquet admet que le comte Witte, représentant du pouvoir exécutif, a eu une entrevue avec les membres d'une association révolutionnaire dont le but était de renverser le régime que Witte était appelé défendre.

Quel fut le résultat de cette “tentative légitime” ? Le réquisitoire reconnaît parfaitement que le président du conseil des ministres, “après s'être entendu avec le préfet de police, ordonna d'élargir les personnes arrêtées” (page 6). Ainsi, le pouvoir gouvernemental cédait aux exigences d'hommes dont la place, suivant les articles 101 et 102, était au bagne et non ans l'antichambre du ministre.

Où se cachait donc la “légalité” dans cette affaire ? La réunion qui eut lieu devant la cathédrale de Kazan, le 18 octobre, était‑elle autorisée par la loi ? Non, sans aucun doute, car les membres du soviet qui présidèrent ce meeting furent arrêtés. Etait‑il légal qu'une association antigouvernementale dépêchât une députation au gouvernement ? Le Parquet dit que oui. La loi approuvait‑elle l'élargissement de trois criminels sur les instances de plusieurs centaines d'autres criminels ? La loi, semble-t‑il, voulait plutôt l'arrestation des complices restés en liberté. Mais peut‑être le comte Witte amnistiait‑il ces criminels ? D'où lui venait ce droit d'amnistie?

Le soviet des députés ouvriers ne se tenait pas sur le terrain du droit. Mais le pouvoir gouvernemental ne s'y tenait pas non plus. Ce terrain‑là n'existait pas.

Les journées d'octobre et de novembre remuèrent une immense population, dévoilèrent de nombreuses tendances qu'on avait toujours ignorées, multiplièrent les jeunes organisations, créèrent de nouveaux rapports politiques. Avec le manifeste du 17 octobre, l'ancien régime liquidait solennellement son passé. Mais le nouveau régime n'existait pas encore. Les vieilles lois, qui étaient en contradiction évidente avec le manifeste, n'étaient pas abolies. Cependant, en fait, on les violait à tout instant. Des phénomènes nouveaux, de nouvelles formes de vie ne pouvaient trouver place dans les limites de la “légalité” instituée par l'autocratie. Non seulement le pouvoir tolérait que la loi fût mille fois transgressée ; il couvrait dans une certaine mesure les crimes et les délits. D'ailleurs, en bonne logique, le manifeste du 17 octobre abolissait un grand nombre de lois en vigueur et supprimait l'appareil législatif de l'absolutisme.

Les nouvelles formes de la vie sociale se constituaient et vivaient en dehors de toute définition juridique. Le soviet était une de ces formes.

La différence, tellement énorme qu'elle en est absurde, entre les groupements définis par l'article 101 et la nature réelle du soviet tient au fait que le soviet des députés ouvriers était une institution absolument neuve, une création que les lois de l'ancienne Russie n'avaient jamais prévue. Il surgit à un moment où le voile de l'ancien droit, complètement usé, se déchirait et où le peuple révolutionnaire en piétinait les lambeaux. Le soviet se constitua en dehors du droit, selon une nécessité réelle.

Quand la réaction dirigeante se fut consolidée, après avoir repoussé les premières attaques, elle recourut aux lois périmées : dans une rixe, on ramasse la première pierre qui vous tombe sous la main pour la lancer à son adversaire. L'article 101 du code criminel est une pierre dont on a cru pouvoir se servir, et les magistrats se sont chargés de la lancer ; le Palais avait ordre de punir tous ceux que lui signaleraient des gendarmes ignorants et des procureurs dévoués à la gendarmerie.

Au point de vue juridique, l'accusation s'est trouvée dans une situation peu enviable : on l'a bien vu quand elle a examiné la question de la participation des représentants officiels des partis aux décisions du soviet.

Quiconque a touché de près ou de loin au soviet n'ignore pas que les représentants des partis n'avaient, ni au soviet, ni dans son comité exécutif, le droit de suffrage délibératif ; ils participaient aux débats, pas aux votes. Cela s'explique par ce fait que le soviet était organisé d'après le principe de représentation des entreprises et des professions ouvrières, non des partis. Les représentants des partis pouvaient se rendre utiles et se rendaient utiles au soviet par leur expérience politique, par leurs connaissances, mais ils ne pouvaient voter sans violer le principe de la représentation des masses ouvrières. lis étaient, si l'on peut dire, des experts politiques au sein du soviet.

