1922

[Amadeo] Bordiga, "Le mouvement ouvrier italien et la franc-maçonnerie", La Correspondance Internationale, a. II, n. 97, 16 décembre 1922, p. 740-741. [1] Faute de pouvoir se référer cette parution, le MIA a retraduit de l’italien, à partir de "C’est pourquoi le communiste italien...", une traduction de Paolo Casciola en ligne sur le site de l'"Associazione Pietro Tresso".

bordiga

Amadeo Bordiga

Le mouvement ouvrier italien et la franc-maçonnerie

16 décembre 1922

Le mouvement ouvrier italien et la franc-maçonnerie

La tradition révolutionnaire de la franc-maçonnerie italienne - La lutte entre le socialisme et la franc-maçonnerie dans l'ancien parti - Les scandales de Naples - La purge du parti a été riche d’enseignements

La question de la franc-maçonnerie a, dans le mouvement italien, tout un passé.

La franc-maçonnerie a été en Italie très influente. Regroupant toutes les différen­tes sociétés secrètes à tendance libérale bourgeoise qui avaient joué un rôle historique considérable pendant les luttes pour l’indépendance et l’unité nationales, elle sut prendre une place de premier ordre parmi les politiciens et l'élite de la classe dominante. [2]

La franc-maçonnerie avait en Italie des traditions d’action révolutionnaire conspirative, et même de dévouement. Elle était le porte-drapeau de l’idéologie anticléricale, qui avait caractérisé la formation de l'Etat bourgeois unitaire contre la résistance du Vatican et de Autriche-Hongrie, ultra-catholique.

Lorsqu’un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière commença à se dessiner, la bourgeoisie de gauche sut exploiter, contre ce mouvement ces traditions qui pouvaient lui donner une certaine popularité, et la franc-maçonnerie devint le centre d’une campagne destinée à détour­ner la classe ouvrière de ses buts socialistes et de la lutte de classes. Après la phase de réaction aiguë de 1898, on eut la période de politique démocratique de l’extrême-gauche parlementaire, qui compre­nait dans un « bloc populaire » les radi­caux (démocrates bourgeois), les républi­cains et les socialistes. La politique du bloc-anticlérical, assise sur la démagogie et les lieux communs de la libre-pensée, se faisait non seulement au Parlement, mais dans les municipalités, et était sou­tenue par toute une série de sociétés et de cercles anticléricaux, qui voulaient contrôler la propagande et l’agitation prolétariennes. La maçonnerie dirigeait tout ce travail de son centre occulte. Ce fut aussi l’époque caractéristique du « giolittisme », c’est-à-dire de la politique adroitement contre-révolutionnaire de la collaboration de classes. Giolitti était franc-maçon ; le roi démocrate — qui aujourd’hui s’est révélé fasciste — l’était aussi.

Ce fut alors que le réformisme intensifia son action et entraîna le mouvement ouvrier dans la voie la plus dangereuse. On soutint les ministères bourgeois, on constitua les blocs électoraux. Bissolati, socialiste, se rendit au Quirinal. [3]

Dans le parti socialiste une réaction se produisit contre cette dégénérescence. Notre tendance de gauche se heurta au problème de la franc-maçonnerie. Le travail des loges, qui non seulement tenaient sous leur emprise nos intellectuels et nos chefs, mais avaient organisé une propagande savante dans la classe ouvrière en attirant à elles tous les militants du mouvement syndical, avait réussi à influencer l’opinion et l’organisation du parti.

Le Congrès socialiste de Reggio d’Emilie (juillet 1912) qui fit la scission avec Bissolati et les réformistes, partisans de la collaboration ministérielle et de la guerre de Tripolitaine, adopta une résolution de principe contre les francs-maçons, mais l'influence maçonnique était telle, même au sein de la gauche, qu’on renvoya la question à un référendum. La propagande acharnée des francs-maçons fit échouer le referendum contre une majorité d’absten­tions.

