1939

Le bilan du "Frente Popular" espagnol selon les trotskystes : "Battre le fascisme, seule la révolution prolétarienne le pouvait. Or, toute la politique des dirigeants républicains, socialistes, communistes et anarchistes, tendait à détruire l'énergie révolutionnaire du prolétariat."

Téléchargement fichier zip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré


L'Espagne livrée

M. Casanova

Comment le Front Populaire a ouvert les portes à Franco


XX. Le prononciamiento Miaja-Casado

Le pouvoir reflète le rapport des forces entre les différentes classes de la société et entre les organisa­tions politiques qui expriment les intérêts de diffé­rentes couches sociales. Quand l'équilibre est rompu, quand le rapport des forces change, le pouvoir passe des mains d'une fraction dans les mains d'une autre.

Ici, un rappel est nécessaire.

Après Juillet, il y avait deux pouvoirs : le pouvoir étatique bourgeois, formel et impuissant, et le pou­voir des comités ouvriers. Ce second pouvoir prédo­minait nettement pendant le premier trimestre, jus­qu'à la formation des gouvernements de coalition, celui de Largo Cabellero et celui de Taradellas en Catalogne. Le gouvernement de Largo Caballero s'appuyait sur toutes les organisations ouvrières, entre autres la C.N.T. Le pouvoir effectif de ce gouvernement était limité. Les éléments du second pouvoir ouvrier subsistaient surtout en Catalogne jusqu'en mai. Leur affaiblissement progressif incita pourtant l'aile droite du Front populaire à les liquider complè­tement. Tel fut le sens du coup de force stalinien et des événements de mai à Barcelone. Les ministres anarchistes invitèrent les ouvriers à abandonner les barricades. Mais l'écrasement de la base cénétiste eut non seulement pour effet le désarmement du pro­létariat catalan, mais rendit aussi inutile le main­tien des ministres anarchistes au gouvernement. Le nouveau rapport des forces était à la base de la formation du gouvernement Négrin, à la fin de mai 1937. Sans les journées de mai, nous n'aurions pas eu  « le gouvernement de la Victoire ». Depuis mai la C.N.T. était définitivement écartée du gouvernement. Le fait qu'on lui offrit un poste décoratif dans le second ministère Négrin ne change rien à l'affaire. Le ministre anarchiste de l'Instruction publique, n'était qu'un meuble dans le conseil des ministres. Depuis mai, le pouvoir était partagé entre deux frac­tions : les staliniens et les bourgeois républicains et socialistes. Ces deux fractions faisaient bloc contre le prolétariat, contre la C.N.T., la F.A.I., le P.O.U.M., contre les comités ; elles se rendaient mutuellement des services. Les bourgeois républicains laissaient aux staliniens les mains libres contre le « trotskisme ». Ils disaient à la G.P.U.

« Vous pouvez régler vos comptes avec vos ennemis, les poumistes. Cela ne nous regarde pas. Mais en revanche, vous allez soutenir en Espagne notre pro­gramme de régression sociale, de liquidation des col­lectivisations, car vous comprenez bien que toutes ces socialisations, ce n'est pas sérieux. Que peuvent en penser le Quai d'Orsay et le Foreign Office ? Et en­voyez-nous des armes. »
« Mais bien sûr, répondait le G.P.U., nous sommes d'accord. Les socialisations et les comités ? Seulement les agents de la Gestapo peuvent en être par­tisans. Notre guerre est une guerre nationale. Notre révolution est bourgeoise et nous luttons pour une république démocratique parlementaire. Nous vous ven­dons des armes, mais laissez-nous exterminer les trotskistes. »

Voilà l'accord qui servit de base à la constitution du « gouvernement de la Victoire ». Seulement le pro­létariat révolutionnaire écrasé, les contradictions en­tre les associés commencèrent à apparaître et à s'ap­profondir. Elles aboutirent au mois de mars 1939 au choc violent : le pronunciamento Miaja-Casado. Les événements ont une logique interne et les crimes se payent. La logique du Front populaire se retourne contre les staliniens, ses artisans. L'arme forgée par eux les frappe à leur tour.