Ce fait indubitable, mais qu'il n'était pas facile d'établir, a mis dans un extrême embarras les magistrats de l'instruction et de l'accusation.

La première difficulté était d'ordre purement juridique. Si le soviet était une association criminelle qui se donnait tel et tel but, si les accusés étaient des membres de cette association criminelle et devaient, pour répondre à cette accusation précise, comparaître devant le tribunal, comment traiter des accusés dont le suffrage était purement consultatif, qui pouvaient défendre une opinion mais ne pouvaient agir à titre de membres de l'association, qui ne pouvaient voter, c'est‑à‑dire se joindre directement à la volonté collective de l'association criminelle ? De même que les déclarations d'un expert dans un tribunal peuvent exercer une influence énorme sur les juges sans que pour cela l'expert réponde de la sentence, les déclarations des représentants des partis, de quelque manière qu'elles aient influé sur l'activité du soviet, ne rendent pas juridiquement responsables les hommes qui ont dit au soviet : “Voilà notre conviction, tel est l'avis de notre parti, mais la décision dépend de vous. ” Bien entendu, les représentants des partis n'ont aucunement l'intention d'échapper au Parquet en invoquant ce motif. Le Parquet cherche à défendre autre chose que des articles de loi et que le “droit” ; il se préoccupe des intérêts d'une caste. Et comme les représentants des partis, par leur travail, ont porté des coups à cette caste au même titre que les autres membres du soviet, il est bien naturel que la vengeance gouvernementale, présentée sous l'aspect d'une sentence du Palais de Justice, tombe sur les représentants des partis au même titre que sur ceux des usines et des entreprises. Mais une chose est indubitable : si l'on déclare que les députés du soviet sont membres d'une association criminelle, et si, pour affirmer cela, on fait violence à la vérité et à la signification juridique des mots, l'application de l'article 101 aux représentants des partis est une véritable absurdité. La logique humaine le dit du moins, et la logique du droit ne peut être qu'une application de la logique générale à un ensemble de notions spéciales.

La deuxième difficulté que le Parquet rencontrait quand il examinait la situation dans le soviet des délégués des partis était de caractère politique. Le but poursuivi d'abord par le général de gendarmerie Ivanov, puis par le substitut Baltz ou par celui qui l'inspirait, était fort simple : présenter le soviet comme une organisation de conspirateurs, qui, sous la pression d'un petit groupe de révolutionnaires énergiques, commandaient les masses organisées. Contre cette image du soviet, inventée par des jacobins de police, tout proteste : la composition du soviet, son activité ouverte et publique, les procédés de discussion et de délibération qui y furent appliqués, et, enfin, ce fait que les représentants des partis n'avaient pas voix délibérative. Or, que fait l'instruction ? Si la vérité matérielle est contre elle, tant pis pour la vérité : la magistrature corrige la vérité par des moyens administratifs. D'après les procès‑verbaux, d'après le compte des voix, et enfin d'après les rapports de ses agents, la gendarmerie pouvait sans peine établir que les représentants des partis n'avaient au soviet que des voix consultatives. La gendarmerie le savait ; mais, comme ce fait la gênait dans ses combinaisons, elle fit consciemment tout le nécessaire pour égarer le Parquet. Il importait beaucoup de savoir quelle avait été la situation juridique des représentants du parti dans le soviet ; la gendarmerie laisse de côté, systématiquement et consciemment, cette question. Elle voudrait bien pouvoir dire à quelle place était assis tel ou tel membre du comité exécutif, comment on entrait, comment on sortait, mais elle oublie complètement : de se demander si 70 social‑démocrates et 35 socialistes‑révolutionnaires, au total 105 représentants, eurent voix délibérative quand il fut question de décider la grève générale, la journée de huit heures, etc. Elle n'interrogea ni les accusés ni les témoins là‑dessus afin d'éviter tous éclaircissements [2]. C'est un point évident et incontestable.

Nous avons dit plus haut que les magistrats instructeurs égaraient ainsi à dessein l'accusation. Est‑ce bien exact ? Le Parquet représenté par un de ses membres, assiste aux interrogatoires ou du moins, signe les procès‑verbaux. Il a donc la faculté de montrer l'intérêt qu'il porte à la vérité. Il faut seulement que cet intérêt, il l'ait. Bien entendu, R n'y songe pas. Non seulement il couvre les “bavures” de l'instruction, mais il s'en sert pour en tirer des conclusions évidemment fausses.

