1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

III: La femme dans l'avenir


Surpopulation

Partant du point de vue international où nous venons de nous placer, nous pou­vons encore donner on toute liberté notre avis sur une autre question d'actualité brûlante, celle qui ressort pour quelques personnes de l'accroissement de la popul­tion. On en fait même une question de la plus haute importance, de la solution de laquelle dépend avant tout celle de toutes les autres. Depuis Malthus, il a été beaucoup discuté un peu partout sur la loi qui régit l'augmentation de la popula­tion. Dans son livre devenu « célèbre » et « fameux » l  « Essai sur le principe de popu­lation », qui, d'après Karl Marx, n'est qu' « un plagiat enfantin, superficiel, hypocrite et déclamatoire, des ouvrages de Sir James Stewart, de Towsend, de Franklin, de Wallace, etc., et ne renferme pas une phrase de pensée personnelle », Malthus émet l'opinion que l'humanité tend à s'accroître suivant une progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16, 32 etc.), tandis que la production des vivres ne suit qu'une progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6, etc.). - Il en résulterait nécessairement qu'il s'établirait d'une façon très rapide entre le chiffre de la population et les ressources alimentaires une disproportion qui mènerait alors à la misère et à la mort par masses. Il serait donc nécessaire de s'imposer la continence dans la procréation des enfants, et il faudrait s'abstenir du mariage si on n'avait pas les moyens suffisants, sous peine de voir les enfants ne pas trouver de place « au banquet de la nature ».

La peur de la surpopulation est déjà vieille. Nous avons vu ici même qu'on y a déjà pensé dans la discussion des conditions sociales chez les Grecs, chez les Romains, à la fin du Moyen-âge. Cette peur - et c'est là un point caractéristique qui mérite d'être pris en sérieuse considération - se manifesta constamment dans les périodes de décadence et de ruine de l'état social. Cela s'explique. Toutes les condi­tions sociales ont reposé jusqu'ici sur l'autorité de classes ; or le meilleur moyen d'amener la prépondérance d'une classe est la prise de possession du sol. Celui-ci passe des mains d'un grand nombre de propriétaires entre celles d'un petit nombre qui ne l'utilise et ne le cultive que de la façon la plus incomplète. La grande masse se trouvant ainsi privée de fortune et de moyens d'existence, sa part de subsistance dépend du bon vouloir de ceux qui sont les maîtres. Mais ceux-ci, à leur tour, se combattent entre eux. Cette lutte revêt des formes particulières, suivant les conditions dans lesquelles la société se trouve placée, et se termine inévitablement par la concentration de la propriété du sol entre un nombre toujours plus restreint de mains de la classe dirigeante. Dans ces conditions, tout accroissement de la famille devient une charge pour les moins bien partagés, et le spectre de la surpopulation apparaît. Celui-ci répand d'autant plus la terreur que la propriété foncière se réunit en moins de mains et que le sol perd davantage de sa productivité, grâce à l'abandon dans lequel on en laisse la culture ou au pur emploi d'agrément qu'en font les propriétaires. À aucune époque Rome et l'Italie ne furent aussi pauvres en ressources alimentaires que lorsque la totalité du sol se trouva entre les mains d'environ 3.000 grands proprié­taires ; d'où le cri d'alarme : « la grande propriété mène Rome à sa ruine ». Le sol était transformé en vastes territoires de chasse et en jardins d'agrément grandioses ; en maints endroits on le laissait en friche parce que sa culture par le travail des esclaves coûtait plus cher que les céréales et les grains qu'on tirait de la Sicile et de l'Afrique. Cette situation ouvrait encore une large porte à l'accaparement le plus éhonté des blés. Appauvris de la sorte, les citoyens romains et la plus grande partie des nobles aimèrent mieux renoncer à se marier et à faire des enfants. Ainsi prirent naissance ces lois qui établirent des primes au mariage et à la paternité, afin de mettre obstacle à la décroissance constante du peuple-roi.

Le même phénomène se produisit vers la fin du Moyen-âge après que, des siècles durant, la noblesse eut, par tous les moyens, tant par la ruse que par la force, dépossédé de leurs biens une foule de paysans, accaparé la propriété communale, et que les paysans, s'étant soulevés et ayant été vaincus, le pillage n'en eût continué que de plus belle et se fût étendu jusqu'aux biens de l'Église. Jamais le nombre des malfaiteurs, des mendiants, des vagabonds, ne fut plus grand que dans la période qui précéda et suivit immédiatement la Réforme. La population des campagnes, expro­priée, afflua vers les villes ; mais là les conditions du travail étaient également devenues toujours plus mauvaises, pour les raisons que nous avons déjà exposées. Et c'est ainsi que la « surpopulation » se manifestait de toutes parts.

Malthus entra en scène, de son côté, à cette période de l'industrie anglaise où les nouvelles découvertes de Hargreave, d'Arkwright et de Watt introduisaient dans la mécanique et la technique des modifications profondes qui influèrent d'abord et surtout sur les industries du coton et du lin et enlevèrent leur pain à des dizaines de milliers d'ouvriers qui en dépendaient. La concentration des capitaux et de la propriété foncière prit à cette époque, en Angleterre, des proportions énormes, et avec l'accroissement rapide de la richesse d'un côté coïncida la misère des masses de l'autre. À un pareil moment, les classes dirigeantes, qui avaient toutes les raisons pour considérer le monde tel qu'il était comme le meilleur, devaient nécessairement cher­cher à expliquer à leur manière un phénomène aussi contradictoire que l'appau­vrissement des masses, an milieu de l'accroissement de la richesse et de la plus haute prospérité industrielle. On ne trouva rien de mieux que d'en rejeter la faute sur l'augmentation beaucoup trop rapide du nombre des travailleurs, due à la procréation des enfants, et non pas sur le fait que leur surabondance était causée par le système de production capitaliste et par l'accumulation du sol entre les mains des landlords. Dans ces conditions, le « plagiat enfantin, superficiel et hypocritement déclamatoire » que publia Malthus, ne fit qu'exprimer avec violence les pensées et les vœux secrets de la classe dirigeante et justifier sa conduite aux yeux du monde. Ainsi s'expliquent l'étonnante approbation qu'il trouva d'un côté, et la violente hostilité qu'il rencontra de l'autre. Malthus avait, au bon moment, prononcé pour la bourgeoisie anglaise le mot qu'il fallait, et c'est ainsi qu'il fut, bien que son écrit ne contînt « pas une seule phrase de pensée personnelle », sacré grand homme, homme célèbre, et que son nom devint le mot d'ordre de toute la doctrine.

