1923

Après son arrestation en 1923 par la justice bourgeoise sous domination fasciste, Bordiga subit plusieurs interrogatoires par les magistrats. Traduction de Jean-Pierre Laffitte, publié pour la première fois en français dans Tempus Fugit. Source : Archives maximalistes (blog de J.-L. Roche)

bordiga

Amadeo Bordiga

Premier interrogatoire de Bordiga par la justice bourgeoise sous domination fasciste

1923

Le Président : Notifie à l’ing. Amadeo Bordiga ses accusations et il l’invite à répondre à son interrogatoire, en l’avertissant qu’il doit rester dans les limites d’une défense, parce qu’il réprimera toute manifestation qui sortira d’une défense pure.

Bordiga : Moi et mes coaccusés, nous nions l’accusation parce que nous nions l’existence de cette présumée association de malfaiteurs, qui n’existait pas et n’avait pas la possibilité d’exister. Quand nous, les communistes, nous nions une accusation qui nous est faite par voie judiciaire, comme dans le cas actuel, nous pouvons nous trouver dans des situations quelque peu différentes. Que l’on me permette de les expliquer afin de pouvoir mieux définir la portée qui est la plus catégorique possible – de notre réfutation de l’accusation présente. Nous n’ignorons pas que, dans l’exercice de l’activité politique de notre Parti, notre action puisse entrer en contradiction avec les dispositions de telle ou telle législation d’un État déterminé. L’origine de notre doctrine et de notre tactique, et la nature historique, internationale, de notre Parti, qui s’étend au-delà des frontières de tel ou tel État, au-delà des limites historiques de tel ou tel régime, doivent faire prévoir que, dans beaucoup de circonstances, notre action pourra entrer en contradiction, comme conséquence de notre programme, avec les sanctions de législations déterminées. Par exemple, non pas pour l’accusation présente, mais face à l’accusation de conspiration dont nous avons déjà été déchargés, nous n’excluons pas que notre Parti puisse, dans des situations déterminées,organiser des formes d’action qui pourraient être désignées, même si ce n’est pas exact, comme des formes de complot ; mais dans la circonstance réelle, dans l’État italien dans lequel nous sommes, dans la période historique que nous traversons, nous nions que cela ait eu lieu et nous nions par conséquent le fait qui nous était attribué. Et nous disons cela sans pour autant en venir à nier le caractère révolutionnaire de notre programme, caractère dans lequel réside au contraire la raison d’être de notre Parti, lequel se différencie des autres partis en ceci qu’il avertit la classe ouvrière que, pour parvenir à son émancipation, il est nécessaire de passer par une situation de conflit armé, qui doit prendre une forme violente, entre l’organisation de la classe ouvrière et la classe dominante. Nous admettons donc que, à un moment donné, nous avons consommé le crime de nous opposer violemment aux forces de l’État ; mais nous avons démontré que ce n’était pas, d’une manière absolue, le cas du Parti Communiste Italien dans la période dont parle l’acte d’accusation. Pour que cette phase culminante de l’activité de notre Parti soit rendue possible, il est nécessaire que se réalisent des conditions historiques qui faisaient absolument défaut dans notre cas. Il s’agit de conditions objectives et subjectives à propos de la situation sociale et du degré de préparation de la classe ouvrière. En 1921 et en 1922, nous étions dans des conditions telles que l’offensive n’était pas possible pour le prolétariat italien : il devait au contraire se tenir sur la défensive. Les forces adverses s’organisaient de mieux en mieux et elles menaçaient le prolétariat, et notre Parti, qui représente l’avant-garde maximaliste du mouvement prolétarien, était à même de pouvoir penser qu’il n’était pas à la veille de la réalisation de notre programme final révolutionnaire. J’ai pu ainsi spécifier ce que signifie la négation d’un premier type d’accusation avec l’exemple de celle de la prétendue conspiration. Nous ne nions pas l’intention, l’opinion théorique, la disposition générale, mais nous nions le fait spécifique d’avoir organisé, prévu, un mouvement insurrectionnel destiné à renverser les pouvoirs de l’État. Nous avons pu le démontrer de manière absolument certaine : nous avons obtenu l’acquittement pour insuffisance de preuves plutôt que pour la constatation que le fait ne s’était pas produit ; nous avons démontré exhaustivement que la thèse de l’accusation était totalement absurde. La volonté ne nous manquait pas, ou plutôt nous aurions souhaité pouvoir achever le mouvement, mais ce sont les conditions qui manquaient effectivement pour que l’insurrection soit possible et, dirais-je presque, pensable. Venons-en à un deuxième type d’accusation et d’attitude défensive des militants communistes face à lui. Dans des circonstances données, il est admissible que, pour les besoins de notre Parti, nous en venions à commettre un fait donné qui puisse ensuite nous être notifié comme un cas de délit, et que donc nous nions ce fait pour des buts à caractère défensif, bien que nous sachions que ce fait est en réalité avéré. Dans notre action de Parti, nous avons dû nous en tenir à la défensive parce que les forces politiques adverses, et en particulier celles qui se sont à présent installées au pouvoir en Italie, se sont servies contre notre Parti, non seulement des moyens admis par notre législation, dont je constate l’existence, mais aussi de moyens arbitraires, d’abus de pouvoir, de lectures de la loi elle-même, contre lesquels l’autorité de l’État n’est jamais intervenue : celle-ci a montré qu’elle n’était pas le défenseur impartial de tous les partis, ainsi que le supposent nos adversaires, tandis que nous réfutons nettement cette supposition. Dans le procès judiciaire au cours duquel on nous notifiait ces faits, nous savions que nous avions en face de nous toujours la partie adverse, personnifiée aujourd’hui par le gouvernement et par la police, et qui ne se préoccupait pas d’appliquer le code à nos responsabilités, mais qui cherchait certains noms et certains éléments afin de commettre d’autres actes vexatoires à notre détriment et d’accomplir d’autres arrestations. D’où notre devoir de nier tout ce qui se prêtait à ce jeu.

Le Président : Mais tout ceci est indépendant de l’accusation, laquelle se rapporte au statut du Parti Communiste. Le Parti Communiste avait rédigé un statut subversif, anti-étatique, antimilitariste. L’accusation indique les passages les plus caractéristiques de ce statut.