Cela saute aux yeux dans la partie du réquisitoire qui traite des actes du soviet visant à l'armement des ouvriers.

Nous n'examinerons pas ici la question de l'insurrection armée et de l'attitude prise à cet égard par le soviet. Ce thème a été étudié dans d'autres articles. Il nous suffira de dire que le soulèvement armé, en tant qu'idée révolutionnaire inspirant les masses et dirigeant l'organisation de leurs élus, diffère autant de l'idée d'une révolte armée conçue par les procureurs et la police que le soviet des députés ouvriers diffère des associations prévues par l'article 101. Mais, si l'instruction et l'accusation, dans leur stupidité bien policière, sont incapables de comprendre la signification et l'esprit du soviet, si elles s'embrouillent dans ses idées politiques, elles n'en cherchent que plus obstinément à fonder leur réquisitoire sur un principe simple et clair, comme le revolver.

La gendarmerie, nous le verrons, ne pouvait fournir au Parquet que de bien modestes renseignements sur ce point ; cependant l'auteur du réquisitoire tente témérairement de prouver que le comité exécutif avait armé les masses ouvrières dans un but d'insurrection. Nous serons ici obligé de citer tout un passage de l'accusation afin de l'examiner en détail.

“Vers cette époque (c'est‑à‑dire dans la seconde quinzaine de novembre), dit le procureur, se réalisèrent vraisemblablement tous les plans mentionnés ci‑dessus, les plans formés par le comité exécutif pour l'armement des ouvriers de Pétersbourg ; car – d'après Grégoire Levkine, député de la manufacture de tabac Bogdanov – à une des séances qui eurent lieu vers le milieu de novembre, il fut décidé (par qui ?) de constituer, pour soutenir les manifestants, des groupes de dix et de cent ouvriers armés ; alors, le député Nicolas Nemtsov fit observer que les ouvriers n'avaient pas d'armes ; et parmi les assistants (où cela ?) on commença une collecte dont le produit devait servir à acheter des armes. ”

Ainsi, nous apprenons qu'au milieu de novembre, le comité exécutif réalisait “tous” ses plans d'armement du prolétariat. Comment prouve‑t‑on cela ? Par deux témoignages indiscutables. En premier lieu, Grégoire Levkine dépose que, vers cette époque, il avait été décidé (probablement par le soviet) de constituer des groupes armés de dix et de cent ouvriers. N'est‑il pas clair que le soviet, au milieu de novembre, “avait réalisé” toutes ses intentions d'armement, du moment qu'alors il exprimait... “l'intention” (ou la décision) d'organiser des groupes ? Mais le soviet avait‑il vraiment pris cette décision ? En aucune façon. Le réquisitoire se fonde, dans ce cas, non sur une décision du soviet qui ne fut pas prise, mais sur le discours d'un des membres du soviet (de moi) ; dans le même réquisitoire, ce discours est cité à la page 17.

Ainsi, pour prouver que “les plans” ont été réalisés, le Parquet cite une résolution qui, si même elle avait été prise, ne serait par elle‑même qu'un “plan”.

Comme seconde preuve de l'armement des ouvriers de Pétersbourg au milieu de novembre, on nous cite les paroles de Nicolas Nemtsov, qui, “justement alors (!) faisait observer que les ouvriers manquaient d'armes”. Il est difficile de comprendre comment, lorsque Nemtsov signale que l'on manque d'armes, cela peut servir de preuve de la présence de ces armes. Il est dit d'ailleurs, plus loin, que “parmi les assistants, on commença une collecte dont le produit devait servir à acheter des armes”. Il est indiscutable que les ouvriers ont cherché à réunir des fonds destinés à leur armement. Mettons que, dans le cas particulier dont parle le procureur, une collecte de ce genre ait eu lieu. Il est pourtant impossible d'admettre que, dès ce moment, par suite de ce fait, “on ait réalisé tous les plans du comité exécutif concernant l'armement des ouvriers de Pétersbourg”. De plus, on se demandera devant qui Nicolas Nemtsov croyait utile de signaler que l'on manquait d'armes. Evidemment, devant l'assemblée du soviet ou bien du comité exécutif. Il faut donc admettre que quelques dizaines ou centaines de députés collectaient entre eux de l'argent pour l'armement des masses ; et ce fait, invraisemblable par lui‑même, deviendrait la preuve que les masses étaient alors réellement armées !

