1930


 

Léon Trotsky

MA VIE

 

6 La brisure

L'évolution politique de la Russie, à dater du milieu du siècle dernier, doit être évaluée par périodes de dix ans. De 1860 à 1870, après la guerre de Crimée, c'est l'époque de l'initiation aux lumières, notre bref XVIIIe siècle. Durant les dix années qui suivirent, les intellectuels tentèrent de résoudre en pratique les idées de l'époque précédente: ils commencèrent par fréquenter le peuple, lui apportant la propagande révolutionnaire, et finirent par le terrorisme. Cette période de 1870 à 1880 est entrée dans l'histoire surtout parce qu'elle fut l'époque du parti de la "Liberté du Peuple". Les meilleurs éléments de cette génération se consumèrent dans le feu d'une lutte menée avec des bombes à la dynamite. L'ennemi se maintint sur toutes ses positions. Vint alors une dizaine d'années de relâchement, de désillusion, de pessimisme, de recherches religieuses et morales: de 1880 à 1890. Sous le couvert de la réaction se poursuivait cependant le sourd travail des forces du capitalisme. De 1890 à 1900, on voit venir les grèves ouvrières et surgir les idées marxistes. Ce redressement atteint son apogée au début de notre siècle : c'est 1905.

Depuis 1880 environ, la Russie était sous la coupe du procureur général du saint-synode, Pobiédonostsev, classique défenseur de l'autocratie, mainteneur de l'immobilité générale. Les libéraux le considéraient comme un pur bureaucrate, ignorant tout de la vie. Il n'en était pas ainsi. Pobiédonostsev savait juger des antagonismes dissimulés dans le tréfonds de la vie publique beaucoup plus sagement, plus sérieusement, que les libéraux. Il comprenait que si l'on relâchait tant soit peu les écrous, la pression d'en bas ferait sauter le couvercle social tout entier, et qu'alors s'en irait à tous les vents ce que non seulement lui, Pobiédonostsev, considérait comme les assises de la civilisation et de la morale, mais que les libéraux estimaient comme lui. Pobiédonostsev, à sa façon, voyait plus profond que les libéraux. Ce n'est pas de sa faute si le processus historique se trouva plus puissant que le système byzantin défendu avec tant d'énergie par l'inspirateur d'Alexandre III et de Nicolas II.

Durant la période des années 80, au moment le plus étouffé, lorsqu'il semblait aux libéraux que tout était mort, Pobiédonostsev sentait sous ses pieds rouler sourdement le flot, il sentait passer les secousses souterraines. Il ne fut pas tranquille même pendant les plus calmes années du règne d'Alexandre III. Il écrivit à ses affidés:

"Cela a été pénible, ce l'est encore -il est amer de le dire- et ce le sera. Le poids de tout cela me pèse toujours à l'âme parce que je vois et sens à toute heure quel est l'esprit du temps et ce que sont devenus les hommes... Comptant le présent avec le passé lointain, nous sentons que nous vivons dans on ne sait quel autre monde où tout retourne en arrière vers le chaos primitif, et nous, dans toute cette fermentation, nous sentons impuissants..."

Pobiédonostsev put atteindre l'année 1905, au cours de laquelle les forces souterraines qui l'avaient tant effrayé éclatèrent en surface et quand les premières fissures profondes se révélèrent dans les fondations et les gros murs du vieil édifice.

Officiellement, l'année considérée comme celle de la brisure en politique russe est 1891, que marquèrent la disette et la famine. Cette nouvelle période de dix ans devait poser non pas seulement en Russie la question ouvrière. En 1901, la social-démocratie allemande adoptait à Erfurt son programme. Le pape Léon XIII consacrait une encyclique à la situation du monde ouvrier. Guillaume II s'occupait d'idées sociales, combinant les divagations d'un ignorant avec un romantisme de bureaucrate. L'accord du tsar avec la France assurait un afflux de capitaux en Russie. Witte étant nommé ministre des finances, une ère nouvelle fut ouverte pour le protectionnisme industriel. L'intense développement du capitalisme fit naître cet "esprit du temps" qui tourmentait et accablait de pressentiments Pobiédonostsev.

Dans le sens de l'activité, le mouvement politique se manifesta d'abord dans les milieux intellectuels. De plus en plus souvent et plus résolument s'affirmèrent les jeunes marxistes. En même temps se réveillait le populisme qui s'était endormi. En 1893 parut légalement le premier ouvrage marxiste en russe: il était de la plume de Strouvé. J'allais alors sur mes quatorze ans, j'étais encore loin de ces questions.