Eh bien, les circonstances qui fournirent à Malthus l'occasion de pousser son cri de détresse et de formuler sa brutale doctrine - car il l'appliqua spécialement à la classe laborieuse, joignant encore ainsi l'outrage au mal qu'il faisait - ces circons­tances, dis-je, non seulement n'ont pas pris fin depuis cette époque, mais elles ont encore empiré d'année en année. Et cela non pas dans la seule patrie de Malthus, le Royaume Uni (Malthus était écossais de naissance comme Adam Smith), mais encore dans tous les pays du monde où le système de production capitaliste, de mise au pillage du sol, de domestication et d'oppression des masses sous le machinisme, a jeté ses racines dans l'industrie et a trouvé moyen de les propager. Ce système, ainsi que nous l'avons montré, consiste partout à séparer le travailleur de ses instruments de travail et à concentrer ceux-ci, qu'il s'agisse du sol ou d'un outil, dans les mains des capitalistes. Il crée sans cesse de nouvelles branches d'industrie, les perfectionne, les concentre et jette alors sur le pavé, rend « superflues », de nouvelles masses de prolétaires. Dans l'agriculture, comme jadis dans l'ancienne Rome, il développe la grande propriété avec toutes ses conséquences. L'Irlande qui, à ce point de vue, est la terre la plus classique d'Europe, et que le système de pillage anglais a le plus dure­ment éprouvée, comprenait, en 1876, 884,4 milles carrés de prairies et de pâturages contre 263,3 seulement de terres cultivées, et chaque année voit faire de nouveaux progrès à la transformation de terres cultivées en prairies, en pâturages pour les moutons et les bestiaux, en territoires de chasse pour les landlords  [1]. La terre, en Irlande, se trouve en outre souvent entre les mains d'un grand nombre de petits ou même de très petits fermiers qui ne sont pas en état d'exploiter le sol dans une large mesure. L'Irlande offre ainsi l'aspect d'une contrée qui, de pays d'agriculture, retourne à l'état de pays primitif, opérant ainsi en sens inverse l'évolution qui avait fait d'elle d'un pays primitif un pays agricole. En outre, la population qui, au début de ce siècle, dépassait plus de huit millions de têtes, est tombée aujourd'hui à cinq millions environ, et malgré cela, il y en a encore quelques millions de trop. L’Écosse présente un tableau absolument semblable  [2]. Le même fait se reproduit dans la Hongrie qui n'est entrée qu'au cours de la seconde moitié de ce siècle dans le mouvement de la civilisation moderne. Un pays riche comme peu de contrées en Europe en terres fertiles est à la veille de la banqueroute ; sa population est criblée de dettes, pauvre, misérable, livrée aux usuriers, et de désespoir elle s'expatrie en masse, tandis que la propriété du sol s'est concentrée entre les mains de modernes magnats capitalistes qui mènent, à travers les bois et les terres, la plus terrible et la plus pillarde des exploi­tations, de telle sorte que, dans un temps peu éloigné, la Hongrie cessera d'être un pays producteur de céréales. Il en va entièrement de même pour l'Italie. Là aussi l'unité politique a puissamment aidé le développement capitaliste à se mettre en marche, mais les laborieux paysans du Piémont et de la Lombardie, de la Toscane et des Romagnes, s'appauvrissent toujours de plus en plus et se ruinent rapidement. Déjà il commence à se former des marécages et des bourbiers là où, il y a quelques dizaines d'années, on trouvait les jardins et les champs bien soignés d'une foule de petits cultivateurs. La malaria, cette fièvre terrible, prend des proportions telles que le gouvernement effrayé fit faire en 1882 une enquête qui donna ce triste résultat que, sur 69 provinces du royaume, 32 en étaient atteintes à un haut degré, 32 déjà contaminées et 5 seulement restées indemnes. La maladie, qui n'était connue jadis que dans les campagnes, envahit aussi les villes, parce que le prolétariat qui s'y entasse de plus eu plus fort, augmenté encore de la population rurale prolétarisée, représente le foyer d'infection de la maladie.

Ces faits, rapprochés de tout ce que nous avons déjà dit dans cet ouvrage du système de production capitaliste, nous prouvent que la misère et la pauvreté des masses ne sont pas la conséquence d'une pénurie de moyens d'existence et d'alimentation, mais les suites de l'inégalité du partage de ceux-ci ; cela conduit à ce que les uns ont le superflu, tandis que les autres manquent du nécessaire. Il en résulte que l'on gâche et gaspille les ressources et que l'on abandonne les bénéfices de la production.

Les assertions de Malthus n'ont donc de signification que si l'on prend pour point de départ le système de production capitaliste, et celui qui part de ce point de vue a toutes les raisons de défendre ce système, car autrement le terrain se déroberait sous ses pieds.

D'autre part, la production capitaliste elle-même pousse à la procréation des enfants, en ce sens qu'elle a besoin d'eux sous formes de « bras » à bon marché pour ses fabriques. Avoir des enfants devient chez le prolétaire urne sorte de calcul, par ce fait que leur entretien ne lui coûte que peu ou rien parce que leur travail en couvre les frais. Il est même obligé d'en avoir beaucoup parce qu'il en résulte pour lui, dans la petite industrie par exemple, la certitude de pouvoir augmenter ses moyens de concurrence. Certes, c'est là un système absolument abominable, car il accroît l'appauvrissement du travailleur et provoque sa propre superfluité en raison de ce que les enfants en viennent à servir les machines à sa place.

Mais comme l'immoralité et le caractère nuisible de ce système sautent aux yeux et qu'ils progressent au fur et à mesure que l'exploitation capitaliste s'élargit et gagne du terrain, on comprend que les idées de Malthus fassent des progrès chez des idéologues bourgeois - et c'est ce que sont tous les économistes bourgeois -, et que, particulièrement en Allemagne aussi, l'idée de surpopulation trouve chaque jour plus d'écho dans la classe moyenne. Le capital, accusé reconnu innocent, est sauvé, et le travailleur seul est le coupable.

Il n'y a qu'un dommage, c'est que l'Allemagne n'a pas que des prolétaires « en trop », mais encore des « intelligences », que le capital ne crée pas seulement la surproduction pour le sol, les marchandises, les ouvriers, les femmes et les enfants, mais encore pour les « employés » et les « savants », ainsi que je le montrerai plus loin. Il n'y a qu'une chose que le monde capitaliste ne trouve pas « de trop », c'est le capital et son porteur, le capitaliste.