Voilà donc l'armement des ouvriers prouvé ; il ne reste plus qu’à en dévoiler le but. Le réquisitoire s'exprime ainsi sur ce sujet : “Cet armement, comme l'a certifié le député Alexis Chichkine, avait pour justification la possibilité de pogroms, mais, d'après lui, ces pogroms n'étaient qu'un prétexte et, en réalité, on préparait pour le 9 janvier une insurrection armée. ” “En effet, continue le réquisitoire, la distribution d'armes, d'après la déposition du député Michel Khakharev, de l'usine Odner, fut commencée par Khroustalev‑Nossar en octobre, et lui, Yhakharev, reçut de Khroustalev un revolver “pour se défendre contre les Cent‑Noirs”. Or, ce but défensif de l'armement est démenti non seulement par les décisions du soviet, mais par le contenu de certains documents découverts dans les papiers de Georges Nossar. C'est ainsi qu'on a trouvé le texte authentique d'une résolution du soviet, non datée, comportant un appel aux armes, à la formation de compagnies et d'une armée “prête à résister au gouvernement de Cent‑Noirs qui déchire la Russie”.

Arrêtons‑nous d'abord à ce point. La résistance aux Cent‑Noirs ne serait qu'un prétexte ; le véritable but de l'armement général réalisé par le soviet au milieu de novembre serait une révolte armée pour le 9 janvier.

Il est vrai que ce véritable but n'était connu ni de ceux qu'on armait, ni de ceux qui armaient de sorte que, sans la déposition d'Alexis Chichkine, on aurait toujours ignoré que l'organisation des masses ouvrières avait fixé le soulèvement à une date déterminée. Une autre preuve de ce fait que, vers le milieu de novembre, le comité exécutif aurait armé les masses pour une insurrection en janvier, est donnée par ceci qu'en octobre. Khakharev reçut de Khroustalev un revolver “pour se défendre contre les Cent‑Noirs”.

Le but défensif de l'armement est cependant démenti, d'après le procureur, par d'autres documents trouvés dans les papiers de Nossar, par exemple par le texte authentique (?) d'une résolution portant appel aux armes dans le but d'opposer une résistance “au gouvernement de Cent‑Noirs qui déchire la Russie”. Le soviet des députés ouvriers rappelait aux masses qu'il était nécessaire de s'armer et que l'insurrection deviendrait inévitable ; c'est une chose prouvée par de nombreuses décisions du soviet ; personne ne peut le contester ; le procureur n'eut pas à chercher des preuves de ce fait. L'accusation cherchait simplement à démontrer que le comité exécutif, au milieu de novembre, avait réalisé “tous ses plans” d'armement des masses et que cet armement avait pour but immédiat la révolte armée ; comme preuve, le procureur cite encore une résolution qui se distingue de toutes les autres par ce fait qu'on ne peut dire à quelle date elle a été prise, ni même si elle a été prise par le soviet. Et c'est pourtant cette douteuse résolution qui doit démentir le caractère défensif de l'armement, c'est elle qui parle d'une “résistance” (le mot y est) au gouvernement de Cent‑Noirs qui déchire la Russie.

Cependant, les bévues de l'accusation, dans la question des revolvers, ne s'arrêtent pas là. Le réquisitoire dit encore : “Dans les papiers de Nossar, on a trouvé une note rédigée on ne sait par qui, note qui prouve que Nossar avait promis de distribuer, à la séance qui suivrait le 13 novembre, des revolvers de système Browning, ou bien Smith et Wesson, à prix réduits en faveur de l'organisation ; l'auteur de la note, qui habite Kolpino, demande qu'on lui délivre ce qui a été promis. ”

Pourquoi l'auteur de la note, “qui habite Kolpino”, ne pouvait‑il pas obtenir des revolvers “à prix réduits”, dans un but de légitime défense, et non de soulèvement armé ? Cela est aussi difficile à comprendre que le reste. On pourrait en dire autant d’une autre demande de revolvers que l'on a mentionnée au procès.

