1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

III: La femme dans l'avenir


Internationalisme

Mener une existence digne de l'homme ne saurait être uniquement le privilège d'un seul peuple qui, si accompli qu'il pût être, ne réussirait ni à créer ni à faire tenir debout cet état de choses, parce que celui-ci n'est que le produit d'un travail commun de forces et de tendances internationales. Bien que partout l'idée de nation domine encore les esprits et qu'on s'en serve pour maintenir le pouvoir politique et social actuel, parce qu'il n'est possible qu'à l'intérieur des frontières nationales, nous n'en sommes pas moins déjà profondément entrés dans l'internationalisme.

Les conventions commerciales et maritimes, les traités postaux universels, les expositions internationales, les congrès pour le droit et l'unification des mesures, ceux des travailleurs - qui sont loin de venir en dernier lieu -, les expéditions inter­nationales d'exploration, notre commerce et notre trafic, tout cela et bien autre chose encore accuse un caractère international qu'ont pris les tendances des divers peuples civilisés, malgré leur limites nationales à travers lesquelles ils se sont fait jour. Déjà, en opposition au travail national, nous parlons d'un travail universel auquel nous attribuons la plus grande importance parce que des conditions dans lesquelles il se trouve dépendent le bien-être et la prospérité des nations prises séparément. Nous échangeons une grande partie de nos produits propres contre ceux de pays étrangers, faute desquels nous ne pourrions plus vivre. Et de même qu'une branche d'industrie souffre quand telle autre périclite, de même la production nationale d'un pays se trouve fortement enrayée quand celle d'un autre languit. Les rapports des différents pays entre eux deviendront toujours plus étroits malgré toutes les perturbations qui pourront survenir, telles que les guerres et les excitations nationales, et cela parce que les intérêts matériels de tous les plus puissants, l'emportent sur tout. Chaque voie nouvelle, chaque amélioration d'un moyen de communication, chaque découverte ou perfectionnement d'un système de production, ayant pour résultat de diminuer le prix des marchandises, renforce l'intimité de ces rapports. La facilité avec laquelle les déplacements peuvent se faire entre pays fort éloignés les uns des autres est un nouvel et très important facteur dans la chaîne des relations. L'émigration et la colonisation sont un autre puissant levier. Un peuple apprend de l'autre, et tous deux cherchent à se dépasser réciproquement dans une lutte d'émulation. À côté de l'échange de produits matériels de tout genre s'opère également l'échange des productions intellectuelles. L'étude des langues vivantes devient une nécessité pour des millions d'individus. À coté des intérêts matériels, rien ne dispose plus à la suppression des antipathies que l'initiation à la langue et aux productions intellectuelles d'un peuple étranger.

Les progrès qui se réalisent de la sorte sur l'échelle internationale ont pour résultats que les différents pays se ressemblent toujours de plus en plus dans leurs conditions sociales. Pour les nations civilisées les plus avancées dans le progrès, et qui, par cela même, fournissent un terme de comparaison, cette ressemblance est déjà si grande que celui qui a appris à connaître la structure sociale d'un peuple connaît en même temps, dans ses grandes lignes, celle de tous les autres. Il en est ici à peu près de même que dans la nature où, pour des animaux de même espèce, le squelette est identique quant à l'organisation et à la structure, ce qui n'empêche pas que pour chaque genre il se manifeste des variations dans la taille, dans la vigueur et dans d'autres particularités accessoires.

Il découle encore de là que partout où existent des bases sociales identiques, leurs effets doivent aussi être les mêmes ; l'accumulation de grandes fortunes a pour contraste la pauvreté de la foule, l'esclavage du salariat, l'asservissement des masses au machinisme, la domination de la minorité sur le plus grand nombre, avec toutes les conséquences qui en ressortent.