C’est seulement au Congrès suivant, en 1914, à Ancône, que les efforts de l’extrême-gauche et de la jeunesse socialiste obtinrent après un débat très mouvementé une résolution sur l’incompatibilité de la maçonnerie et du socialisme. Il faut ajouter que quelques réformistes étaient aussi contre la franc-maçonnerie, et que quelques membres de la gauche y adhéraient. Mais ces cas personnels ne changeaient guère la portée de l'influence et du « noyautage » maçonnique dans le parti. Ce fut dans une large mesure grâce à cette résolution, après laquelle plusieurs francs-maçons nous quittèrent (d’autres qui cachaient leur qualité furent expulsés) que notre attitude vis-à-vis de la guerre mondiale put être si heureusement différente de celle de la majorité des partis de l’ancienne Internationale. [4]

Un épisode éclatant de la campagne anti-maçonnique se produisit à Naples, où un petit groupe de camarades révolutionnaires, dont j’étais, soutinrent une très longue lutte contre les éléments maçonniques et « blocards » qui exerçaient un contrôle complet, scandaleux, sur le Parti. La corruption avait atteint un degré inimaginable, et les événements ultérieurs en ont porté les traces : notre parti a édité une toute petite brochure qui raconte l’histoire édifiante de ces faits. A Naples, les politi­ciens réformistes et les candidats profes­sionnels étaient francs-maçons ; les militants les plus connus et les chefs des groupements syndicalistes révolutionnaires l’étalent aussi. La politique du Parti et des organisations ouvrières était décidée d’avance dans les loges, qui dépensaient à cette besogne pas mal d’argent, fourni par leurs adhérents bourgeois. Le scandale fut plus grand qu'ailleurs, mais la métho­de était générale, et appliquée à l’égard de tout le mouvement ouvrier italien.

[Fin de la partie publiée dans l'Humanité]

C’est pourquoi le communiste italien, qui se souvient comment cette question avait pu facilement être résolue avant la guerre, alors que nous n’avions pas encore d’Internationale révolutionnaire ni de partis communistes, s'étonne d'entendre à nouveau pour quelles raisons on ne peut pas être à la fois franc-maçon et bon militant communiste. Tant de malentendus montrent que le problème, encore aujourd'hui, doit être résolu en principe. En France, la question maçonnique a au moins la même importance qu'en Italie. Il suffit de rappeler la période "Combiste" [5], pendant laquelle l’hystérie de l'anticléricalisme bourgeois a atteint son apogée. Un autre fait, que le mouvement maçonnique a exploité partout, et en Italie pas moins qu'ailleurs, fut l'exécution de Francisco Ferrer. Ferrer était anarchiste : l'anarchiste espagnol Malato m'a dit dans une interview en 1913 qu'il avait abandonné la franc-maçonnerie parce qu'elle, qui avait exploité partout le cadavre de Ferrer, n'avait, en Espagne, rien fait pour le sauver. Mais le grand événement qui eu lieu à Paris le soir même du jour de l'exécution était dirigé par Édouard Vaillant, qui harangua la foule du haut de l'escalier de la Sorbonne, portant l'insigne officiel de l'ordre maçonnique, ce qui, selon le très compliqué rituel maçonnique, n'a lieu que dans des situations totalement exceptionnelles.

La question de la franc-maçonnerie vient nous montrer quelle utilité positive il y a toujours à apporter de la précision dans nos méthodes de lutte. La paresse caractéristique de l'opportunisme réformiste a mis dans les têtes, depuis, l'argument selon lequel tous les moyens sont bons si l’on est socialiste, et qu'il faut aussi pénétrer dans les loges maçonniques pour y militer. Nous voyons plutôt que, dans cet environnement dominé par les éléments bourgeois, ce sont les socialistes qui ont été influencés et déformés dans leur idéologie de classe.

Mais qu'est-ce que le socialisme ? Le socialisme au temps de nos luttes contre la franc-maçonnerie devenait en fait un idéal recherché, capable de briller dans la bonne société et dans les salons à la mode. Il était devenu une variante du démocratisme bourgeois, pacifiste, humanitaire, ami de la civilisation et progrès, détenteur du monopole de la science qui a éclairé l'humanité ignorante et de la philanthropie qui consolait ses souffrances. Le socialisme avait oublié qu'il était né de la plus formidable critique qui s’est opposée à la démocratie bourgeoise et à l'accumulation d'hypocrisie et de mensonges sur lesquels elle s’est construite grâce à l'ingéniosité de ceux qui la soutiennent et à la ruse de ceux qui en occupent les sommets. Nous avons pu rétablir, pour nous et pour le prolétariat, ces vérités fécondes en doctrine et en propagande grâce à l'élan iconoclaste avec lequel nous laissons la lumière entrer parmi les ombres des recoins du temple du Grand Architecte.