Les républicains se sont servis des staliniens contre le prolétariat, mais ici aussi le nègre a fait son tra­vail, le nègre peut partir. Du reste le nègre gênait les républicains, car il voulait conserver l'administration, l'armée entre ses mains. Bien que les staliniens se déclarent cent fois par jour réformistes, démocrates, patriotes et chauvins la bourgeoisie même républicai­ne ne leur accorde qu'une confiance très limitée. Les staliniens disaient que des mesures révolutionnaires empêchaient l'aide des démocraties. Cette conception était à la base de toute leur politique contre l'aile gauche du Front populaire, C.N.T. et P.O.U.M. Elle s'est retournée contre eux-mêmes Depuis plus d'un an les républicains disaient que la présence des com­munistes au gouvernement était mal vue par Chamberlain et Daladier. Les républicains avaient raison. Ils oubliaient seulement d'ajouter que le mieux vu par la City et par le Comité des Forges était Franco, et non eux-mêmes.

La chute de la Catalogne a remis à Franco le plus fort bastion de la résistance antifasciste. Avec la re­connaissance de Burgos par la France et l'Angleterre toute la perspective du Front populaire s'est effondrée. Les chefs du Front populaire disaient que la France ne permettrait pas à Franco de s'installer le long de la frontière pyrénéenne. Ils faisaient confiance à l'intérêt impérialiste anti-allemand et anti-italien de la France. C'était un espoir faux. Nous l'avons maintes fois expliqué. En tous cas, après la reconnaissance de Burgos par la France et l'Angleterre, cette perspec­tive s'est effondrée même aux yeux des autruches du Front populaire. Quelles possibilités de résistance con­tre Franco subsistaient après la chute de la Cata­logne ? L'Espagne du centre, quoique n'englobant pas de régions aussi industrielles que la Catalogne, con­tient néanmoins des richesses importantes. Des usines de guerre y ont été installées en prévision de la chute de la Catalogne. Madrid bien fortifié a résisté à de nombreux assauts. Tout le centre est entouré de for­tifications qui seraient en cas de résistance sérieuse un morceau dur à arracher pour Franco. De plus Franco n'est pas sûr de son arrière ; la Catalogne peut lui réserver de désagréables surprises. Si le pro­létariat de Madrid et de l'Espagne centrale se réveil­lait, s'il abandonnait tous les faux espoirs, s'il sautait enfin par-dessus la politique pourrie du Front popu­laire et s'engageait dans la voie révolutionnaire de reconstitution des comités, s'il nettoyait l'arrière de tous les fascistes à peine masqués et de tous les agents de l'ennemi, alors la résistance qui pourrait se trans­former en contre-attaque serait possible. Seulement cette voie est fermée pour les républicains. Elle était fermée pour Besteiro, Miaja, Casado, mais aussi pour Negrin qui se défend à l'étranger d'avoir eu l'idée de résister à tout prix ; aussi enfin pour les communis­tes. La voie révolutionnaire écartée, reste la voie de la capitulation. Dans cette voie se sont engagés Besteiro-Miaja Casado. Ce trio a répété contre les communistes I'opération de l'autre trio Comora-Aguadé­-Rodriguez Salas pendant les journées de mai à Barcelone contre les anarchistes et le POUM.

La signification objective du pronunciamiento est pro-franquiste et capitularde. Il ne s'agit pas d'une lutte de l'UGT, des caballeristes ou des républicains contre les communistes. Nous avons affaire à un complot qui a pour but, en écrasant la base révolution­naire du parti communiste, d'ouvrir les portes à Fran­co.

Nous, bolcheviks-léninistes, nous sommes des adver­saires du stalinisme. Nous haïssons le stalinisme par­ce que nous comprenons les conséquences criminelles de sa politique étrangleuse du prolétariat. Mais seuls ceux qui ne nous connaissent pas et qui ne voient pas plus loin que leur nez peuvent s'imaginer que nos positions politiques et nos appréciations peuvent être déterminées par la haine des staliniens qui ont assassiné tant des nôtres ou par la soif de ven­geance.

