1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

III: La femme dans l'avenir


Ce chapitre peut être fort court. Il contient simplement les conséquences qui découleront pour la situation de la femme de tout ce que nous avons dit jusqu'ici, conséquences que chacun peut en tirer lui-même.

La femme, dans la société nouvelle, jouira d'une indépendance complète ; elle ne sera plus soumise même à un semblant de domination ou d'exploitation ; elle sera placée vis-à-vis de l'homme sur un pied de liberté et d'égalité absolues.

Son éducation sera la même que celle de l'homme, sauf dans les cas où la diffé­rence des sexes rendra inévitable une exception à cette règle et exigera une méthode particulière de développement ; elle pourra, dans des conditions d'existence vraiment conformes à la nature, développer toutes ses formes et toutes ses aptitudes physiques et morales ; elle sera libre de choisir, pour exercer son activité, le terrain qui plaira le plus à ses vœux, à ses inclinations, à ses dispositions. Placée dans les mêmes conditions que l'homme, elle sera aussi active que lui. Bien mieux, employée d'abord comme ouvrière à quelque travail pratique,elle donnera, l'heure d'après, ses soins à l'éducation, à l'instruction de la jeunesse ; pendant une troisième partie de la journée, elle s'exercera à un art, à une science quelconques, pour remplir enfin, dans une dernière période de la journée, quelque fonction administrative. Elle prendra de l'agrément, de la distraction avec ses pareilles ou avec des hommes, comme il lui conviendra et selon les circonstances.

Elle jouira de même que l'homme d'une entière liberté dans le choix de son amour. Elle aspirera au mariage, se laissera rechercher et conclura son union sans avoir à considérer autre chose que son inclination. Cette union sera, comme aux temps primitifs, un contrat privé, sans l'intervention d'aucun fonctionnaire, mais elle se différenciera de celle de ce temps-là en ce que la femme ne tombera pas, à la suite d'un achat ou d'un cadeau, aux mains d'un homme dont elle deviendrait l'esclave et qui pourrait la répudier à son gré.

L'être humain devra être en mesure d'obéir au plus puissant de ses instincts aussi librement qu'à tous ses autres penchants naturels. La satisfaction de l'instinct sexuel est chose aussi personnelle à tout individu que celle de n'importe quel autre instinct que la nature lui a donné. Nul n'aura de compte à rendre sur ce point ; aucun intrus n'aura à s'en mêler. L'intelligence, l'éducation, l'indépendance, rendront le choix plus facile et le dirigeront. S'il y a incompatibilité, si les conjoints sont désabusés, s'ils se deviennent antipathiques l'un à l'autre, la morale ordonnera de dénouer une situation devenue aussi contraire à la nature qu'aux mœurs. Les hommes et les femmes étant en nombre égal, toutes les circonstances qui condamnaient une foule de ces dernières au célibat ou à la prostitution disparaîtront ; par suite les hommes ne seront plus en mesure de prendre pour excuse la disproportion numérique des sexes. D'autre part, les modifications radicales subies par les conditions sociales auront levé tous les obstacles et supprimé toutes les causes de désorganisation qui - ainsi que nous l'avons montré plus haut - influent aujourd'hui sur la vie conjugale et l'empêchent si fréquem­ment de prendre tout son développement.

Tous ces obstacles, tout ce qu'il y a de contraire à la nature dans la situation actuelle de la femme, ont amené à considérer comme parfaitement juste que le choix de l'amour soit libre et que l'union puisse également être défaite, sans empêchements extérieurs, quand cela est nécessaire, des gens qui, pour le reste, ne sont pas disposés à pousser plus loin la modification de notre état social actuel. C'est ainsi, par exemple, qu'au cours d'une polémique dirigée contre les efforts faits par Fanny Lewald en vue de l'émancipation de la femme, Mathilde Reichardt-Stromberg dit ce qui suit.

« Si vous réclamez pour la femme l'égalité de droits absolue avec l'homme, dans la vie sociale et politique, George Sand a nécessairement raison aussi dans ses revendications émancipatrices qui ne tendent à rien moins qu'à réclamer ce que l'homme a possédé depuis longtemps sans conteste. Car il n'y a véritablement aucune raison pour que la tête seule de la femme et non pas son cœur aussi prenne, et soit libre de prendre et de donner, la même part que l'homme à cette égalisation de ses droits. Au contraire, si la femme, en raison de sa nature, a le droit et aussi le devoir - car nous ne devons pas dissimuler les charges qui nous incombent - de tendre à l'extrême les fibres de son cerveau pour se mettre en état de lutter avec les géants intellectuels de l'autre sexe -, elle doit avoir aussi comme eux, le droit, pour maintenir l'équilibre, d'accélérer les battements de son cœur de telle façon qu'il lui parait convenable. Car nous avons bien lu toutes - et sans que notre pudeur en fût le moins du monde irritée - combien souvent Goethe, pour ne prendre que le plus grand pour exemple, a dépensé, chaque fois avec une femme nouvelle, toute la chaleur de son cœur et tout l'enthousiasme de sa grande âme. L'homme de bon sens ne trouve rien que de naturel à cela, précisément en raison de ce que la grande âme de Goethe était difficile à satisfaire ; seul le moraliste étroit s'y arrête et y trouve à redire. Pourquoi donc voulez-vous tourner en dérision les « grandes âmes » prises parmi les fem­mes ?... Admettons pour une fois que le sexe féminin tout entier se compose, sans exception, de « grandes âmes », à la George Sand, que chaque femme soit une Lucrezia Floriani, dont tous les enfants soient des enfants de l'amour, mais qui ne les en élève pas moins avec autant d'affection et de dévouement que de jugement et de raison. Que deviendrait le monde dans ces conditions  ? Il n'est pas douteux que le monde n'en subsisterait pas moins, qu'il ferait des progrès comme aujourd'hui et qu'il pourrait peut-être même s'en trouver remarquablement bien ».