En fait, nous voyons que les mêmes contrastes de classes qui minent l'Allemagne mettent en mouvement toute l'Europe et les États-Unis. De la Russie jusqu'au Portugal, des Balkans, de la Hongrie et de l'Italie jusqu'en Angleterre et en Irlande, nous trouvons le même esprit de mécontentement, les mêmes symptômes de fermentation sociale, de malaise général et de décomposition. Ils paraissent différents dans leurs manifestations extérieures, suivant le caractère de la population et la forme de l'état politique, mais au fond ils sont essentiellement les mêmes. Ce sont là de profonds contrastes sociaux. Pour chaque année que dure davantage cette situation, ils deviennent plus aigus, ils imprègnent plus profondément et plus largement le corps social jusqu'à ce qu'en fin de compte, pour un motif peut-être insignifiant, l'explosion ait lieu, et que celle-ci se répande comme un coup de foudre sur tout le monde civilisé, appelant partout les esprits à prendre part à la lutte pour ou contre le progrès.

La guerre entre le monde nouveau et l'ancien sera allumée Des masses d'hommes entreront en scène, on combattra avec une quantité de forces intellectuelles telle que jamais le monde n'en a vu encore en guerre et comme il n'en verra pas une seconde fois. Ce sera la dernière lutte sociale. Le XIXe siècle aura de la peine à prendre fin sans que cette lutte ait éclaté.

La société nouvelle s'édifiera donc sur une base internationale. Les nations frater­niseront, se tendront mutuellement les mains, et songeront alors à étendre progres­sivement le nouvel état de choses à tous les peuples de la terre  [1]. Elles iront à eux, non en ennemis qui cherchent à les exploiter et à les asservir, non en représentants d'une foi étrangère qu'ils voudraient leur imposer, mais en amis qui désirent faire d'eux des êtres humains civilisés.

Les peuples civilisés une fois réunis en une vaste fédération, le moment sera venu aussi où « les fureurs de la guerre se tairont ». La paix éternelle n'est pas un rêve, comme le croient et essaient de le faire croire aux autres tous les messieurs en uniforme de la terre. Le temps sera venu alors ou les peuples auront reconnu leur véritable intérêt, et celui-ci ne sera pas sauvegardé par les combats et les batailles, par des préparatifs guerriers qui ruinent un pays, mais exactement par le contraire. Ainsi les dernières armes prendront, comme tant de leurs devancières, le chemin des collections d'antiquités, pour montrer aux générations futures comment leurs prédé­cesseurs se déchirèrent pendant des milliers d'années, jusqu'à ce qu'enfin l'être humain eût triomphé en lui-même de la bête féroce.

Les générations de l'avenir accompliront alors sans peine des tâches auxquelles les esprits supérieurs des temps passés auront longuement réfléchi et dont ils auront cherché la solution sans pouvoir y atteindre  [2]. Un progrès dans la civilisation en amènera un autre, imposera à l'humanité ses devoirs nouveaux et la mènera à un développement intellectuel toujours plus vaste.

« Étant donné que le commerce, l'instruction et le transport de la pensée et de la matière ont, grâce au télégraphe et à la vapeur, tout modifié, je crois que Dieu a destiné le monde à devenir une nation, à parler une seule langue, à atteindre un point de perfectionnement où les armées et les flottes de guerre ne seront plus une nécessité ». Extrait d'un discours de feu le président Grant. Il ne faut pas s'étonner que, pour un Yankee pur sang, Dieu soit appelé à jouer ce rôle. Nulle part l'hypocrisie n'est aussi développée qu'aux États-Unis. Moins le pouvoir gouvernemental, en raison de son organisation, peut opprimer les masses, plus la religion est obligée de le faire. C'est pour cela que la bourgeoisie est la plus pieuse partout ou l'action gouverne­mentale est la plus relâchée. À ce point de vue, on peut placer à côté des États-Unis l'Angleterre, la Belgique et la Suisse ».


Notes

[1] « L'intérêt national et l'intérêt de l'humanité se trouvent aujourd'hui en pleine hostilité. À un degré de civilisation plus élevé, les deux intérêts viendront se rejoindre, et n'en feront plus qu'un » (von Thünen, l' « État isolé »).

[2] C'est ainsi que Condorcet, un des encyclopédistes français du siècle dernier, a eu, entre autres, l'idée d'une langue universelle commune ; il défendit aussi la complète égalité de droits de la femme.


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