Alexandre III mourut en 1894. Comme toujours, dans ces cas-là, les libéraux reportèrent leurs espérances sur l'héritier. Il leur répondit d'un coup de pied. Recevant les délégués des zemstvos, le jeune tsar dit de leurs espérances constitutionnelles que c'étaient "d'absurdes rêveries". Ce discours fut imprimé dans tous les journaux. D'après un bruit qui courut alors, le texte manuscrit qu'avait lu le souverain portait les mots: "insoutenables rêveries" [Bezsmyslennya : absurdes, dépourvues de sens. Bezpotchvennya : insoutenables, dénuées de base. -N.d.T.] ; mais, pris d'émotion, le tsar s'était exprimé plus grossièrement qu'il ne l'aurait voulu.

A cette époque, j'avais quinze ans. Sans m'en rendre compte, j'étais partisan des "absurdes rêveries" et non du tsar. Confusément, je croyais en un perfectionnement graduel qui devait rapprocher la Russie arriérée de l'Europe avancée. Mes idées politiques n'allaient pas au delà.

Odessa, ville commerçante, peuplée d'éléments divers, bariolée, criarde, était extrêmement distancée en politique par les autres centres. A Pétersbourg, à Moscou, à Kiev, il existait déjà, en ce temps-là, de nombreux petits cercles socialistes dans les établissements d'enseignement. Il n'y en avait pas à Odessa.

Frédéric Engels mourut en 1895. Dans plusieurs villes de Russie, des cercles d'étudiants et d'élèves consacrèrent au disparu des causeries clandestines. J'allais avoir seize ans. Mais je ne connaissais même pas le nom d'Engels et je n'aurais guère pu dire quelque chose de précis de Marx; à tout prendre, je ne savais encore rien de lui.

Mes inclinations politiques, à l'école, étaient vaguement celles d'un opposant; rien de plus. Dans cet établissement, les problèmes de la révolution ne furent même jamais soulevés devant moi. On chuchotait seulement que, dans une salle de gymnastique, maison particulière tenue par le Tchèque Novak, des groupes se réunissaient, qu'il y avait eu des arrestations et que, précisément pour ce motif, Novak, qui enseignait aussi chez nous, avait été révoqué et remplacé par un officier.

Dans le milieu que je fréquentais par mes attaches avec la famille Spenzer, on était mécontent du régime, mais on le croyait inébranlable. Les plus hardis rêvaient d'une constitution qu'on obtiendrait dans quelques dizaines d'années.

Inutile de dire comment on pensait au village. Lorsque, ayant terminé mes études à l'école réale, je rentrai à Ianovka, imbu de confuses idées démocratiques, mon père se mit sur ses gardes et déclara aussitôt, d'un ton hostile:

-Ça ne se fera pas, même dans trois cents ans...

Il était convaincu de l'inutilité des efforts tentés pour obtenir des réformes et il craignait pour son fils.

En 1921, quand, ayant échappé aux Rouges comme aux Blancs, il parvint à me rejoindre au Kremlin, je lui dis en plaisantant :

-Vous rappelez-vous, vous prétendiez que le régime des tsars en avait encore pour trois cents ans?...

Le vieillard sourit malicieusement et me répondit en ukrainien :

-Pour cette fois-ci, que ta vérité soit la plus vieille...

Parmi les intellectuels, au début des années 90, les opinions tolstoïennes étaient en voie de disparition; le marxisme s'avançait de plus en plus victorieusement contre le populisme. Des échos de cette lutte idéologique remplissaient la presse de toutes tendances. Partout, on signalait de jeunes présomptueux qui se disaient matérialistes. Je ne constatai tout cela, pour la première fois, qu'en 1896.

Les problèmes de morale individuelle, qui se rattachaient si intimement à l'idéologie passive des années 80, glissèrent sur moi durant une période où "le perfectionnement de soi-même" m'apparaissait un besoin organique de ma croissance spirituelle plutôt qu'une direction intellectuelle. Mais, de cette idée de perfectionnement spontané, je tombai aussitôt sur la question d'une "conception du monde" qui, à son tour, me conduisit à une. option essentielle: populisme ou marxisme? La lutte des tendances ne m'entraîna qu'avec un retard de quelques années à l'égard de la brisure générale qui se manifestait dans les idées du pays. Lorsque j'en fus à l'a b c des sciences économiques et en vins à me demander si la Russie devait passer par la phase du capitalisme, les marxistes de la génération précédente avaient déjà su trouver le chemin de la classe ouvrière et se transformer en social-démocrates.