L'auteur a pleinement raison. Ce qu'a fait Goethe, des milliers d'autres, qui ne sauraient d'ailleurs lui être comparés, l'ont fait et le font encore, sans perdre pour cela la moindre estime ni la moindre considération dans la société. Il suffit de se placer à un point de vue particulier, et tout va de soi. Les femmes de cette catégorie sont nombreuses et même ne s'imposent point de retenue ; mais, prises en masse, elles se trouvent dans des conditions bien plus défavorables, et enfin les femmes du caractère d'une George Sand sont aujourd'hui fort rares. Mais malgré cela, une situation de ce genre est, de nos jours, contraire aux mœurs parce qu'elle heurte les lois morales établies par la société et qu'elle est en contradiction avec la nature même de notre état social. Le mariage forcé est, pour la société, le mariage normal, la seule union « mo­rale » des sexes ; partant de là, toute autre union sexuelle, qu'il s'agisse de n'importe qui, est « immorale ». Cela est parfaitement dans l'ordre. Le mariage bourgeois est la résultante de la propriété bourgeoise. À ce mariage, étroitement lié à la propriété individuelle, au droit héréditaire, il faut des enfants « légitimes » pour « héritiers », et c'est pour arriver à ce but qu'il est conclu. Sous la pression des conditions sociales, il est imposé par les classes dirigeantes à ceux-là même qui n'ont rien à laisser après leur mort  [1].

Enfin, comme, surtout dans la société nouvelle, il n'y aura rien à léguer, à moins que l'on ne considère le mobilier domestique comme une part d'héritage particulière­ment importante, le mariage forcé tombera, pour cette raison, en désuétude. Cela suffit pour vider la question du droit héréditaire, que le socialisme n'aura pas besoin d'abolir.

La femme sera donc entièrement libre ; son ménage et ses enfants, si elle en a, ne pourront qu'augmenter son bonheur, sans rien lui enlever de son indépendance. Des gardiennes, des institutrices, des amies de son sexe, des jeunes filles, se trouveront à ses côtés toutes les fois qu'elle aura besoin d'aide.

Il se peut que dans l'avenir il se trouve encore isolément des hommes qui disent, comme Humboldt : « Je ne suis pas fait pour être père de famille. D'ailleurs je considère que se marier est un péché et faire des enfants un crime ». Qu'est-ce que cela peut faire ? la puissance de l'instinct naturel pourvoira à l'équilibre, et nous n'avons pas besoin de nous inquiéter aujourd'hui du pessimisme philosophique de Mainlaender ou de Von Hartmann qui, dans « l'État idéal », laissent entrevoir la destruction de la société par elle-même.

Au contraire, Fr. Ratzel a pleinement raison quand il écrit :

« L'homme devrait ne pas se considérer plus longtemps comme une exception aux lois de la nature, mais commencer au contraire à rechercher ce qui, dans ses propres actions et ses pensées, leur est conforme, et s'efforcer de diriger sa vie suivant ces lois. Il en arrivera à organiser la vie commune avec ses semblables, c'est-à-dire la famille et l'État, non pas d'après les lois des siècles passés, mais d'après les principes raisonnables d'une notion exacte de la nature. La politique, la morale, les principes fondamentaux du droit, alimentés aujourd'hui par toutes les sources possibles, ne devront être façonnés que conformément aux lois naturelles. L'existence vraiment digne de l'homme, à propos de laquelle on divague depuis des milliers d'années, deviendra enfin une réalité »  [2].


Notes

[1] Lorsque le Dr Schaeffle, dans son ouvrage « Structure et vie du corps social », dit que « remâcher le lien conjugal en facilitant le divorce ne serait certes pas à souhaiter, que cela irait à l'encontre des devoirs moraux de l'union des sexes humains et serait préjudiciable tant pour la conservation de la population que pour l'éducation des enfants », je n'ai même pas besoin de faire remarquer, après tout ce que j'ai exposé, que non-seulement je considère ces opinions comme inexactes, mais que je suis même enclin à les tenir pour « immorales ». Cependant le Dr Schaeffle sera d'accord avec moi pour trouver inconcevable que, dans une société d'un degré de civilisation encore bien plus avancé que la nôtre, on introduisît ou on maintint des dispositions qui choqueraient les conceptions qu'elle se ferait de la morale.

[2] Citation faite dans l' « Histoire naturelle de la création » de Haeckel.


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