Si donc les économistes bourgeois sont Malthusiens, ils sont ce que l'intérêt bourgeois les oblige à être ; seulement il ne faut pas qu'ils s'avisent de transporter leurs lubies bourgeoises dans la société socialiste. C'est ainsi que John Stuart Mill dit, par exemple : « Le communisme est précisément cet état de choses dans lequel il est permis de s'attendre à ce que l'opinion publique se prononce avec une extrême vigueur contre cette espèce d'intempérance d'égoïsme. Tout accroissement de la population qui tendrait à restreindre le bien-être ou à augmenter les charges de la collectivité, devrait donc avoir comme conséquence pour chacun de ses membres un inconvénient évident et inévitable, qui ne pourrait par suite être imputé ni à l'avidité de l'employeur ni aux privilèges injustifiés des riches. Dans des conditions aussi différentes, l'opinion publique manifesterait inévitablement son mécontentement, et si cela ne devait pas suffire, on réprimerait par des pénalités quelconques toute incon­tinence qui serait de nature à porter à la collectivité un préjudice général. L'argument tiré du danger de la surpopulation ne touche donc nullement d'une façon particulière la théorie socialiste : bien plus, celle-ci se recommande par ce fait qu'elle aurait une tendance marquée à obvier à cet inconvénient ». Et à la page 376 de son ouvrage, « le manuel d'économie politique de Rau », le professeur Ad. Wagner dit : « Dans la vie socialiste commune, on pourrait tout au moins accorder en principe la liberté du mariage ou la liberté de la paternité ».

Les auteurs que nous venons de citer partent donc, sans aller plus loin, de cette idée que la tendance à la surpopulation est commune à tous les états sociaux. Mais tous deux revendiquent pour le socialisme l'avantage de pouvoir, mieux que toute autre forme de la société, établir l'équilibre entre le nombre des membres de la collectivité et les ressources alimentaires.

À l'appui de leur conception absolument erronée du rapport qui existe entre la population, l'alimentation et le socialisme, les auteurs en question ont trouvé un auxiliaire dans le camp socialiste même pour justifier leur manière de voir. C'est l'ouvrage déjà cité de Charles Kautsky : « L'influence de l'accroissement de la population sur le progrès de la Société ». Kautsky, bien que combattant Malthus, lui donne raison au fond. Il parle, ainsi que Malthus, d'une « loi de l'appauvrissement du sol », sans autrement la formuler et en la réfutant même en partie par ce fait qu'il produit de nombreux exemples démontrant de quel large développement sont susceptibles, sous un régime rationnel, non seulement l'agriculture, mais encore la production de la viande et l'élevage des animaux domestiques. Il n'entrevoit pas non plus que l'organisation irrationnelle de la propriété qui régit le partage de la production est aujourd'hui la cause du déficit : il reconnaît cependant que les plaintes contre l'accroissement exagéré de la population sont un système inhérent à toutes les formations sociales en décadence. Malgré tout cela, il en arrive à cette conclusion de conseiller à la société socialiste de commencer par où ont fini les autres formes sociables, par limiter la population. C'est là une forte contradiction.

D'après Kautsky, tenir compte de « la loi du peuplement est la condition préli­minaire inéluctable de toute discussion fructueuse de la question sociale » en quoi il s'appuie sur F. A. Larnge qui professait une estime exagérée pour John Stuart Mill dont il a largement subi l'influence. Pour Kautsky, la période de la surpopulation est si bien inévitablement à nos portes, elle est si terrible, qu'il demande, presque avec effroi : « Devons-nous nous croiser les bras en désespérés ? Est-ce vraiment un crime de lèse-humanité que de vouloir rendre l'homme heureux ? La prostitution, le célibat, les maladies, la pauvreté, la guerre, le meurtre, l'indicible misère qui, sous n'importe quel nom, sévissent aujourd'hui sur l'espèce humaine, sont-ils donc inévitables » ? Et il répond lui-même à sa question en disant : « Ils le sont, si on ne reconnaît pas dans toute son horreur la loi qui régit le peuplement ».

Jusqu'ici toute loi, une fois reconnue, perdait de son « horreur » ; dans le cas présent l'horreur ne doit que s'accroître avec la connaissance de la loi. Et, en vue de parer à ce « terrible danger », Kautsky ne conseille pas comme Malthus, Saint Paul et les Pères de l'Église, l'abstinence de la femme, mais... le commerce préventif, étant donné qu'il reconnaît pleinement la nécessité de satisfaire l'instinct sexuel. Nos Malthusiens croient que si le peuple venait à vivre dans des conditions meilleures, la société se transformerait en un vaste clapier à lapins et ne connaîtrait plus de devoir plus élevé que la jouissance sexuelle la plus déréglée et la procréation en masse des enfants. C'est une conception bien vile qu'ils ont de l'humanité arrivée à un haut degré de civilisation.

Quand Virchow, cité par Kautsky, dit : « De même que l'ouvrier anglais, dans sa profonde dépravation, dans l'oblitération absolue de son sens moral, finit par ne plus connaître que deux sources de jouissance, l'ivresse et le coït de même, jusque dans ces dernières années, la population de la haute Silésie avait concentré toutes ses aspira­tions, tous ses efforts, vers ces deux choses. L'absorption de l'eau-de-vie et la satisfaction de l'instinct sexuel régnaient chez elle en souveraines, et cela explique facilement que la population gagnait en nombre juste autant qu'elle perdait en force physique et en tenue morale ». Tout cela indique très nettement, à mon avis, le sens que devront prendre et l'action que devront exercer une civilisation plus complète et un genre de vie plus conforme à la nature ».

De même, cette phrase de Karl Marx, également citée par Kautsky, doit être con­sidérée comme une conception profondément vraie et d'une application générale : « En fait, ce ne sont pas seulement les chiffres des naissances et des décès, mais encore les familles nombreuses, qui sont en proportion inverse des salaires et par suite de la somme des moyens d'existence dont disposent les différentes catégories de travailleurs. Cette loi de la société capitaliste n'aurait aucun sens chez les sauvages ou même parmi des colons civilisés. Elle fait songer à la reproduction brutale de certai­nes espèces d'animaux faibles et constamment pourchassés ». Et, à ce propos, Marx, citant Laing, dit dans une note : « Si la terre entière se trouvait dans des condi­tions heureuses, elle serait bientôt dépeuplée ». Laing représentait donc une opinion diamétralement opposée à celle de Malthus.

Kautsky n'est donc pas d'avis que de meilleures conditions d'existence et une civilisation plus parfaite auraient sur la procréation des enfants une action fâcheuse ; il a plutôt une manière de voir entièrement contraire, et c'est pour cela qu'en raison de la « loi d'appauvrissement du sol », il demande l'application de mesures préventives.