Dans ma voie, je parvins au premier grand carrefour, étant encore peu préparé au sens politique, même pour un jeune homme de dix-sept ans. Trop de problèmes se posèrent simultanément et brusquement devant moi, problèmes que je n'avais pas étudiés d'une façon suivie et dans l'ordre où ils se posaient. Je sautais de l'un à l'autre. Ce qu'il y a seulement de certain, c'est que, dans ma conscience la vie avait déjà déposé une forte réserve d'idées sociales protestataires. En quoi consistaient-elles? En sympathies pour les opprimés; en indignations devant les injustices. Et ce dernier sentiment était peut-être le plus fort. De toutes les impressions que j'ai gardées de la vie quotidienne, depuis ma première enfance, celle de l'inégalité entre les hommes se distinguait par des aspects exceptionnellement grossiers et étalés; l'injustice prenait fréquemment les airs d'une insolence qui ne craint pas de châtiment; la dignité humaine était à tout instant foulée aux pieds Il suffit ici de rappeler que l'on fustigeait des paysans. Tout cela me frappait vivement, avant l'assimilation d'aucune théorie et créait une réserve d'impressions dont la force explosive devait être grande. C'est peut-être précisément pour cela que j'ai semblé hésiter un certain temps devant les grandes déductions que j'avais à tirer nécessairement des observations de la première période de ma vie.

Mais mon évolution se fit encore d'un autre côté. Une génération suivant l'autre, il n'est pas rare que ce qui est mort gagne ce qui est vivant. Il en fut ainsi pour la génération de révolutionnaires russes dont la première jeunesse se forma sous l'oppression, dans l'ambiance des années 80. En dépit des larges perspectives qui étaient ouvertes par la nouvelle doctrine, les marxistes se trouvaient en bon nombre prisonniers, pratiquement, des sentiments conservateurs qui dataient de 1880: ils étaient incapables de prendre hardiment l'initiative, ils se retiraient devant les obstacles, ils remettaient la révolution à un avenir indéterminé, ils étaient enclins à considérer le socialisme comme l'oeuvre d'une évolution de plusieurs siècles.

Dans une famille comme celle des Spenzer, la voix de la critique politique aurait retenti beaucoup plus fort quelques années plus tôt ou quelques années plus tard. Mais je me trouvai chez eux à l'époque du grand silence. On ne parlait presque jamais de politique; on éludait les grandes questions. Sans aucun doute, je m'imprégnai de cette atmosphère des années 80 et, plus tard, quand je commençai à me former comme révolutionnaire, je me surpris à douter parfois de l'action des masses, à considérer la révolution dans un esprit livresque, dans l'abstrait, et, par suite, avec scepticisme. Je dus combattre tout cela en moi-même, par la méditation, par la lecture, surtout par l'expérience, jusqu'au jour où je surmontai les éléments d'inertie psychique.

A quelque chose, pourtant, malheur est bon: peut-être d'avoir dû justement vaincre en moi consciemment les survivances des années 80, je suis parvenu à considérer les problèmes essentiels de l'action des masses plus sérieusement, plus concrètement, plus profondément. Il n'y a de solide que ce qui a été pris de haute lutte. Tout ceci, cependant, se rapporte à d'autres chapitres, dans la suite de mon récit.

Je fis ma septième non pas à Odessa, mais à Nikolaïev. C'était une ville plus provinciale ; le niveau intellectuel de l'école était inférieur. Pourtant, l'année que je passai là (1896) fut celle d'une brisure dans mon adolescence, car, alors, se posa pour moi la question de la place que j'avais à prendre dans la société des hommes. Je logeais chez des gens qui avaient des enfants déjà grands et légèrement entraînés par les nouveaux courants. Phénomène remarquable: les premiers temps, je m'opposais résolument dans les conversations aux "utopies socialistes". Je me donnais les airs d'un sceptique qui a passé par tout cela. Aux questions politiques je ne répondais pas autrement que d'un ton d'ironique supériorité. Ma maîtresse du logis me contemplait avec surprise, et me citait même en exemple, sans être, à vrai dire, bien sûre de ce qu'elle disait, à ses enfants qui étaient un peu plus âgés que moi et tiraient vers la gauche. Mais, de ma part, il n'y avait là qu'une lutte inégale pour mon indépendance. Je tâchais d'échapper à l'influence que pouvaient prendre sur moi les jeunes socialistes avec lesquels le sort m'avait confronté. Cette bataille ne dura que quelques mois. Les idées qui étaient dans l'air devaient l'emporter. D'autant plus qu'au fond de l'âme, je ne souhaitais rien tant que de m'y soumettre. Après un séjour de peu de mois à Nikolaïev, ma conduite changea radicalement. Je renonçai à jouer au conservateur et je me jetai vers la gauche avec un élan qui effaroucha certains de mes nouveaux amis.