Nous ne sommes pas des petits bourgeois excités, mais des révolutionnaires prolétariens. La IV° Internationale peut déclarer, à l'image de la Ligue des Communistes qu'elle n'a pas « d'intérêts séparés de ceux du prolétariat tout entier ».

Bien que nous rendions les dirigeants communistes responsables du pronunciamiento nous déclarons que le devoir de tous les ouvriers honnêtes (et les bolcheviks-léninistes ont la prétention d'être à l'avant-garde de ceux-ci) était de se battre armes en main au côté des ouvriers et militants communistes, lâchement abandonnés par la direction staliniste contre la Junta de Défense de Miaja-Casado.

Dans nos conceptions politiques et dans notre atti­tude, il y a une logique interne. Les militants de la IV° Internationale étaient pendant les journées de mai à Barcelone sur les barricades avec les ouvriers anarchistes et cela bien que nos conceptions n'aient rien à voir avec celles de Bakounine et de Kropotkine. Cid, membre de la section espagnole de la IV° Internationale, a donné son sang sur les Ramblas luttant avec l'ensemble des ouvriers en écrasante majorité anarchistes. Pourquoi ? Pour le plaisir de se battre à chaque occasion ? Non, messieurs du « Libertaire », anarchistes défenseurs de la Junta de Miaja ! Cid et d'autres ont lutté sur les barricades de Barcelone aux côtés de la C.N.T. parce qu'il s'agissait de défendre les conquêtes de la révolution du 19 juillet, parce que l'intérêt du mouvement prolétarien était de défendre ce qui restait des organismes du second pouvoir ou­vrier : comités de défense, patrouilles de contrôle, etc. Aujourd'hui, il s'agit à Madrid d'un coup dans le dos de la part des généraux félons qui veulent par la destruction des communistes, préparer le terrain à la capitulation devant Franco. Les bolcheviks-léninistes ne sont pas des littérateurs qui se contentent de condamner tout le monde et de contempler leur nombril comme le font certains groupuscules extrême-gauchistes, genre Bordiguistes. Nous ne pouvons pas rester neutres dans le conflit qui ensanglante Madrid en ce moment. Nous prenons parti. Nous sommes aux côtés des combattants communistes contre les traîtres de la Junta de Défense.

Qui sont les traîtres ? Besteiro, partisan du compromis depuis le début de la guerre civile. Casado, protégé par Négrin. Mais on y trouve aussi Carillo, appartenant à la fraction caballeriste du parti socialiste. Les staliniens se servent de ce fait pour déclarer (Voir Pravda) que « les généraux trotskistes se sont révoltés contre le gouvernement de Négrin ». Si les trotskistes n'existaient pas, Staline aurait besoin de les inventer. Il s'agit pour lui de justifier les résultats catastrophiques de sa politique, de charger le bouc-émissaire de tous les maux terrestres. Le gouvernement tzariste organisait les pogroms et rendait les juifs responsables de la misère du peuple. Actuellement Hitler l'imite. Staline, quoiqu'il représente d'autres couches sociales, non les propriétaires fonciers ou les bourgeois, mais la bureaucratie soviétique, doit aussi avoir quelqu'un sur qui faire retomber tou­tes ses faillites et tous les échecs de sa propre poli­tique. La fraction caballeriste a autant de rapports avec les trotskistes authentiques, c'est-à-dire avec la IV° Internationale que cette dernière avec Lucifer en personne.

S'il est vrai que la fraction caballeriste fut excommuniée par les staliniens parce qu'elle n'était pas prête à exécuter tous les ordres de la G.P.U, s'il est vrai que plusieurs représentants du Bureau de Londres venus en Espagne flirtaient avec le dignitaire en disgrâce et considéraient la tendance caballeriste comme progressive, il faut rappeler que les bolcheviks-léninistes ont toujours dénoncé cette fraction d'impuissants qui n'ont su au cours des derniers dix-­huit mois que pousser des plaintes.