En fin de compte, les renseignements fournis par le Parquet au sujet de l'armement des ouvriers de Pétersbourg sont vraiment pitoyables. Le réquisitoire semble même s'en plaindre:

“Dans les documents de Nossar, dit‑il, on n'a relevé que des dépenses insignifiantes pour l'achat d'armes, car (!) il n'y avait là qu'un carnet et une feuille détachée où était notée la livraison aux ouvriers de revolvers de différents systèmes et de boîtes de cartouches ; de plus, ces notes prouveraient qu'il n'a distribué que soixante‑quatre revolvers. ”

Soixante‑quatre revolvers représentent ainsi la réalisation de “tous les plans” du comité exécutif concernant l'armement des ouvriers, en vue d'un soulèvement en janvier : le procureur en est évidemment confus. Il risque alors un pas audacieux : si l'on ne peut prouver que des revolvers ont été achetés, on essaiera de prouver qu'ils pouvaient être achetés. Dans ce but, le réquisitoire complète les pauvres renseignements qu'il vient de fournir en faisant entrevoir de larges perspectives financières. Après avoir signalé qu'à l'usine de la Société des wagons‑lits on avait recueilli de l'argent destiné à l'armement, le réquisitoire dit : “Des collectes de ce genre permettaient d'acheter des armes ; le soviet des députés ouvriers pouvait, en cas de besoin, acheter des armes par grosses quantités, car il disposait de sommes considérables... Le total des recettes réalisées par le comité exécutif se montait à trente mille soixante‑trois roubles cinquante‑deux kopecks. ”

On dirait un roman‑feuilleton, qui ne recherche même pas la vraisemblance. On cite des notes et des textes “authentiques” de décisions, pour les laisser de côté ensuite et recourir hardiment à de simples suppositions : le comité exécutif avait beaucoup d'argent, donc il avait beaucoup d'armes.

Si l'on emprunte la méthode du Parquet, on pourra dire la Sûreté avait beaucoup d'argent, donc les fauteurs de pogroms avaient beaucoup d'armes. Cette conclusion ne serait, d'ailleurs, qu'en apparence identique à celle du réquisitoire, car, tandis que le moindre kopeck était inscrit dans les comptes du soviet, ce qui permet de réfuter facilement les suppositions audacieuses du Procureur, les dépenses de la Sûreté restent dans le domaine du mystère, domaine que, depuis longtemps, une véritable justice devrait explorer.

Pour en finir avec les raisons et les conclusions du réquisi­toire sur l'armement des ouvriers, nous allons essayer de les présenter sous une forme concise et logique.

THÈSE

Vers le milieu de novembre, le comité exécutif a armé le prolétariat de Pétersbourg dans un but d'insurrection armée.

PREUVES

a) Un des membres du soviet, à la réunion du 6 novembre, engageait l'assemblée à organiser les ouvriers en groupes de dix et de cent.

b) Nicolas Nemtsov, vers le milieu de novembre, signalait qu'on manquait d'armes.

c) Alexis Chichkine savait que le soulèvement était fixé au 9 janvier.

d) Dès le mois d'octobre, Khalcharev reçut un revolver pour se défendre contre les Cent‑Noirs.

e) Une résolution dont la date est ignorée dit qu'il faut se procurer des armes.

f) Un inconnu “qui habite Kolpino” a demandé qu'on lui fournît des revolvers “à prix réduits en faveur de l'organisation”.

g) Bien que l'on ne puisse prouver que la distribution de soixante‑quatre revolvers, le soviet avait de l'argent, et comme l'argent permet de tout acheter, l'argent du soviet a pu être échangé contre des revolvers.

Cette façon de raisonner est si grossière, si contraire au bon sens, qu'on n'en voudrait pas, même comme exemple de sophisme, dans un manuel de logique.

Et c'est sur de tels matériaux, sur cet édifice juridique, que le tribunal devait pourtant dresser sa sentence.


Notes

[1] C'est ainsi que s'appela le soviet au début. (1909)

[2] En un passage seulement, le réquisitoire note que, d'après Rastorgouev, “ les représentants des partis n'avaient pas, soi‑disant, le droit de voter ” (page 39). Mais le procureur ne s'inquiéta nullement d'élucider cette question. (1909)


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