Bordiga : Si vous croyez que je dois vous entretenir plus longuement…

Le Président : Non, ce que vous dites est suffisant : mais cela n’a rien à voir avec le statut du Parti Communiste. Dans celui-ci, sont indiquées les lignes du programme que devait appliquer ce Parti, qui était anti-étatique par excellence, et qui ne combattait pas seulement une faction politique donnée au pouvoir.

Bordiga : Vous voulez me mener à des affirmations que je peux faire sans réserves. N’importe quel autre parti bourgeois qui aurait été au pouvoir en Italie et qui n’aurait pas été le Parti Fasciste, aurait également déterminé notre opposition : nous aurions également contrecarré les forces politiques, quelles qu’elles aient été, qui détenaient le pouvoir de l’État, parce que celui-ci est, par définition, selon nous, l’adversaire de la classe ouvrière ; qu’il soit démocratique, libéral, populaire ou fasciste. Nous avons toujours réfuté la thèse du gouvernement meilleur, mais, dans un certain sens, nous pourrions accepter au contraire la thèse du gouvernement pire ; et nous pensons que le gouvernement pire peut être justement celui qui est actuellement au pouvoir en Italie.

Le Président : Ceci ne fait pas l’objet de la cause

Bordiga : En effet, j’ai d’une certaine façon dévié afin de vous suivre.

Le Président : Et moi, j’ai voulu vous remettre sur la voie en vous rappelant le statut du Parti Communiste Italien, qui a été rédigé après la scission d’avec le Parti Socialiste au Congrès de Livourne.

Bordiga : Et c’est sur cette voie que j’ai voulu vous suivre. Notre action ne dépend pas du séjour du Parti fasciste au pouvoir, et elle aurait été menée de la même façon avec n’importe quel gouvernement.

Le Président : Votre attitude est toujours anti-étatique.

Bordiga : Mais indépendamment de la critique de la politique du parti qui détient actuellement le pouvoir en Italie, nous pouvons démontrer que, en entreprenant ce procès contre nous, on n’entendait pas accomplir une constatation objective de responsabilité pénale, mais uniquement une action politique.

Le Président : N’insistez pas, vous parlez à des magistrats italiens.

Bordiga : Et je n’ai pas fait allusion à la magistrature.

Le Président : Pour nous, cette cause est égale à n’importe quelle autre. Sachez-le : elle ne nous impressionne pas du tout. Soit vous méritez d’être acquitté ; soit vous méritez d’être condamné, et vous serez condamné indépendamment de n’importe quel gouvernement.

Bordiga : Je n’ai pas l’intention de faire allusion aux attitudes de la magistrature. Dans ce procès, je ne parlerai pas de ce sujet et je me propose de ne jamais en parler. J’ai dit que cette accusation, pour laquelle je dois être jugé, et qui, je suppose, sera jugée comme n’importe quelle autre, a été préparée avec l’intervention du gouvernement. Et cela n’est plus une supposition, c’est un fait parce que le point de départ du procès actuel n’est pas un acte qui appartient à la magistrature mais un communiqué public avec lequel le gouvernement fasciste nous a non seulement dénoncés au magistrat, mais nous a attaqués devant l’opinion publique. Je ne peux me défendre devant les magistrats si je ne suis pas autorisé à réfuter la thèse du gouvernement.

Le Président : Vous devez vous défendre de l’accusation qui vous est faite.

Bordiga : Je compte le faire et je reprends immédiatement le fil de mon exposé. Je disais que, dans certaines situations, par une nécessité technique d’ordre défensif, nous sommes obligés de nier même des faits avérés afin d’empêcher que d’autres de nos camarades ne soient arrêtés, ou même seulement connus par la partie adverse et qu’ils ne deviennent ainsi l’objet de certaines offensives de la part du gouvernement. Par conséquent, nous et quelques-uns de nos camarades, face à des notifications déterminées, nous avons dû répondre en nous maintenant sur la négative. C’est à cause de considérations de ce genre que, dès que j’ai été interrogé après mon arrestation, j’ai dit que j’avais reçu un mandat du Congrès du Parti Communiste dont je n’aurais à répondre que devant le Congrès lui-même, et que je n’étais pas disposé à fournir à d’autres des éléments sur l’organisation du Parti Communiste, mais que je me réservais, au fur et à mesure que l’on me notifierait les preuves et les présomptions d’accusation spécifiques, de répondre de la manière que je penserais la meilleure ; c’est ce que j’ai effectivement fait en fournissant des éclaircissements sur les accusations qui m’étaient faites. Il peut donc arriver que les communistes nient les accusations dont ils font l’objet, dans ce sens qu’ils sont obligés de nier des faits avérés non pas pour se soustraire à leurs responsabilités, non pas pour se soustraire à des sanctions, mais pour ne pas fournir d’autres moyens à nos adversaires qui ont tendance à gêner la vie de notre Parti. Mais ce n’est pas l’attitude qui convient au cas présent, qui correspond à un troisième type. Si, dans le cas de l’accusation de conspiration (nous prenons ce mot sans discuter s’il rend ou non l’idée de l’action révolutionnaire à laquelle nous pensons), nous disons : nous nions l’accusation parce que ce fait, nous ne l’avons pas commis aujourd’hui, et même si nous n’excluons pas de le commettre demain, nous ne l’avons pas commis à l’heure actuelle ; si, dans d’autres cas, nous pouvons dire à l’Accusation : je me borne à nier et je vous défie de prouver, démontrez que j’ai fait ce que vous dites ; dans le cas actuel, au contraire, notre attitude est tout autre. Nous disons que l’association de malfaiteurs dont parle l’Accusation non seulement n’existe pas, mais qu’elle n’existera jamais, parce qu’il ne sera en aucun cas nécessaire de mettre en oeuvre cette forme d’action que nos accusateurs ne sont même pas parvenus à présenter au travers des actes du procès. Nous la nions non seulement comme fait actuel mais même comme fait possible dans toute la sphère d’activité du Parti Communiste. Ma position négative est celle de quelqu’un qui s’engage à pouvoir démontrer à celui qui doit juger que l’accusation n’est pas valable, que cette association n’a pas de fondement d’existence et de réalité, et que de plus elle ne présente aucune nécessité pour le développement ultérieur des fonctions spécifiques de notre Parti. J’essaierai maintenant de m’en tenir au cas particulier. Si j’ai bien compris l’accusation qui m’est notifiée, il s’agirait de manifestations du Parti qui se déroulent en public, étant donné que les éléments dont parle l’art. 247. consistent dans l’excitation publique à la révolte.