Du reste, existait-elle, cette fraction caballeriste ? Nous voulons dire existait-il une tendance capable d'opposer aux conceptions stalinienne et négriniste d'autres conceptions, une autre politique. Caballero considérait que les staliniens et les négrinistes l'ont maltraité, qu'il a été victime de leurs sales besognes. Il a été en effet une des victimes mais non de celles que nous devions plaindre le plus. Sa politique con­servatrice du temps qu'il était président du conseil a préparé les voies à Négrin. Le dignitaire en disgrâce dont les capacités d'homme d'état ont été méconnues était très fâché. Outragé, il s'abstenait de parler pu­bliquement sous prétexte que la guerre civile impose le silence. Les circonstances étaient trop graves - selon lui - pour dénoncer avec force les trahisons staliniennes. Largo Caballero n'a jamais en tout cas dénoncé la criminelle politique du Front populaire. Rien d'étonnant : il la pratiquait au gouvernement. Nous ne savons pas s'il approuve l'entrée d'un de ces partisans dans la Junta de Casado.

Quand à l'attitude de quelques représentants de la C.N.T. et aussi de Mera, elle ne peut étonner que ceux qui ignorent la nature profondément réformiste de la direction de la C.N.T. Les Garcia Olivier et Frederica Montseny n'ont-ils pas livré le prolétariat de Barce­lone et surtout la base de leur propre organisation à la répression stalinienne. Vall et Mera continuent dans cette voie criminelle : ils livrent en ce moment le prolétariat de Madrid à la bande des capitulards et indirectement à Franco.

Mera est du reste représentant de l'aile extrême droite de la C.N.T. : il combattait l'aile gauche, Los Amigos de Durruti, et était louangé par les staliniens.

Mais la grande leçon des événements de Madrid, c'est une nouvelle faillite de toutes les conceptions de la politique du Front populaire.

Regardez-vous dans la glace, criminels ! Que vaut l'armée républicaine de la direction de laquelle vous avez chassé tous les révolutionnaires ? Quelle est sa fidélité au régime républicain ? Comme au vieux temps de la monarchie, elle fait des « pronunciamiento ».

Que vaut l'appareil étatique républicain démocra­tique ? Il suit le « pronunciamiento ». Que les politiciens se rappellent la destination des organismes au­thentiquement prolétariens comme les Patrouilles de contrôle. Ce sont les staliniens qui ont forgé l'arme qui se retourne contre eux, mais malheureusement aussi contre le prolétariat.

Le pronunciamento de Miaja-Casado a déterminé la fin du gouvernement de Négrin. Il faut aussi souligner la lâcheté de la direction du parti communiste qui a abandonné ses militants et s'est enfui à l'étran­ger.

Les anarchistes français (Voir Libertaire) appuient la Junta Miaja-Casado parce qu'ils y voient une tentative d'arrêter le massacre inutile des ouvriers espagnols. La situation n'est elle pas perdue ? L'essentiel c'est de sauver la vie des militants en danger, leur permettre de partir à l'étranger, car la révolution es­pagnole se fera avec des hommes vivants et non avec des morts. Voilà les idées qu'on peut recueillir dans « Le Libertaire » et « Juin 36 ».

Pourtant ceux qui veulent arrêter « le massacre inutile » méconnaissent la nature du fascisme. Ils es­pèrent la clémence de la part de Franco. Or, le trait fondamental du fascisme est précisément qu'il ne tolère aucune organisation indépendante du proléta­riat et qu'il supprime même toutes les organisations bourgeoises indépendantes. L'armistice avec Franco permettant de sauvegarder quoi que ce soit pour le prolétariat est impossible.

Garcia Oliver n'a pas été récompensé pour sa trahison de mai, Comorera et Négrin non plus. Le sort de Miaja-Casado et de leurs associés ne sera pas meilleur.

Quant au prolétariat, il n'a pas le choix. Même en cas de défaite totale, c'est dans la mesure où il résis­tera et fera payer cher au fascisme ses avances qu'il pourra après regrouper ses forces et préparer sa re­vanche.


Archives IV° Internationale
Début Arrière Sommaire Début de page Suite Fin
Archive Trotsky