Considérons donc maintenant cette prétendue loi de « l'appauvrissement du sol », et voyons ce que la physiologie et l'expérience nous disent de la procréation des enfants. Un homme qui fut à la fois un grand propriétaire très avisé, et un économiste nationaliste déterminé, et qui, par conséquent, l'emportait de beaucoup sur Malthus à ce double point de vue, dit à propos de la production agricole : « La productivité des matières premières, notamment en ce qui concerne l'alimentation, ne le cédera en rien, dans l'avenir, à celle de l'industrie et de la transportation.... De nos jours, la chimie agricole commence à peine à ouvrir à l'agriculture des points de vue qui pour­ront sans doute mener encore à bien des erreurs, mais qui finiront par rendre la société maîtresse de la production des matières alimentaires, de même qu'elle est aujourd'hui en mesure de fournir une quantité de drap voulue, pourvu qu'elle ait entre les mains la provision de laine nécessaire »  [3].

De même Liebig, c'est-à-dire une deuxième autorité en cette matière, est d'avis que « quand la main d'œuvre et l'engrais existent en quantité suffisante, le sol est inépuisable et donne d'une façon ininterrompue les plus riches récoltes ». La loi d'appauvrissement du sol est donc une lubie de Malthus qui a pu se justifier jusqu'à un certain point à son époque, sous un régime de progrès agricole insuffisamment développé, mais qui est aujourd'hui condamnée par la science et par l'expérience. La loi est, le plus souvent, conçue en ces termes : le produit d'une terre est en rapport direct avec la main d'œuvre qu'on y affecte (science et technique comprises) et avec la somme d'engrais utilement employée. J'ai déjà établi plus haut - et je renvoie le lecteur à mes déductions sur ce point - de quel énorme accroissement le produit de notre sol serait susceptible, dans l'état actuel de la science, si la terre était socialement exploitée. S'il a été possible au petit paysan français de quadrupler sa production dans les quatre-vingt-dix dernières années, tandis que la population ne se doublait même pas, on pourrait attendre de bien autres résultats encore d'une collectivité se livrant à l'exploitation du sol par la méthode socialiste. À part tout cela, nos Malthusiens ne s'aperçoivent pas le moins du monde que, dans nos conditions actuelles, il ne s'agit pas d'envisager seulement le sol que nous foulons, mais encore celui de la terre entière, c'est-à-dire, pour une grande part, de pays dont la fertilité, quand ou l'utilise, produit souvent vingt, trente fois et plus ce que donne notre sol pour une même étendue. On a bien déjà pris fortement possession de la terre, mais, sauf une partie infime, elle n'a été nulle part cultivée et utilisée comme elle aurait dû l'être. Ce n'est pas seulement la Grande Bretagne qui pourrait, ainsi que nous l'avons indiqué, produire une bien plus grande quantité de vivres, mais ce sont aussi la France, l'Allemagne, l'Autriche, et, à un bien plus haut degré encore, les autres pays d'Europe.

La Russie d'Europe, en prenant comme terme de comparaison la population actuelle de l'Allemagne, pourrait nourrir 475 millions d'êtres au lieu de 75 millions qu'elle en fait vivre approximativement aujourd'hui. La Russie d'Europe compte actuellement environ 750 habitants par mille carré, la Saxe 10.140. Si la première était peuplée dans la même proportion que la seconde, elle pourrait comprendre plus d'un milliard d'habitants ; mais la terre entière n'en compte de nos jours qu'environ 1.430 millions.

L'objection que la Russie comporte de vastes étendues de terres qui, par leur climat, rendent impossible une production élevée, n'est pas concluante dès lors qu'in­versement ce pays jouit aussi, notamment dans le sud, d'un climat et d'une fertilité que l'Allemagne est loin de connaître. En outre, l'accroissement de la densité de la population et l'extension de la culture du sol (défrichement des bois, dessèche­ment des marais, etc.) qui en résulterait, amènerait dans le climat des modifications dont il est impossible d'évaluer aujourd'hui la portée. Partout où l'homme se rassem­ble en masses compactes, il se produit aussi des changements climatériques profonds. Nous n'attribuons aujourd'hui que peu de poids à ces phénomènes, et il nous est impossible d'en apprécier toutes les conséquences parce que, dans l'état actuel des choses, nous n'avons ni l'occasion ni les moyens de faire des expériences en grand. D'autre part, tous les voyageurs sont d'accord sur ce point que, même dans l'extrême-nord de la Sibérie par exemple, où le printemps, l'été et l'automne se succèdent rapidement en peu de mois, il se produit subitement une exubérance de végétation qui excite le plus grand étonnement. De même la Suède et la Norvège, dont la population est aujour­d'hui si clairsemée, pourraient, avec leurs immenses forêts, leur richesse minérale pour ainsi dire inépuisable, leur quantité de rivières, leur littoral maritime, être une puissante source d'alimentation pour une population très dense. Aujourd'hui ces pays manquent d'hommes parce que, dans les conditions telles qu'elles se présentent, les moyens et l'organisation nécessaires pour en ouvrir la richesse n'ont pas encore été créés.

Ce que nous venons de dire pour le Nord s'applique d'une façon bien plus topique encore au Sud de l'Europe, c'est-à-dire au Portugal, à l'Espagne, à l'Italie, à la Grèce, aux principautés Danubiennes, à la Hongrie, à la Turquie, etc. Un climat on ne peut plus favorable, un sol si fécond et si fertile qu'il n'en existe pas de pareils dans les meilleures contrées des État-Unis, seraient en mesure de donner la nourriture la plus riche à des populations innombrables. Les malsaines conditions politiques et sociales de ces pays sont cause que des centaines de milliers de nos compatriotes aiment mieux traverser l'Océan que d'aller s'établir dans ces contrées plus rapprochées et plus commodément situées. Mais, dès qu'il y aura été institué des conditions sociales raisonnables et internationales, il faudra des millions d'êtres humains pour amener à un degré nouveau de culture ces vastes et fertiles régions.

À l'heure actuelle, et pour longtemps encore, loin d'avoir trop d'hommes, nous n'en avons pas assez en Europe pour atteindre notre but de civilisation parfaite, et dans ces conditions il est absurde de se laisser aller à la moindre crainte de surpo­pulation.