Le Président : Dans la désobéissance à la loi et dans l’apologie de faits que la loi considère comme des délits.

Bordiga : Apologie publique, faite de façon dangereuse pour la tranquillité publique. Et donc nous sommes toujours dans le domaine de l’activité publique, ostensible, du Parti, et non dans celui d’une activité secrète, clandestine, dont on a parlé dans d’autres accusations, mais dont on parle amplement aussi dans l’acte actuel d’accusation. Or je dois dire quelque chose sur ce sujet. Nous avons été mis, par la situation actuelle, dans la nécessité de donner une organisation secrète à notre travail pour ne pas nous exposer à être facilement dispersés par l’offensive de nos multiples adversaires. Nous avons été contraints d’adopter des pseudonymes, et d’utiliser des adresses conventionnelles, et vous savez pourquoi : violations de correspondance, journaux jetés sur les talus des chemins de fer au lieu d’être distribués, offenses aux personnes ; tout ceci nous a obligés à rendre non évident notre travail aux yeux du public. Et par conséquent l’illégalité – puisque c’est le terme –, l’illégalité donc n’était pas le but – puisque nos buts contingents n’étaient pas illégaux –, l’illégalité était le moyen par nécessité mécanique du travail. Il y a quelque chose de secret dans le Parti Communiste ; il y a quelque chose que seule une partie de nos camarades connaît, mais c’est seulement pour ce qui concerne la mécanique du travail ; mais pour ce qui concerne les finalités politiques générales et surtout pour ce qui concerne la propagande publique, on ne peut invoquer aucun élément, apporté par le procès ou tiré d’autres sources, dont il puisse résulter qu’il y aurait une partie des principes ou des normes qui ne seraient pas publique, qui ne seraient pas connue de tous. L’accusation affirme : nous ne prétendons pas que tout votre parti est une association de malfaiteurs ; nous ne prétendons pas qu’un Parti Communiste ne peut pas exister ; mais nous disons que, au sein de votre Parti, vous, les accusés, vous avez fait quelque chose de plus que ce que faisaient les autres membres ; vous avez constitué une association aux fins d’une propagande criminelle. Nous répondons : tout le parti est un organe de propagande criminelle. Nous répondons : tout le Parti est un organe qui fait de la propagande. Nous devons considérer la propagande comme le minimum de ce qui est licite, assurément la chose la plus licite pour un parti. Si l’on veut faire une échelle de ce qui est licite, assurément la chose la plus licite pour un parti, c’est la propagande, parce que si l’on n’admet pas la propagande, on détruit l’affirmation qu’un parti peut exister. Le minimum de l’activité pour un parti, c’est la participation aux élections, et cette participation, bien que nous n’attendions pas de ce moyen des résultats fondamentaux pour la réalisation de notre programme, nous l’admettons comme une activité du parti. Et il est évident que s’il nous est possible de participer aux élections, nous ne pouvons le faire qu’en faisant de la propagande, et, si nous devons faire de la propagande, assurément celle-ci est celle de nos principes, de notre statut et de notre programme ; si l’on veut outrepasser cela, il faut sortir de la législation actuelle, ce qui n’est pas encore le cas. Il faut promulguer des lois d’exception sur la base desquelles le principe fondamental qui est en vigueur jusqu’à présent, à savoir que n’importe quel parti peut exister, doit être modifié pour ce qui concerne le Parti Communiste, en considérant que son programme contient des éléments qui équivalent à une activité criminelle. Ceci a été fait dans beaucoup d’États, car on a déclaré que le Parti Communiste se met hors la loi puisqu’il se propose de parvenir au pouvoir, non pas constitutionnellement, mais par des moyens violents. Ceci étant donné, on peut mettre le Parti Communiste hors la loi et ne pas admettre qu’il puisse présenter sa liste aux élections, ne pas admettre qu’il puisse faire des conférences de propagande, ne pas admettre qu’il soit possible de publier des journaux communistes, dans la mesure où l’on pense que le Parti Communiste veut mener, même si c’est dans un avenir non immédiat, une action subversive. Mais ceci n’a pas été fait en Italie ; il n’existe pas ici de disposition de ce genre ; on ne conteste pas l’existence du Parti, non plus que la possibilité de la propagande licite. Or je ne sais pas voir où est la limite entre la propagande licite et la propagande illicite ; où finit la propagande licite et où commence la propagande illicite. La propagande que nous faisons doit être celle qui est contenue dans les termes de notre statut, de notre programme. Ce statut et ce programme disent clairement ce qu’ils disent. Nous n’avons fait aucun mystère que nous avions l’intention de préparer la classe ouvrière à un avenir historiquement nécessaire, inévitable, dans lequel elle devra prendre le pouvoir au travers d’une lutte directe contre les classes qui le détiennent maintenant. C’est seulement sur cette base que nous pouvons exercer une action de propagande. Nous dire que nous pouvons faire de la propagande, mais que notre propagande ne peut pas être celle que je viens de décrire, ce serait éliminer notre Parti. Et ce serait peut-être mieux : ce serait une lutte loyale, au lieu de celle que l’on mène actuellement contre nous, en nous disant que nous avons le droit d’exister, mais en nous mettant pratiquement, au moyen de mesures policières, dans des conditions de quasi-impossibilité de fonctionner. Et je dis de quasi-impossibilitéé, parce que l’impossibilité absolue n’aura jamais lieu, étant donné que notre Parti a en Italie des traditions de pensée qui ne peuvent pas être effacées et que, s’il est possible de frapper localement notre organisation, il y a toujours nos camarades de l’étranger, disposés à nous aider de toutes les façons, à nous fournir toute leur solidarité morale et matérielle, afin de tenir front aux forces qui piétinent maintenant notre Parti.

Le Président : Mais ce parti doit observer les lois de l’État, sinon il se place hors la loi.