-Comment donc? disait ma logeuse; j'ai eu tort, alors, de vous donner en exemple à mes enfants ?...

Je laissai tomber l'école. Au surplus, les connaissances que j'avais rapportées d'Odessa me suffisaient à peu près à me maintenir dans la situation officielle de premier élève. Mes manquements devenaient de plus en plus fréquents.

Un jour, un inspecteur vint en visite chez moi, pour se rendre compte du bien-fondé de mes absences. Je me sentis humilié au dernier degré. Mais l'inspecteur se conduisit courtoisement; il constata que, dans la famille où je vivais comme dans ma chambre, tout était en ordre, et il s'en alla paisiblement. Sous mon matelas, il y avait plusieurs brochures illégales.

A Nikolaïev, je ne rencontrai pas seulement des jeunes qui tendaient vers le marxisme; j'y trouvai aussi, pour la première fois, quelques anciens déportés qui résidaient sous la surveillance de la police. C'étaient des comparses, datant de la décadence du mouvement populiste. Les social-démocrates n'en étaient pas encore à revenir de la déportation: on les y envoyait. Les deux courants contraires formaient des remous idéologiques. J'y tournai quelque temps. Le populisme sentait le moisi. Le marxisme effrayait par ce qu'on appelait son "étroitesse". Brûlant d'impatience, j'essayais de saisir les idées par le flair. Mais elles ne se livraient pas si facilement. Autour de moi, je ne voyais personne qui pût être un sûr appui. Et, en outre, à toute nouvelle conversation, je devais me convaincre, avec amertume, avec dépit, avec désespoir, de mon ignorance.

Je fis connaissance et devins familier avec un jardinier nommé Chvigovsky, qui était Tchèque d'origine. Pour la première fois, je voyais un ouvrier qui recevait des journaux, lisait l'allemand, connaissait les classiques et participait librement aux discussions entre marxistes et populistes. Sa chaumine, dans un jardin, qui n'avait qu'une chambre, était le lieu de rencontre des étudiants en vacances, des anciens déportés et d'une certaine jeunesse locale. Par l'intermédiaire de Chvigovsky, l'on pouvait se procurer un livre interdit. Dans les causeries des déportés passaient les noms de certains membres du parti de la Liberté du Peuple: Jéliabov, Pérovskaïa, Figner, non comme ceux de héros de légende, mais comme ceux de vivants qu'avaient rencontrés, sinon ces anciens déportés, leurs amis plus âgés. J'avais le sentiment d'être inséré comme un petit chaînon dans une grande chaîne.

Je me jetais sur les livres, craignant de n'avoir pas assez de toute ma vie pour me préparer à l'action. Je lisais nerveusement, impatiemment et sans aucun système. Des brochures illégales de l'époque précédente, je passais à la Logique de John Stuart Mill, puis, sans en avoir lu même la moitié, m'appliquais à la Culture primitive de Lippert. L'utilitarisme de Bentham me semblait être le dernier mot de la pensée humaine. Durant quelques mois, je me sentis irrésistible benthamiste. Dans le même sens, je fus poussé vers l'esthétique réaliste de Tchernychevsky. Je n'en avais pas fini avec Lippert que je me jetais sur l'Histoire de la Révolution française de Mignet. Chaque livre avait sa vie à lui, ne trouvant pas de place dans l'ensemble. La lutte que je menais pour trouver un système était violente, parfois forcenée. En même temps, je reculais devant le marxisme, précisément parce qu'il offrait un système achevé.