Si nous laissons là l'Europe pour nous occuper des autres parties du monde, nous y trouvons, dans une bien plus large mesure encore, la pénurie d'hommes et la surabondance de terres. Les pays les plus féconds et les plus fertiles du monde sont aujourd'hui complètement incultes ou à peu près parce que leur défrichement et leur exploitation ne pourraient être entrepris avec quelques centaines ou quelques milliers d'hommes, mais qu'ils exigeraient des masses colonisatrices de plusieurs millions de bras pour pouvoir se rendre maître, dans une certaine mesure seulement, d'une mature exubérante. À cette catégorie appartiennent par exemple le centre et le sud de l'Amé­rique, c'est-à-dire une superficie de plusieurs centaines de milles carrés. Carey affirme que la vallée de l'Orénoque seule, avec ses 360 milles de long, serait en mesure de fournir des moyens d'existence en telle quantité que toute l'humanité actuelle pourrait en vivre. Acceptons-en la moitié, c'est déjà plus que suffisant. De même, l'Amérique du Sud pourrait à elle seule nourrir quatre fois le nombre d'êtres humains aujourd'hui dispersés sur la terre entière. La valeur nourricière d'un terrain planté de bananiers, comparée à celle d'un terrain de même étendue cultivé en froment, s'établit par la proportion de 133 pour 1. Tandis qu'aujourd'hui notre blé, semé dans un sol bien approprié, donne un produit de vingt pour un  [4], le riz, dans son pays d'origine, donne une récolte de 80 à 100 pour 1, le maïs de 250 à 300 pour 1, et dans nombre de pays, notamment les Philippines, le rendement du riz est évalué à 400 pour 1. Pour toutes ces denrées la question est de les rendre les plus nutritives possible par la préparation. Comme dans toutes les questions d'alimentation, la chimie trouvera là un champ inépuisable, comme l'indique par exemple Liebig, qui se sert notamment de l'action avantageuse de la cuisson de la pâte avec de l'eau de chaux pour augmenter la valeur nutritive du pain.

Le centre et le sud de l'Amérique, surtout le Brésil qui, à lui seul, est presque aussi grand que l'Europe entière (le Brésil a 152. 000 milles carrés avec environ Il millions d'habitants en regard des 178.000 milles carrés et des 310 millions habitants de l'Europe), sont d'une fécondité et d'une fertilité qui excitent l'étonnement et l'admira­tion de tous les voyageurs, et ces pays sont en outre d'une richesse inépuisable en mines et en métaux. Mais ils sont jusqu'à présent fermés au monde parce que leur population est indolente et trop inférieure en nombre et en civilisation pour se rendre maîtresse d'une nature aussi puissante. Les découvertes de ces dernières années nous ont appris ce qu'il en est du centre de l'Afrique. D'autre part, l'Asie ne renferme pas seulement des contrées vastes et fertiles qui pourraient nourrir de nouveaux millions d'hommes ; le passé nous a déjà montré comment la douceur du climat arrache au sol une luxuriante et riche nourriture dans des contrées aujourd'hui stériles et presque désertes, quand l'homme sait y amener l'eau, cette source de bénédictions. Avec la destruction des hommes dans de sauvages guerres de conquête, avec leur oppression folle par les conquérants, disparaissent les aqueducs et les canaux d'irrigation, et des milliers de milles carrés se transforment en champs de sable incultes. Que l'on y amène par millions des hommes civilisés et des sources d'alimentation jailliront, inépuisables. Le fruit des palmiers à dattes foisonne en quantités à peine croyables, et demande, pour cela, si peu de place, que 200 dattiers couvrent à peine un arpent de terrain. En Égypte, la dourah donne un produit de plus de 3.000 pour un. Et cependant le pays est pauvre et en décadence. Et cela, non pas à cause de l'excès de population humaine, mais par suite d'un système d'exploitation si épouvantablement pillard qu'il a pour conséquence d'étendre le désert davantage d'année en année. Quels immenses résultats les procédés d'agriculture et de jardinage du centre de l'Europe obtiendraient dans tous ces pays, c'est ce qui échappe à toute évaluation.

En prenant pour base l'état présent de la production agricole, les États-Unis de l'Amérique du Nord pourraient facilement nourrir vingt fois leur population actuelle (50 millions), soit un milliard d'hommes. Dans la même proportion, le Canada pour­rait en alimenter 500 millions, au lieu de 4 1/2. Nous avons encore l'Australie et les nombreuses îles de l'Océan Indien et du Grand Océan qui sont la plupart d'une fertilité extraordinaire. Augmenter le nombre des hommes et non le diminuer, tel est le vœu qui, au nom de la civilisation s'adresse à l'humanité.

Partout c'est aux institutions sociales et aux modes de production et de répartition qui en dépendent qu'il y a lieu de faire remonter les causes de la détresse et de la misère, et non pas au nombre des êtres humains. Qui ne sait que chez nous plusieurs bonnes récoltes consécutives pèsent d'un tel poids sur le prix des denrées qu'une notable partie de nos grands et de nos petits cultivateurs y trouvent leur ruine. Donc, au lieu de s'améliorer, la situation des producteurs n'en devient que plus mauvaise. Et ce serait là un état de choses raisonnable ? Nos spéculateurs, dans les bonnes années, laissent souvent les grains se perdre, parce qu'ils savent que les prix augmentent dans la proportion dans laquelle la récolte diminue, et, dans ces conditions, on voudrait nous faire craindre un excès de population  ? En Russie et dans le sud de l'Europe on laisse honteusement périr chaque année des dizaines de milliers de quintaux de céréales parce que l'on manque de magasins convenables et de moyens de transport appropriés. Des millions de quintaux de denrées se gaspillent annuellement en Europe parce que les appareils de récolte sont imparfaits ou parce que l'on manque de bras au bon moment. Des quantités de meules de blé, des granges bondées, des exploitations agricoles entières deviennent la proie des flammes, parce que la prime d'assurances dépasse la valeur du grain, de même qu'on laisse pour la même raison des navires se perdre corps et bien en pleine mer. Chaque année nos manœuvres militaires détruisent de nombreuses récoltes. En 18??  [5], les frais d'une manœuvre de quelques jours seulement entre Clmemréitz et Leipzîg s'élevèrent à 300.000 marcks pour les récoltes détruites, et l'on sait que l'évaluation est toujours inférieure au dommage causé. Or il y a tous les ans une foule de manœuvres de ce genre, et de vastes étendues de terrain sont, dans un but analogue, enlevées à toute culture  [6].

N'oublions pas, enfin, de répéter qu'à toutes les ressources de l'alimentation s'ajoute la mer, dont la superficie compacte est à celle de la terre comme 18 à 7, c'est-à-dire deux fois et demie plus grande, et dont l'exploitation rationnelle de la richesse d'alimentation est encore dans l'enfance, et l'avenir apparaîtra à nos yeux sous un aspect différant du tout au tout du sombre tableau que nous en fait le malthusianisme.

Qui peut dire à quelles limites s'arrêteront nos connaissances en chimie, en phy­sique, en physiologie ? Qui oserait prédire quelles entreprises gigantesques - en partant de notre point de vue actuel - l'humanité réalisera dans des siècles futurs pour arriver à des modifications essentielles dans les conditions climatériques des pays et dans les moyens de les rendre productifs à tous les points de vue.