Bordiga : Voyons si nous avons effectivement outrepassé de fait cette barrière du Code. Je dis que j’attends de connaître la distinction entre la propagande qui est permise et la propagande qui serait illicite. Si l’on nous dit que la propagande des principes de notre statut et de notre programme est une propagande illicite, nous répondons que cette déclaration équivaut à la suppression du Parti, suppression qui n’est pas inscrite dans la loi. Pour ce qui concerne l’existence de l’association séditieuse, je fais observer la chose suivante : comment faisons-nous de la propagande ? D’une façon on ne peut plus simple. Pour le travail d’organisation, ainsi que j’y ai fait allusion, nous avons dû recourir à un ensemble d’expédients destinés à le rendre clandestin. Par exemple, pour convoquer une réunion, on ne pouvait pas en faire l’annonce publique ou envoyer une circulaire par la poste, si l’on voulait éviter que la réunion ne soit dispersée par la police et par les forces adverses. C’est pourquoi nous adoptons le secret, et pour cela, nous choisissons des camarades qui représentent les différents noeuds du réseau organisationnel, et nous transmettons les ordres de manière clandestine. Mais pour la propagande, il serait inutile de créer une spécialisation dans les fonctions et un réseau caché, et d’informer de ce mécanisme seulement certains camarades, puisque la matière qui doit être communiquée est destinée au grand public ; non seulement à nos partisans, mais à toute la masse prolétarienne ; non seulement à la masse prolétarienne, mais aussi à tous nos adversaires, parce que, en principe, nous ne renonçons pas à faire de la propagande en direction de tout le monde et nous nous adressons à tous les citoyens, y compris les non-prolétaires. Et donc, quel serait le but de cette distinction, de cette association dissimulée à l’intérieur du Parti ? Quel serait le but de ce mécanisme secret, qu’il faudrait frapper ? Ce serait une absurdité puisqu’il s’agit d’exercer une action publique. N’importe lequel de nos membres sait comment il doit faire notre propagande : il n’a qu’à lire le programme, lire le statut, lire les journaux du Parti qui lui procurent les manifestes, les communiqués, les articles, et qui encadrent la pensée de tout membre du Parti sans qu’il y ait besoin de recourir à une structure particulière, interne et secrète. Chaque communiste n’a qu’à aller diffuser partout, que ce soit dans les grandes réunions publiques, ou dans les petites assemblées de camarades, ou bien encore dans la vie quotidienne, grâce à de la petite propagande ordinaire, nos principes qui sont établis dans le statut et dans le programme. Par conséquent, notre mécanisme de propagande est ostensible ; nous n’avons pas de distinction entre les activités des membres du parti pour ce qui concerne la propagande. Tandis que, par exemple, la préparation du complot, s’il avait eu lieu, aurait dû se faire en avertissant uniquement les camarades qui remplissaient certaines fonctions, et ce dans le plus grand secret, rien de semblable n’est nécessaire pour l’orientation de la propagande et pour sa mise en oeuvre. Le contenu de notre propagande est évident et notoire, et c’est pourquoi nous sommes un parti révolutionnaire et que nous ne sommes pas une secte : si la technique de notre travail est secrète, du fait de la nécessité de nous soustraire aux offensives de l’adversaire, le contenu et le travail de notre propagande ne peuvent pas être secrets. Ce secret serait en contradiction avec l’esprit de nos principes, avec la doctrine marxiste, avec l’histoire du Parti Communiste dans tous les pays. La propagande est le moyen grâce auquel nous diffusons au sein du prolétariat non seulement notre idéologie, mais aussi les mots d’ordre particuliers qui répondent à la situation politique que nous traversons, et pour lesquels on cherche à avoir le maximum de publicité. Nous cherchons également toujours impatiemment à dépasser les limites de diffusion de notre presse. Ainsi, quand, par un communiqué, le Ministère de l’Intérieur a diffusé le manifeste anti-fasciste provenant de Moscou, il nous a rendu service puisqu’il a permis une plus grande diffusion de notre pensée, en la portant à la connaissance d’un très grand nombre de personnes: certains l’auront considéré comme quelque chose d’abominable, ainsi que le communiqué lui-même le présentait, mais beaucoup d’autres auront pu constater qu’il s’agissait d’une vérité que beaucoup pensent et que peu se risquent à exprimer. Et donc, la propagande se fait au grand jour : nous cherchons à dissimuler l’organisation du Parti afin d’en garantir l’existence, mais, pour ce qui concerne la propagande, nous cherchons au contraire la plus grande notoriété. Toutes ces communications, que vous avez pu trouver dans nos bureaux et qui ont trait à la propagande, ne diffèrent pas même d’une virgule d’avec des déclarations analogues faites sous forme de manifestes ou d’articles publiés, et sous forme de discours prononcés par nous dans les rues, au Parlement, et en toute autre occasion de publicité. La propagande est la même : le mécanisme de la propagande n’est pas le fait d’un noyau restreint du Parti, mais c’est le fait du Parti tout entier. Nous, les éléments dirigeants, nous ne sommes pas ici pour éluder nos responsabilités mais nous demanderons plutôt, si l’on veut établir ces responsabilités, qu’elles soient établies au sein d’un organisme réellement existant comme le Comité Exécutif, et non pas dans une association fictive, où l’on a mis par hasard certains de nos camarades, avec un critère qui ne permet pas de choisir les hommes les plus responsables ; nous, en tant qu’organe directeur du Parti, nous ne pouvons pas dire des choses nouvelles concernant la propagande générale, puisque ses directives sont données par le Congrès et donc par la volonté de tous les membres. La propagande publique effectuée par le Parti, qu’elle soit capable ou non d’exciter à la révolte ou à la révolution, est la manifestation d’une volonté qui émane de tous les adhérents du Parti, lesquels, dans ce sens, ont donné mandat aux dirigeants qu’ils ont élus : ceux-ci cherchent les moyens les meilleurs pour obtenir le succès mais ils ne songent pas à inventer de nouvelles orientations secrètes de propagande et d’y initier certains camarades – initiation qui serait absurde puisque ces camarades, incités par nous à faire une propagande nouvelle et différente, constateraient qu’elle va à l’encontre des délibérations des Congrès, et qu’ils n’auraient aucun devoir de les suivre.

Le Président : Mais cette propagande avait pour but d’exciter à la haine les classes sociales, d’exciter à la désobéissance à la loi – particulièrement avec l’opuscule « Aux conscrits » –, elle avait l’objectif de renverser le pouvoir de l’État. Vous devez répondre de cela.