A la même époque, je me mis à lire les journaux, non pas comme je l'avais fait à Odessa, mais du point de vue de la politique. La plus grande autorité était acquise alors au journal libéral Rousskia Viédomosti, qui paraissait à Moscou. C'est peu de dire que nous lisions ce journal, nous l'étudiions, commençant par les éditoriaux d'un impotent professorat et finissant par les feuilletons scientifiques. Les articles des correspondants étrangers, surtout ceux qui venaient de Berlin, faisaient l'orgueil de cette gazette. C'est par les Rousskia Viédomosti que j'eus une première idée de la vie politique de l'Europe occidentale, et surtout de ses partis parlementaires. Il est actuellement difficile d'évoquer l'émotion avec laquelle nous suivions les discours de Bebel et même d'Eugène Richter. Et, jusqu'à présent, je me rappelle la phrase que lança Daszinski aux policiers qui envahissaient le parlement: "Je représente ici trente mille ouvriers et paysans galiciens: qui de vous osera me toucher ?" Nous imaginions en lisant cela la figure titanesque du grand révolutionnaire. La perspective scénique du parlementarisme -hélas!- nous illusionnait cruellement. Les succès du socialisme allemand, les élections présidentielles aux Etats-Unis, les remaniements qui se produisaient dans le Reichsrat autrichien, les menées des royalistes français, tout cela nous intéressait beaucoup plus que notre sort personnel.

Mes rapports avec ma famille se gâtèrent alors. Mon père, qui était venu vendre du blé à Nikolaïev, fut renseigné, je ne sais comment, sur mes nouvelles fréquentations. Il sentait venir un danger, mais il espéra le prévenir par l'autorité de ses remontrances paternelles. Il y eut entre nous plusieurs explications violentes. Je me montrai intraitable à défendre mon indépendance et le droit que j'avais de choisir ma voie. En fin de compte je renonçai aux subsides de la famille, je quittai le logement d'élève où l'on m'avait placé et m'installai chez Chvigovsky: il venait justement de louer un autre jardin où l'isba était plus vaste. Nous fûmes six à y vivre en "commune". En été, notre effectif s'augmentait d'un ou deux étudiants tuberculeux qui avaient besoin d'air pur. Je me mis à donner des leçons. Nous vivions en spartiates, sans draps de lit et nous nourrissions de soupes grossières que nous préparions nous-mêmes. Nous portions des blouses bleues, des chapeaux de paille, nous avions des cannes de bois noir. En ville, on pensait que nous avions adhéré à une secte mystérieuse. Nous lisions ce qui nous tombait sous la main, nous discutions furieusement, nous explorions l'avenir d'un regard passionné, et, en somme, nous étions heureux à notre manière.

Quelque temps après, nous fondâmes une société pour la diffusion des livres utiles dans les milieux populaires. Nous recevions des cotisations, achetions des volumes édités à bon marché, mais ne savions pas les répandre. Dans le jardin de Chvigovsky travaillaient un tâcheron et un apprenti. Nous dirigeâmes avant tout sur eux notre énergie d'éducateurs. Mais il se trouva que le tâcheron n'était qu'un mouchard, introduit parmi nous pour nous surveiller. On l'appelait Kirill Tjorjevsky. Il réussit à attacher l'apprenti au service des gendarmes. Celui-ci nous vola un gros paquet de livres populaires et le porta à la gendarmerie. Nos débuts n'étaient évidemment pas heureux. Mais nous comptions fermement sur des succès dans l'avenir.

J'écrivis pour une publication populiste qui se faisait à Odessa un article de polémique contre la première des revues marxistes. Cet article comportait nombre d'épigraphes, de citations, et beaucoup de venin. Pour le fond, il était bien moins riche. J'expédiai l'article par la poste et, huit jours après, j'allai moi-même chercher la réponse. Le rédacteur en chef, à travers de larges lunettes, considéra avec sympathie l'auteur qui avait une énorme gerbe de cheveux sur le crâne, en l'absence du moindre indice de végétation sur la figure. Mon article ne vit jamais le jour. Personne n'y perdit, et moi moins que tout autre.