Nous voyons dès aujourd'hui, dans la forme capitaliste de la société, s'effectuer des entreprises qui, il y a un demi-siècle, étaient tenues pour impossibles. On percera de larges isthmes et on réunira les mers. Des tunnels longs de plusieurs milles, percés dans le sein de la terre, réuniront des pays séparés par les plus hautes montagnes on en fera d'autres sous le sol de la mer pour diminuer les distances, éviter les écueils et les passages dangereux qu'on rencontre pour certains pays séparés par les océans. Et déjà on a posé affirmativement la question de savoir s'il ne serait pas possible de faire une mer d'une partie du Sahara et de transformer des milliers de milles carrés de désert sablonneux en contrées fertiles et fécondes. L'exécution de ce projet est, pour le monde bourgeois, comme toutes choses, une question de « rapport ». Où se trouve-t-il donc un seul point où quelqu'un puisse dire : « Jusqu'ici, mais pas au-delà »

Il n'y a donc pas seulement lieu de nier « la loi de l'appauvrissement du sol », en raison de notre expérience acquise, mais il faut ajouter encore qu'il y a en superflu des quantités de terres cultivables qui pourraient être mises en oeuvre par des centaines de millions d'hommes.

Nous possédons, par conséquent, si toutes ces cultures devaient être entreprises de suite, itou pas trop, mais trop peu d'hommes. Il faut que l'humanité s'augmente considérablement si elle veut satisfaire à tout. Le sol cultivé n'est pas utilisé comme il devrait l'être, et d'autre part, les trois quarts de la surface terrestre manquent avant tout du nombre d'hommes suffisant pour les mettre en valeur, même rudimentaire­ment. Notre surpopulation relative, que le système capitaliste engendre constamment au grand dommage des travailleurs et de la société, se modifiera en sens inverse quand nous en serons à un degré plus élevé de civilisation. Elle deviendra un instru­ment de progrès au même titre que la surproduction industrielle ; le superflu du sol, la désorganisation du mariage bourgeois, l'emmêlement des femmes et des enfants dans la fabrique, l'expropriation du petit ouvrier et du petit cultivateur constituent des avantages en vue d'une civilisation plus parfaite.

Lorsque Kautsky dit que les hommes, une fois placés dans de bonnes conditions, se garderont bien de s'exposer aux dangers de la colonisation dans les pays tropicaux, il méconnaît la nature humaine. Jusqu'à présent, toute entreprise hardie a toujours trouvé des gens pour l'exécuter. C'est un instinct profondément inné à l'homme que de prouver sa propre perfection par de nouvelles actions audacieuses, d'abord pour sa satisfaction personnelle, et ensuite pour se placer au-dessus des autres, c'est-à-dire par ambition. Il n'a pas plus manqué jusqu'ici de volontaires pour les guerres que pour les dangereux voyages de découverte du pôle Nord et du pôle Sud, ou pour l'exploration du centre de l'Afrique, etc. Les entreprises colonisatrices, telles que les exigent les pays tropicaux, le centre et le sud de l'Amérique, l'Afrique, les Indes, l'Asie Centrale, etc., ne peuvent être menées à bonne fin par des individus isolés, mais seulement sur une grande échelle, par l'emploi combiné de grandes masses parfaitement organisées sous tous les rapports ; pour ces entreprises on trouve les millions tout prêts, quand on les demande, et les dangers sont peu de chose à côté de cela.

Nous en venons maintenant au second côté de la question : l'espèce humaine peut-elle se multiplier à son gré, et cela lui est-il nécessaire  ?

Pour démontrer l'extraordinaire faculté de reproduction de l'espèce humaine, les malthusiens se plaisent à s'appuyer sur des cas particulièrement anormaux de familles isolées, de petits peuples. Cela ne prouve absolument rien. Car, en face de ces cas, il s'en trouve d'autres où, dans des conditions d'existence avantageuses, il se manifeste au bout de peu de temps, soit une stérilité absolue, soit une faculté de reproduction très faible. On est souvent étonné de la rapidité avec laquelle s'éteignent des familles précisément placées dans des conditions heureuses. Bien que les États-Unis soient, plus que tout autre pays, dans un état favorable à l'augmentation de la population et que chaque année il y émigre par centaines de mille des hommes dans la force de l'âge, leur population ne double qu'en trente ans. Quant au cycle de 12 ou de 20 ans dont on parle, il n'en est, à plus forte raison, question sur aucun point de la terre.

Jusqu'à présent il ressort des faits, ainsi que les citations que nous avons tirées de Virchow et de Marx l'indiquent, que la population se multiplie le plus rapidement là où elle est la plus pauvre, parce que, dit Virchow, la jouissance sexuelle est, avec la boisson, son seul plaisir. Ainsi que nous l'avons déjà exposé, les membres du bas clergé du diocèse de Mayence, lorsque Grégoire VII leur imposa le célibat, se plaignaient de n'avoir pas, comme les prélats, toutes les jouissances possibles, leur seul plaisir étant une femme. Le manque de variété dans les occupations et les distrac­tions est peut-être aussi la cause pour laquelle les mariages des pasteurs de nos campagnes sont si richement bénis en progéniture.

Quoi qu'il en soit, il est indéniable que les districts les plus pauvres de l'Allema­gne, tels que l'Eulengebirge silésien, la Lusace, l'Erzgebirge, le Fichtelgebirg, la forêt de Thuringe, les montagnes du Hartz, sont aussi le siège de la population la plus dense, dont la pomme de terre constitue la nourriture principale. D'autre part, il est établi que l'instinct sexuel est tout particulièrement développé chez les poitrinaires et que ceux-ci procréent souvent encore des enfants, bien qu'arrivés a un degré d'affai­blissement des forces où on ne devrait plus le croire possible.

En général, il semble que ce soit une loi de la nature de remplacer en quantité ce qui se perd en qualité. Nous voyons ainsi que les animaux des espèces supérieures et les plus robustes, tels que le lion, l'éléphant, le chameau, et nos animaux domestiques, comme le cheval et la vache, font en général peu de petits, tandis qu'au contraire tous les animaux d'une organisation inférieure se reproduisent d'une façon prodigieuse et en rapport inverse de leur développement, par exemple tous les genres d'insectes, la plupart des poissons, etc., les petits mammifères tels que les lièvres, les rats, les souris, etc.

D'autre part, Darwin a établi que certains animaux, dès que de l'état sauvage ils passent sous le joug de l'homme et sont apprivoisés, perdent leur faculté de repro­duction, l'éléphant par exemple. Cela prouverait qu'une modification dans les condi­tions de l'existence influe sur le plus ou moins de développement de la faculté de reproduction.