Bordiga : Je crois que, de cette manière, je me mettrais dans une position avantageuse, étant donné que nous sommes accusés, non pas des délits relatifs à l’art. 247, mais du délit relatif à l’art. 251. C’est-à-dire que, même si nous avions constitué une association destinée à commettre les faits que l’art. 247 sanctionne, bien que nous n’ayons pas atteint notre but, nous devrions être condamnés. Mais non seulement je prétends que nous n’avons pas commis ces délits particuliers, qui ne nous ont pas d’ailleurs été notifiés, et pour lesquels éventuellement nous devrions être convoqués devant la Cour d’Assises, mais je prétends en cet instant quelque chose de plus : que nous ne nous sommes pas placés dans les conditions de l’art. 251, c’est-à-dire de créer cette association hypothétique.

Le Président : Vous niez l’association.

Bordiga : Je nie l’association : je nie son existence et aussi la possibilité de son existence ; je nie la logique intrinsèque de cette hypothèse. Vous me demandez si notre propagande avait pour objectif de commettre les délits relatifs à l’art. 247, et je réponds que violer cet article ou d’autres ne peut pas être un objectif, mais seulement un accident de notre activité, et nous pourrions voir concrètement si et quand nous avons eu cet accident : quant à nos objectifs, sans exclure qu’ils soient en contradiction, dans certaines situations, avec les lois, c’est nous qui les formulons et nous n’acceptons pas de formulations tirées de la lettre d’un code dicté par des idéologies qui ne sont pas les nôtres. On nous demande : voulez-vous exciter à la haine de classe ? Non : nous, dans la réalité du conflit de classe, nous voulons assurer la victoire du prolétariat par tous les moyens, y compris si ces moyens impliquent la violation de la loi. Mais notre objectif n’est pas de violer la loi en soi, pour nous payer le luxe de la violer ou de réaliser une performance(*) sportive. Voulions-nous troubler la tranquillité publique ? Non : nous voulons assurer que, du régime actuel de désordre et d’injustice, il sorte un régime meilleur. Si, pour arriver à cela, un conflit est nécessaire, nous l’acceptons sans réserves, de même que nos adversaires ont accepté il y a un an la possibilité de bouleverser toutes les institutions afin de parvenir au pouvoir. Quand vous me demandez si nous faisons l’apologie de faits que la loi considère comme des délits, je nie que ceci soit intrinsèquement l’un de nos objectifs. Ce serait infantile. Nous faisons l’apologie de faits qui conduiront le prolétariat à se libérer de l’injustice et de l’exploitation.

Le Président : Et l’instigation à la désobéissance des soldats vis-à-vis de leurs supérieurs ? Et l’outrage à l’armée ?

Bordiga : Nous ne pouvons pas outrager l’armée parce que nous outragerions les personnes qui la composent, et qui sont les prolétaires.

Le Président : Mais contre les supérieurs ?

Bordiga : L’armée ne comprendrait-elle alors que des supérieurs ?

Le Président : Je veux parler de l’incitation à désobéir aux supérieurs.

Bordiga : Cette incitation ne s’est pour l’instant pas produite. Les conséquences de la désobéissance militaire sont tellement graves qu’il pourra arriver que, dans certaines circonstances, nous donnions des ordres dans ce sens, mais seulement quand se présentera une situation dans laquelle le conflit doit devenir général. Nous ne sommes pas aussi naïfs pour donner aujourd’hui au pauvre soldat l’ordre de se rebeller individuellement contre ses supérieurs. Nous avons dit au contraire aux camarades militaires de rester à leur poste et d’être de bons soldats afin d’accumuler une expérience technique qui pourra servir demain à la classe prolétarienne. Il n’est donc pas vrai en réalité que nous ayons excité à la désobéissance : mais il est possible que, à un certain moment, nous puissions y arriver, quand l’heure de l’insurrection générale aura sonné.

Le Président : Ceci n’aura lieu que dans le futur. Espérons que nous n’y arriverons pas, ni moi, ni vous.

Bordiga : Étant plus jeune, par devoir de courtoisie, je ne sais pas ce que je dois vous souhaiter ! Pour en revenir sur le terrain de l’accusation d’association de malfaiteurs, je répète que nous n’avons pas commis cet acte. Il n’existe pas d’associations secrètes au sein du Parti, et je demande une preuve quelconque qui puisse faire présumer de l’existence d’une association secrète. Et puis, je démontre qu’elle n’existe pas, par le fait même que nous ne pouvons pas avoir constitué un mécanisme tout à fait inutile seulement pour nous payer le luxe d’offrir des éléments qui nous mettraient en contradiction avec la loi. Nous avons intérêt à profiter de toutes les possibilités que la loi nous offre et à les exploiter pour faire notre travail sans encourir de sanctions que nous sommes prêts à affronter, si c’est nécessaire, mais nous ne voulons pas provoquer par principe, parce que, si nous nous faisons tous mettre en prison, le Parti disparaît.

Le Président : Essayez de conclure.

Bordiga : Eh bien, essayons de conclure. J’ai affirmé, pour démontrer que l’association ne peut pas exister, qu’il n’y a pas deux sortes de propagande, l’une publique, notoire, que chacun peut relever, même s’il est étranger au parti, et l’autre secrète, qui ne peut être connue que de ceux qui ont des liens spéciaux avec l’Exécutif. La preuve de ceci réside dans l’esprit tout entier de notre Parti. Nous ne sommes pas une secte qui prépare des conjurations ou qui se berce de l’illusion que le régime peut être changé un beau jour, sans que les citoyens en soient avertis ; nous disons que notre Parti doit parvenir à une certaine efficacité pour pouvoir lancer l’offensive ultime de façon publique. Je peux donner l’exemple classique du Parti bolchevik russe. Quand celui-ci était à la veille de conquérir le pouvoir, il n’a pas dissimulé sa pensée, mais il a donné ouvertement le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », en appelant publiquement le prolétariat à s’insurger.

Le Président : Et une chose semblable serait-elle permise maintenant en Russie ? Vous seriez tous fusillés.