La controverse nous a fourni des armes contre le réformisme évolutionniste, la collaboration de classe et le faux humanitarisme bourgeois, qui devait donner la vie au nationalisme le plus sanguinaire. En France, plus qu'ailleurs, la gauche bourgeoise démocratique et maçonnique n'a été en aucun cas inférieure dans cette évolution à la droite Catholique et réactionnaire.

Il y avait aussi avantage à appliquer vigoureusement la discipline du parti prolétarien et à sauvegarder son organisation de la pénétration des influences bourgeoises. Qu’est-ce que la discipline politique ? Sa caractéristique principale réside dans l'unicité. Vous ne pouvez pas avoir «deux» disciplines. Le membre du parti, qui doit être prêt à tout moment à recevoir les mots d’ordre de son parti, ne peut s'engager - et d'ailleurs secrètement - à exécuter des ordres différents, portant sur les mêmes problèmes, qu'ils viennent de la franc-maçonnerie ou d'autres organisations de cette sorte.

La preuve de cette incompatibilité, à la fois théorique et pratique, nous a été apportée par de nombreux faits ; il suffit de dire que, lorsque le parti a mis en place une tactique électorale sans compromis, ses propres membres franc-maçons, censés soutenir le bloc de gauche, ont subi des pressions pour en briser la discipline. Ainsi les conflits les plus désagréables ont surgi.

La purge du parti des éléments qui ont envisagé le socialisme et sa discipline de si ridicule et surprenante manière s'est avérée d'une immense utilité en Italie. Les ouvriers sont restés avec nous. Les arrivistes et les parasites du mouvement prolétarien nous ont abandonnés en grand nombre. Une telle opération ne peut qu’être riche de bons résultats. Cacher le mal serait un crime, pour un parti qui veut être communiste. Nos amis français doivent poser la question dans toute son ampleur, développer son aspect idéologique et mettre en œuvre avec courage la purge qui s'impose : bien qu'il soit très tard pour le faire, cette campagne anti-maçonnique doit être entreprise, conformément aux résolutions de l'Internationale, en pleine lumière, devant le prolétariat français, que le mensonge démocratique serre doucement au cou pour l'étrangler.

A. BORDIGA.

Notes

[1] La première partie de cet article a été publiée dans les pages de l'organe central du Parti communiste français : A[madeo] Bordiga, "Le mouvement ouvrier italien et la franc-maçonnerie", l'Humanité. Journal communiste, a. XVIII, n. 6848, Paris, lundi 25 décembre 1922, p. 3. Il semble que la deuxième partie ne soit jamais parue dans les colonnes de ce journal. Cette publication, certes partielle, dans le journal du PC français permet d’envisager que l'article en question avait été explicitement demandé à Bordiga par la Troisième Internationale communiste, pour pouvoir être utilisé contre la contestation de la purge anti-maçonnique, décidée par le IVe Congrès de l'Internationale, du parti français, qui était alors sous la tutelle de Léon Trotsky. Le résumé initial de La Correspondance Internationale est omis dans la version publiée dans l'Humanité, et ses trois premiers titres sont placés, légèrement différents de ceux figurant dans le résumé, en sous-titres au cours du texte.

[2] Ici, l’Humanité place le sous-titre : "Tradition révolutionnaire de la franc-maçonnerie italienne".

[3] Ici, l’Humanité place le sous-titre : "La lutte du socialisme et de la maçonnerie dans le P.S.".

[4] Ici, l’Humanité place le sous-titre : "Le scandale de Naples".

[5] Du nom de Justin-Louis-Émile Combes (1835-1921). Président du conseil français de 1902 à 1905, il avait amené la sécularisation de la Troisième République à ses extrêmes conséquences en dissolvant les congrégations religieuses, dénonçant le Concordat de 1801 et rompant les relations diplomatiques avec le Saint-Siège. En janvier 1905, il a été contraint de démissionner suite à la découverte que, avec la collaboration de la franc-maçonnerie, le ministère de la guerre avait discriminé les officiers français en fonction de leurs opinions religieuses.

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