Mais ce sont précisément les Darwinistes qui partagent la crainte de la surpo­pulation, et sur l'autorité desquels s'appuient nos Malthusiens modernes. J'ai déjà indiqué que nos darwinistes ont la main malheureuse partout ou ils appliquent leurs théories aux conditions humaines, parce qu'ils procèdent le plus souvent, dans ce cas, avec une brutalité empirique, et appliquent, simplement à l'homme ce qui est vrai pour les animaux, sans considérer que l'homme, en tant qu'animal supérieurement organisé, reconnaît les lois de la nature, mais est également en état de les diriger et de les utiliser.

La théorie de la lutte pour la vie, la doctrine d'après laquelle il y aurait beaucoup plus de germes d'existences nouvelles que les moyens d'existence actuels ne sauraient en assurer la viabilité, s'appliqueraient absolument à toute l'humanité de l'avenir si les hommes, au lieu de se creuser la cervelle et d'appeler la science à leur aide pour utiliser l'air, la terre et l'eau, paissaient comme des troupeaux de bêtes ou se livraient sans frein, comme les singes, avec une cynique effronterie, à la satisfaction de leur instinct sexuel, c'est-à-dire s'ils étaient eux-mêmes des singes. Il est un fait également acquis par l'expérience, qu'en dehors de l'homme c'est chez le singe seulement que l'instinct sexuel n'est pas, comme pour le reste du monde animal, lié à certaines périodicités, argument très frappant en faveur de la parenté des deux. Mais s'ils sont proches parents, ils ne sont pas une seule et même chose. C'est pourquoi on ne peut les placer au même degré ni les mesurer à la même aune.

Que dans l'état où se trouvèrent, jusqu'à présent, la propriété et la production, la lutte pour l'existence se soit également imposée à l'homme, que beaucoup d'êtres humains n'aient pas trouvé à se procurer les choses nécessaires à la vie : cela est absolument exact. Mais il est faux d'en conclure que cet état de choses soit immuable et qu'il doive rester éternellement le même. Voilà le point où les Darwinistes ont raisonné de travers, parce qu'il ont bien étudié la zoologie et l'anthropologie, mais non pas la sociologie, les deux premières de ces sciences se laissant beaucoup plus facilement arranger par nos idéologues bourgeois. C'est ainsi qu'ils en sont venus à leurs conclusions erronées.

L'instinct sexuel est donc vivace chez l'homme ; c'est le plus puissant de tous, et il exige d'être satisfait si l'on ne veut pas que la santé en souffre. En outre, il est évidemment d'autant plus fort que l'homme est plus sain et plus normalement déve­loppé, de même qu'un bon appétit et une digestion facile dénotent un estomac bien portant et sont les conditions fondamentales de la santé du corps.

Mais la satisfaction de l'instinct sexuel est loin d'être la même chose que la procréation ou la conception. C'est ici qu'est donc le point critique. Les théories les plus diverses ont été émises sur la fécondité de la semence humaine et sur la faculté de conception. En ce qui concerne ces questions d'importance capitale, nous patau­geons encore dans l'obscurité, principalement parce que, pendant une couple de milliers d'années, on a eu l'horreur la plus insensée de s'occuper ouvertement, libre­ment, naturellement, des lois de sa propre formation, de son propre développement, et d'étudier à fond la loi de procréation et de développement de l'être humain. Ce n'est que de nos jours qu'il en devient autrement, et il faut que ces errements du temps passé subissent des changements plus radicaux encore.

D'un côté on émet la théorie qu'une haute culture intellectuelle, une forte tension de l'esprit et surtout une grande nervosité exercent une action répressive sur l'instinct sexuel et affaiblissent les facultés de procréation. De l'autre côté, on conteste l'exac­titude de cette théorie, en renvoyant notamment à ce fait que ce sont les classes placées dans les conditions les plus favorables qui ont proportionnellement le moins d'enfants, et que cela ne doit pas être uniquement imputé aux mesures préventives. Il est certain que des occupations intellectuelles exigeant une haute tension cérébrale ont une influence répressive sur l'instinct sexuel, mais il est fort contestable que la majorité de nos classes dirigeantes s'adonne à ce genre d'occupations. D'autre part, la fatigue physique exagérée produit des effets analogues. Mais tout excès de fatigue, de quelque nature qu'elle soit, est nuisible à l'homme et doit être évité pour ce motif.

D'autres prétendent aussi que le genre de vie, notamment la façon de se nourrir, déterminent, en outre de certaines conditions physiques, chez la femme, la faculté de procréation et de conception. Une nourriture appropriée influerait, plus que toute autre chose, comme cela se produit aussi chez certains animaux, sur l'acte procréa­teur. Et c'est ici que se trouverait peut-être la solution.

Quelle influence le genre d'alimentation exerce sur l'organisme de certains animaux, c'est ce qu'on a constaté bien des fois chez les abeilles qui, quand on leur présente une autre nourriture, se choisissent à volonté une reine nouvelle. Les abeilles sont donc bien plus avancées que les hommes dans la connaissance de leur déve­loppement sexuel. Dans tous les cas on ne leur a pas prêché pendant deux nulle ans qu'il n'est pas « convenable », qu'il est « immoral » de se préoccuper des choses sexuelles.

Un exemple de l'influence qu'exerce, dans cet ordre d'idée, sur l'homme son genre de nourriture m'est donné par une personne qui connaît fort bien les hommes et les choses de la vieille Bavière. D'après ce que celle-ci m'assure, il se produirait là fré­quemment ce phénomène que, chez les paysans aisés - il s'agît par conséquent d'une race d'hommes qui est peut-être la plus saine, la plus robuste et la plus belle de toute l'Allemagne -, les mariages restent stériles, et que les ménages de cette catégorie en sont souvent amenés à adopter les enfants de pauvres gens. Quand on demande la cause de ce phénomène, on vous répond que cela tient au régime gras et nourrissant des paysans de la vieille Bavière, lequel consiste principalement en mets farineux fortement additionnés de saindoux et par suite très gras, pour la savoureuse prépa­ration desquels la population de ces pays jouit d'une grande réputation. Si l'on considère que beaucoup de plantes, placées dans un bon terrain et grassement fumées, prennent un grand développement mais ne donnent ni fruit ni semence, on voit qu'il se produit dams ce cas un phénomène analogue.

Par contre, une seconde personne, qui ne connaît pas moins à fond la vieille Bavière, me donne à entendre qu'une autre circonstance encore serait de nature à contribuer à la stérilité dont il s'agit. Ce serait le précoce commerce sexuel, en dehors du mariage, qui serait très fréquent dans ces pays où l'opinion populaire ne s'en trouverait pas particulièrement froissée. Mais la précocité des rapports sexuels est doublement excitante lorsque, comme cela parait être un « usage national » dans la vieille Bavière, ils ne se limitent pas à un seul couple donné, mais changent fréquem­ment de sujets. À cette surexcitation succède la lassitude qui entrave la faculté de conception. Cela doit être également la raison principale pour laquelle les prostituées enfantent si rarement. On voit que dans cet ordre d'idées un vaste champ reste encore ouvert aux combinaisons et aux hypothèses.