Bordiga : En Russie, on a eu cette sincérité : et j’ai regretté que le gouvernement fasciste en Italie ne l’ait pas eue ! En Russie, il a été dit hautement que le régime prolétarien n’autorise pas l’existence d’un parti qui se propose de renverser le pouvoir révolutionnaire et il ne permet aucune propagande et agitation dans ce sens. Quand j’ai parlé des droits que donne la législation en vigueur, je l’ai fait non pas pour dire que c’est cette législation que je désire, mais seulement pour dire que c’est l’état de fait ; et je ne peux pas être assez naïf pour renoncer aux avantages qu’il m’offre. C’est à l’adversaire de me mettre dans des conditions plus difficiles si cela l’arrange. Notre propagande est telle qu’elle doit être connue de toutes les masses. C’est là la condition première de notre succès. Quel est donc le but de la prétendue association de malfaiteurs ? À quel objectif se rattacherait-elle ? Quels sont les actes qui en feraient présumer l’existence ? Je ne suis pas juriste et c’est avec hésitation que je pénètre dans ce domaine : notre défense plaidera, mais c’est vous qui devez juger si les critères qui ont dicté la sanction du code pénal qui nous concerne sont vérifiés. Pour autant que je puisse comprendre le délit d’association de malfaiteurs, c’est un délit à caractère spécial puisque, tandis que pour d’autres délits la loi exige que soit intervenue une lésion des intérêts d’autrui et qu’il ne s’agisse pas simplement de préparation ou d’intention d’accomplir un délit, pour l’association de malfaiteurs il s’agit simplement d’un fait intentionnel. Il suffit d’avoir prévu une préparation de faits donnés pour que cela soit considéré comme un délit. Mais, pour être mis par la loi pénale dans une situation aussi défavorable, il est évident que l’on doit exiger au moins une condition d’un autre genre, qui ne soit pas le dommage causé à autrui, une condition de conscience, de perception, de connaissance de la participation à une telle association. Je ne peux pas m’être associé sans le savoir. Et alors l’on doit me convaincre que je le savais, me démontrer les circonstances et les moments de mon adhésion et de ma participation à cette association.

Le Président : Vous faisiez partie de l’Exécutif.

Bordiga : Oui, je faisais partie de l’Exécutif.

Le Président : Et donc du Comité Central.

Bordiga : Et donc du Comité central, et aussi de l’Exécutif de l’Internationale Communiste : et si des responsabilités doivent découler de ces fonctions, nous les revendiquons ; mais si l’on a cru placer, selon un critère de choix, de sélection, une espèce d’état-major du Parti autour de l’Exécutif, je dirai que l’on n’a pas réussi à le faire. Il n’existe aucun lien entre les individus actuellement accusés qui les distingue des autres membres du Parti. On pourrait dire par exemple que les membres du Comité Central forment une association particulière ; mais ceux-ci ne sont pas tous ici : il y en a quelques-uns, par hasard, car d’autres ont été acquittés dans d’autres procès, parce que certains magistrats ont considéré que l’on devait mener des procès localement, tandis que d’autres ont considéré qu’il ne devait y avoir qu’un seul procès et qu’ils ont renvoyé les accusés à Rome. Et donc c’est par pur hasard que des camarades, que j’apprécie et je respecte, mais qui ne sont rien d’autre que de simples membres, se retrouvent aujourd’hui ici. Et nous sommes ici un groupe de 30 personnes qui ne constitue en aucune façon l’ensemble des membres d’une association réelle, particulière. Sur les 74 provinces dont se compose aujourd’hui l’Italie, si je ne me trompe pas – car, pendant que j’étais en prison, il me semble que l’on en a créé de nouvelles –, seules 11 sont représentées ici par les accusés. Et si l’on me dit que ces provinces-là étaient celles où notre Parti était le plus puissant, je peux faire observer que les régions où notre Parti était le moins fort, ce sont les régions méridionales, où entre le Mezzogiorno et les Îles, nous n’avions pas plus de 10% de nos adhérents. Inversement, parmi ces 11 provinces que nous, les accusés, nous représentons, 75% sont constituées précisément par des provinces méridionales. Par conséquent, l’on n’a pas la preuve, ni à partir de faits, ni à partir de documents ou autres, que ces individus se soient associés avec des objectifs particuliers et qu’ils représentent une organisation spéciale au sein d’un Parti dont vous reconnaissez l’existence légale. Mais même si l’on a voulu déterminer l’association présente avec une sorte de choix, de classement, en prenant une espèce d’état-major de 30 personnes, l’on n’a pas non plus réussi à le faire, parce que les critères avec lesquels les accusés actuels ont été désignés apparaissent comme totalement arbitraires, étant donné qu’ils laissent de côté des centaines et des milliers de camarades qui se trouvent dans une situation parfaitement identique à celle de beaucoup d’entre nous par rapport au Parti. Je comprends parfaitement que, pour un délit d’association de malfaiteurs, on ne peut pas condamner trois ou quatre personnes, mais ce n’est pas à moi d’indiquer les moyens dont doit se servir la loi si elle veut réellement établir la responsabilité juridique, spécifique de chacun de nous. Mais le système avec lequel on a échafaudé le procès actuel est injuste et inégal, car les masses se souviendront à son sujet que, aujourd’hui, Bordiga et d’autres chefs ont été poursuivis en justice pour un délit politique, tandis que pour quelques simples ouvriers, qui se trouvent par pur hasard à leurs côtés, ces masses ne garderont pas la mémoire et la célébrité de la participation à ce procès, et il restera sur eux la tache d’une accusation infamante par définition ! Nous demandons par conséquent que l’on n’utilise pas de tels expédients ; que l’on en trouve un autre grâce auquel on puisse effectivement rechercher les plus hauts responsables, si l’on veut précisément chercher et frapper une activité criminelle. On ne peut pas trouver la raison de la poursuite en justice dans la propagande parce que tous les adhérents du Parti Communiste participent à la propagande, et non pas seulement ceux qui sont aujourd’hui poursuivis. On pourrait peut-être considérer que ce que j’affirme est antipathique et tende pour ainsi dire à nous faire fuir nos responsabilités ; mais je ne peux pas m’empêcher de faire observer que, en faisant notre propagande, nous n’étions que des mandataires du Congrès, et que nous ne pouvions pas modifier les tables fondamentales statutaires qui nous avaient été confiées ; tandis que, par exemple dans l’autre cas, celui du complot et de la conspiration, nous aurions pu choisir, de notre propre initiative, le moment où l’action devait débuter. Il est possible de nous dire : vous êtes les éléments principaux du Parti et c’est à ce titre que vous êtes appelés à répondre de votre action ; mais on ne peut pas dire cela à tous les accusés actuels, étant donné qu’ils ne sont pas tous les représentants les plus responsables du Parti. Et cela, je le répète encore une fois, je ne le dis pas pour fuir mes responsabilités, mais parce que je dois en réalité contester le fait que l’association ait existé et qu’elle ait même été possible, y compris dans des conditions différentes des conditions actuelles.