Lorsque la direction de la bibliothèque publique, qui était désignée par voie d'élection, prétendit porter l'abonnement annuel de cinq à six roubles, nous vîmes là une tentative pour écarter la démocratie et nous sonnâmes le tocsin. Durant plusieurs semaines, nous ne nous occupâmes que de préparer l'assemblée générale des membres de la bibliothèque. Nous retournâmes entièrement nos poches démocratiques, ramassant les roubles et les poltinniks [Le poltinnik (cinquante kopecks) est la moitié d'un rouble. -N.d.T.], et, avec cet argent, nous fîmes inscrire de nouveaux membres, plus radicaux, dont un grand nombre étaient loin de posséder non seulement les six roubles indispensables, mais même les vingt ans d'âge requis par les statuts. Le registre des réclamations à la bibliothèque devint, par nos soins, un recueil de pamphlets ardents. A l'assemblée annuelle, deux partis s'opposèrent: d'une part, celui des fonctionnaires, des maîtres et professeurs, des propriétaires libéraux et des officiers de marine; d'autre part, notre parti à nous, celui de la démocratie. Sur toute la ligne, nous fûmes vainqueurs: nous rétablîmes l'abonnement à cinq roubles et élûmes une nouvelle direction.

Courant toujours plusieurs lièvres à la fois, nous décidâmes de créer une université basée sur l'enseignement mutuel. Il y eut une vingtaine d'auditeurs. Le cours de sociologie m'échut. Cela sonnait fièrement. J'employai tous mes efforts à préparer ces leçons. Mais après deux causeries, qui s'étaient d'ailleurs fort bien passées, je sentis tout à coup que mes ressources étaient épuisées... L'autre conférencier, qui était chargé d'un cours d'histoire de la Révolution française, s'embrouilla dès les premières phrases et promit de donner sa leçon par écrit. Bien entendu, il ne tint pas sa promesse. Notre entreprise en resta là.

Et alors, ce deuxième conférencier, qui était l'aîné des frères Sokolovsky, et moi, nous résolûmes d'écrire un drame. A cette fin, nous quittâmes même, pour un temps, la commune et prîmes une chambre pour nous seuls, cachant à tous notre adresse.

Notre pièce était toute pénétrée de tendances sociales, présentées sur le fond d'une lutte entre deux générations. Les dramaturges considéraient encore le marxisme avec quelque défiance: néanmoins, le populiste que nous mettions en scène avait plutôt l'air d'un invalide, tandis que la vaillance, la fraîcheur, l'espoir étaient du côté des jeunes marxistes. Telle était la forte influence du temps! Comme élément romanesque, nous avions trouvé ceci: un révolutionnaire de la génération précédente, brisé par l'existence, s'éprend d'une marxiste, mais elle le rembarre sans miséricorde par un discours sur l'effondrement du populisme.

Notre travail de rédaction ne fut pas peu considérable. Parfois, nous écrivions ensemble, nous stimulant et nous corrigeant l'un l'autre; parfois, nous nous partagions la tâche, et chacun de nous, dans le courant de la journée, préparait une scène ou un monologue. Il faut avouer que les monologues, dans notre ouvrage, ne manquaient pas.

Le soir, Sokolovsky revenait d'un service qui lui permettait d'élaborer librement les jérémiades de l'homme de 70 que la vie avait brisé. Moi, j 'étais de retour de mes leçons ou de chez Chvigovsky. La fille de la logeuse nous apportait le samovar. Sokolovsky tirait de ses poches du pain et du saucisson. Et, séparés du reste du monde par un mystérieux blindage, les dramaturges passaient leur soirée à une besogne intensive. Nous écrivîmes entièrement le premier acte, sans oublier la scène à effet qui est de règle avant la tombée du rideau. Les autres actes -encore quatre- ne furent qu'esquissés.

Cependant, à mesure que nous avancions dans ce travail, nous nous refroidissions. Quelque temps s'étant écoulé, nous en vînmes à cette conclusion que mieux valait abandonner notre mystérieuse chambrette et remettre à plus tard l'achèvement du drame. Le rouleau des manuscrits fut déposé par Sokolovsky dans je ne sais quel autre logement.

Par la suite, lorsque nous fûmes incarcérés à Odessa, mon collaborateur essaya, par l'intermédiaire de parents, de reprendre l'ouvrage. Peut-être s'était-il vaguement dit que le temps de la déportation serait le plus propice à l'élaboration définitive du drame. Mais le manuscrit avait disparu sans laisser de traces. Il est plus que probable que les dépositaires, après l'arrestation des infortunés auteurs, jugèrent expédient de le livrer aux flammes. Je me résigne à cette idée d'autant plus volontiers que, sur la route de ma vie, qui n'a pas toujours été des mieux nivelées, j'ai perdu des manuscrits d'une importance infiniment plus considérable.
 

Suite       Retour au sommaire     Retour à l'accueil