Que le genre d'alimentation influe sur la formation de la semence masculine commune sur la faculté de fécondation de l'œuf féminin, cela ne peint faire l'objet du moindre doute ; par suite la capacité reproductrice d'un peuple dépendrait essentielle­ment de sa manière de se nourrir. Ce premier point bien établi, le taux de la popula­tion devrait pouvoir être régularisé dans une importante mesure par le système d'alimentation .À cela s'ajoute qu'il y a chez la femme des périodes pendant lesquelles sa faculté de conception est presque nulle ; celle-ci ne doit pouvoir se prédire avec certitude que peu de jours avant ou après la menstruation. Considérons enfin que, dans la société nouvelle, la situation de la femme sera complètement changée, qu'elle ne sera pas disposée à donner le jour à un grand nombre d'enfants, comme pour obéir à « un décret de la Providence », qu'elle voudra jouir de son indépendance et de sa liberté, et non passer la moitié ou les mois quarts de ses plus belles années en état de grossesse ou avec un enfant au sein. Certes, il y a très peu de femmes qui ne veulent pas d'enfants, mais d'autre part la majeure partie d'entre elles ne désirent pas en avoir au-delà d'un chiffre raisonnable. Tout cela réuni contribuera à régulariser le chiffre des êtres humains sans que nos Malthusiens d'aujourd'hui aient besoin de se casser la tête. Enfin cela sera possible sans le secours d'une continence nuisible à la santé ou de mesures préventives répugnantes.

Nous voyons donc que, suivant toute probabilité, le problème de la régularisation du chiffre de la population dans l'avenir sera résolu de la façon la plus simple, non pas par une peur ridicule du manque de nourriture, mais simplement grâce aux éléments de bien-être que les hommes auront en partage. Ici encore Karl Marx a donc raison quand il dit, dans « le Capital », que chaque période économique du développement de l'humanité a aussi sa loi de peuplement particulière.

L'humanité, dans la société socialisée, où seulement elle commencera à être vrai­ment libre et placée sur sa base naturelle, dirigera en connaissance de cause toute son évolution suivant des lois naturelles.

Jusqu'à présent, à toutes les époques, en ce qui concerne la production comme la répartition des moyens d'existence et l'accroissement de la population, l'humanité a agi sans connaître leurs lois, et par suite inconsciemment. Dans la société nouvelle, elle agira méthodiquement et en pleine connaissance de toutes ces lois.

Le socialisme est la science appliquée, en pleine conscience et en toute connais­sance de cause, à toutes les branches de l'action humaine.


Notes

[1] Ainsi le maître veille à ce que le cerf et le bœuf,
C'est-à-dire lui-même, soient engraissés par le paysan
Au lieu que celui-ci assèche ses fossés.
Vous les connaissez bien, les marais d'Irlande  !
Le maître laisse reposer, inutile, le sol
Où les épis pourraient se balancer, pressés les uns contre les autres
Il l'abandonne dédaigneusement à la poule d'eau,
Au vanneau et au canard sauvage.
Oui, par le nom de Dieu  ! le marais
Et le désert occupent quatre millions d'âcres »
(Ferdinand Freiligrath : « l'Irlande »).

[2] « Deux millions d'âcres, comprenant les terres les plus fertiles de l’Écosse, sont complètement en friche. L'herbe naturelle de Glen Tilt compte parmi les plus nourrissantes du comté de Perth ; le Deer forest de Ben Aulder était le meilleur terrain à prairies du vaste district de Badenoch ; une partie du Black Mount Forest était le pâturage le plus avantageux pour les moutons à tête noire. On peut se faire une idée de l'étendue du sol dévasté au profit des amateurs de chasse par ce fait qu'il embrassait une surface bien plus grande que celle du comté du Perth. Ce que le pays a perdu de sources de production par suite de cette violente dévastation, on peut l'évaluer par cet exemple que le sol du parc de Ben Aulder pourrait nourrir 15.000 moutons, et qu'il ne comprend que la trentième partie du total des territoires de chasse de l’Écosse... Tout ce pays de chasse est entièrement improductif... Il aurait tout aussi bien pu être englouti dans les flots de la mer du Nord » (Karl Marx : « Le Capital »).

[3] Rodbertus : « Zur Beleuchtung der sozialen Frage », 1850.

[4] La note suivante, tirée des « lettres sur la Chimie » de Liebig, montre jusqu'à quel point la produc­tion du sol pourrait aussi être accrue chez nous. « On lit dans le Journal de Dresde du 10 septembre 1858 : D'après ce que l'on nous annonce d'Eibenstock (dans l'Erzgebirge), l'inspecteur des forêts de la localité, M. Thiersch, a déjà fait depuis plusieurs années des expériences très concluantes sur la plantation en automne des blés d'hiver. Il sema notamment, au milieu du mois d'octobre, les graines destinées à cette expérience, c'est-à-dire un minot de semence pour une sur­face de 100 verges carrées, ce qui donna un résultat extraordinaire. Des pieds poussèrent qui avaient jusqu'à cinquante épis, lesquels comptaient à leur tour jusqu'à cent grains ». Liebig, qui se porte garant de l'authenticité de cette information, ajoute que, dans des pays où la main-d'œuvre ne manque pas et où le sol est fertile, il n'est pas douteux que ce procédé s'emploierait avec fruit. Donc, du monde, de l'engrais et pas d'exploitation capitaliste, et le produit de la terre augmentera dans des proportions qui nous paraissent aujourd'hui fabuleuses.

[5] Derniers chiffres de l’année dans le texte scanné [NdE]

[6] Déjà, du temps de Saint-Basile, des conditions de ce genre devaient exister, car il s'écrie, en s'adressant aux riches : « Malheureux que vous êtes, que répondrez-vous au divin juge ? vous recouvrez de tapisseries la nudité de vos murs, mais vous ne couvrez pas d'habits la nudité de l'homme  ! vous ornez vos chevaux de précieuses et douces couvertures et vous méprisez votre frère couvert de haillons, vous laissez votre blé périr et se perdre dans vos granges et dans vos greniers, et vous ne jetez même pas un regard à ceux qui n'ont pas de pain »  !. Prêcher la morale n'a servi de rien auprès des grands d'alors et ne servira éternellement à rien. Que l'on change les institutions, que nul ne puisse agir injustement à l'égard de son prochain, et le monde sera heureux.


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