Le Président : Et cependant, vous niez avoir commis une violation de la loi.

Bordiga : Je me réserve de le déclarer quand on me notifiera des faits spécifiques. Ce que je ne nie pas, c’est que nous devrons éventuellement commettre des violations de la loi dans l’avenir, du fait de la nécessité de notre action, et alors nous les commettrons sans remords.

Le Président : Ainsi, vous n’avez rien d’autre à ajouter.

Bordiga : Je dois m’arrêter, puisque vous ne me les notifiez pas, sur beaucoup d’autres aspects du procès. On a voulu me dépeindre comme un agent de l’étranger et j’ai le droit de me défendre.

Le Président : Ceci n’a rien à voir avec l’accusation dont vous devez répondre.

Bordiga : Puisqu’on a soutenu que l’accusation actuelle ne représente qu’une qualification juridique différente des mêmes faits qui constituaient l’ancienne accusation, je considère que je peux parler sur tout le matériel qui se trouve dans le procès et dont était tirée aussi la première accusation.

Le Président : Au fur et à mesure que l’on parlera de faits spécifiques, vous pourrez fournir des explications.

Bordiga : Je vous prie toutefois de me permettre de m’attarder maintenant sur quelques points particuliers. Je ne veux pas me soustraire à la discussion sur certains rapports internationaux.

Le Président : En quel sens voulez-vous en parler ?

Bordiga : Je veux spécifier dans quels rapports se trouvait notre Parti avec le mouvement étranger.

Le Président : Ceci a à voir, jusqu’à un certain point, avec le procès actuel, dans la mesure seulement où il est dit que le Parti Communiste Italien n’est qu’un appendice de l’Internationale de Moscou. Mais ce n’est pas cela qui constitue les matériaux d’accusation, parce que les matériaux d’accusation sont composés de tous ces faits qui, pris ensemble, représentent l’apologie d’actes constitutifs de délit, excitation à la haine de classe, excitation à la désobéissance à la loi de manière dangereuse. Je ne peux pas vous permettre de parler de l’Internationale.

Bordiga : Mais il y a un élément de fait.

Le Président : L’élément de fait est que vous avez été surpris avec trois mille livres sterling qui vous aurez été remises par le représentant russe Krassine.

Bordiga : Vous rappelez opportunément une affirmation que je me dois de démentir. Puisque, au début des procès particuliers engagés contre chacun des accusés, l’acte d’accusation cite le rapport de la Préfecture de Police de Rome, lequel part du fait qu’on m’a trouvé avec cet argent, je veux expliquer comment les faits se sont passés et présenter ensuite quelques considérations. J’étais matériellement en possession de cet argent parce que, tandis que nous étions à notre bureau, au n° 35 de la Via Frattina (nous savions déjà de manière générale que la police cherchait à nous joindre et à nous arrêter), nous avons eu vent que des agents se trouvaient à la porte et nous attendaient. Nous nous sommes alors préoccupés de mettre à l’abri les choses les plus intéressantes, et en particulier la chose la plus intéressante de toutes pour la caisse du Parti : il s’agissait de billets de banque anglais pour une valeur de 2 500 livres sterling et de la somme de 39 000 lires italiennes. Il m’a semblé opportun d’essayer de mettre en sûreté la somme la plus importante, c’est-à-dire les livres sterling ; et j’ai mis cet argent dans une enveloppe, j’ai placé cette enveloppe dans ma poche et je suis descendu du local de la Via Frattina. J’ai constaté que j’étais suivi par un agent ; l’agent a constaté que je constatais cela et c’est ainsi que j’ai été arrêté.

Le Président : On dit même que vous auriez loué l’habileté avec laquelle le coup a été fait.

Bordiga : Non pas l’habileté, mais la chance. Voici pourquoi : je n’avais pas coutume d’avoir de l’argent en poche. Habituellement, je ne portais pas sur moi de valeurs ni même un centimètre carré de papier écrit, parce qu’on ne prend jamais assez de précautions ; cette fois-là au contraire, du fait de la nécessité que j’ai mentionnée, j’avais pris cet argent et également une enveloppe contenant des documents que je voulais mettre en lieu sûr. Quand je me suis trouvé en présence des … comment dit-on pour ne pas dire des agents de police ?.. de ces messieurs qui ont eu la courtoisie de me mettre en arrestation, j’ai dit : vous avez de la chance. Vous pouviez faire une opération de ce genre depuis déjà longtemps, il suffisait d’envoyer un agent chez Grieco, qui sortait tous les matins de chez lui pour venir à notre bureau de la Via Frattina. On aurait pu faire cette arrestation depuis des mois, et alors on m’aurait trouvé sans rien : et c’est précisément ce jour-là, où ils s’en sont aperçus après tant de temps, qu’ils m’ont trouvé avec l’argent en poche. Ce n’est que ce jour-là en effet qu’ils en sont arrivés à penser au coup de filet : ils ont suivi Grieco, ils ont constaté que Grieco était entré dans cette maison de la Via Frattina, mais peu ont vu que j’y étais entré moi-même ; alors, ils ont téléphoné à la Préfecture pour avoir des renforts. La Préfecture a eu la naïveté de n’envoyer qu’une seule personne, car ils auraient pu arrêter aussi Grieco si la préfecture avait envoyé une équipe ; au contraire, ils n’ont arrêté que moi. Voilà pourquoi je dis que, pour cette opération, ils ont eu simplement de la chance ; ils auraient pu la mener de meilleure manière à d’autres moments, ils l’ont faite tardivement et peu habilement, et donc c’est le seul hasard qui les a servis.

Le Président : En somme, vous ne leur donneriez pas une promotion.

Bordiga : Non, nous choisirions des gens plus doués. Si vous voulez me demander comment se fait-il que se trouvaient dans la caisse du Parti Communiste ces billets de banque en question, je peux vous répondre que je ne suis pas obligé de vous rendre compte de chaque billet de banque particulier. On ne rend en aucun cas un compte de ce genre. Tout trésorier ne rend compte que de l’existence d’un montant déterminé de numéraire ; pour la caisse, on ne peut pas refaire pour chaque billet l’histoire de la façon dont il a circulé. Les billets tournent : il se pourrait que l’un de ces billets, par exemple, soit également passé par vos poches, Monsieur le Président. La circulation que connaît l’argent est très compliquée et il serait naïf de vouloir reconstituer le chemin de ces billets uniquement parce qu’on en a vu un d’une valeur aussi importante : mille livres sterling ! Si vous me demandez au contraire quelles sont les sources de financement du Parti, c’est une demande à laquelle je suis disposé à répondre de manière complète et définitive. Et je dirai, ainsi que nous l’avons publiquement déclaré à une époque qui n’est pas suspecte, par des communiqués de presse, que les ressources financières nécessaires à la vie de notre Parti étaient insuffisantes pour la partie provenant des organisations italiennes. Et ceci surtout en considération du fait que nous avions trois journaux quotidiens dans des centres qui ne nous donnaient pas la possibilité, étant donné leur position respective, d’éliminer ou même de réduire le passif, un à Turin, un à Trieste et un à Rome ; et en considération également du fait que, étant donné la situation qui s’était créée en Italie, la diminution des adhérents au Parti avait entraîné une forte diminution des recettes et des difficultés en tout genre. C’est pour toutes ces raisons que nous avions un déficit important, mais comme notre organisation n’est pas une organisation nationale mais internationale, elle agit de la même manière que les sections particulières agissent par exemple en Italie. De même que, en Italie, nous nous servons de l’argent qui provient de la puissante fédération de Turin pour attribuer des subsides aux fédérations chétives de Tarente et d’Avellino, de même les sections de l’Internationale qui sont dans de meilleures conditions donnent des subventions en argent aux sections plus faibles, au travers d’un centre d’organisation qui est le Comité Exécutif de Moscou.

Le Président : Le Comité Exécutif de Moscou n’a-t-il pas des rapports avec le gouvernement russe ?

Bordiga : Non : il ne doit pas être confondu avec ce gouvernement et je vais vous dire maintenant quelle est la différence entre ces deux organismes. Le Comité Exécutif International Communiste pourrait très bien avoir son siège dans d’autres pays. Par exemple à Rome, s’il n’y avait pas une police si habile qu’elle a su même découvrir notre siège de la Via Frattina, ce qui nous amène à déconseiller le transfert ici du siège de l’Exécutif. Les anciennes Internationales ont eu un siège à Bruxelles, à Genève, et ailleurs : c’est ainsi que la Troisième Internationale a son siège à Moscou. Le Parti Communiste Russe fait partie de l’Internationale dont il est l’un des partis les plus importants, celui qui a eu le plus grand succès et pour lequel nous avons la plus grande admiration et aussi la plus grande envie, surtout du fait de la situation dans laquelle nous nous trouvons à l’heure actuelle. Le gouvernement russe, le Parti Communiste Russe et la Troisième Internationale sont des organismes tout à fait distincts. La remise de fonds provenait de la Commission du Bilan de la Troisième Internationale, commission qui est composée de camarades de différents pays et qui, précisément, était par hasard présidée par un Italien. Par conséquent, celui qui avait décidé de nous envoyer cette somme était justement un Italien. Il aurait pu être russe, grec ou autre, mais cela nous était égal. La différence entre l’Internationale et le gouvernement russe est évidente. Nous sommes un Parti Communiste affilié à la Troisième Internationale, à laquelle sont affiliés les Partis Communistes du monde entier. En Russie, l’Internationale Communiste se trouve dans une situation différente de celle des autres pays ; dans ce sens qu’elle n’est pas un organe du gouvernement, mais dans le sens que le gouvernement est un organe de l’Internationale, ou du moins qu’il existe un rapport de subordination non pas de l’Internationale au gouvernement mais de l’État russe à l’Internationale Communiste. Ainsi, il y a en Italie un parti organisé, le Parti Fasciste, dont sont issus les hommes qui sont actuellement au gouvernement, et ce parti inspire le travail du gouvernement lui-même qui suit les lignes directrices du parti. Il n’en est pas autrement en Russie, avec cette différence : en Italie, le parti est exclusivement national, et donc nous avons aussi bien un gouvernement italien qu’un Parti Fasciste Italien ; tandis qu’en Russie, nous avons l’État russe et un Parti Communiste qui est russe, mais qui est également une section de l’Internationale. Non seulement le gouvernement russe et ses différents organes ne peuvent pas décider en matière de mouvement communiste international, dans la mesure où seule l’Internationale peut le faire ; mais la politique du gouvernement russe, qui est dictée par le Congrès et par les organes directeurs du Parti Communiste Russe, peut être discutée et modifiée par l’Internationale. Et par conséquent, je ne pouvais avoir aucune relation avec Krassine qui n’est qu’un représentant diplomatique du gouvernement russe : c’est un camarade que j’apprécie et que j’estime, mais qui n’avait aucun rapport d’organisation avec nous, de même qu’il ne peut exister aucun rapport entre nous et n’importe quel autre représentant diplomatique de l’État russe. Au contraire, c’est nous qui pourrions en tant que Parti, pour faire une hypothèse tout à fait improbable, si éventuellement Krassine était venu en Italie et avait voulu suivre une ligne de conduite différente de celle qui est prescrite par le communisme, c’est nous qui pourrions avoir recours à l’Internationale Communiste pour que l’on constate que le représentant du gouvernement russe ne suivait pas les principes communistes. En disant cela, je n’entends donner aucun sens de répugnance à l’idée d’avoir des rapports avec le gouvernement russe ; j’entends seulement rétablir la vérité des faits. Nous sommes contre tous les gouvernements actuels qui sont dans la main de la bourgeoisie, il n’y en a qu’un seul avec lequel nous sommes solidaires et c’est le gouvernement russe qui est parvenu à la première réalisation de nos idéaux.

Le Président : Et alors, pourquoi n’allez-vous pas tous en Russie ?

Bordiga : Pour pouvoir le faire en ce moment-ci, il serait nécessaire que vous rendiez une ordonnance de mise en liberté. (Vive hilarité).

Le Président : Vous vous y rendrez après.

Bordiga : Nous irons en Russie plus tard, si besoin est, mais nous reviendrons en Italie, nous serons partout où nous appellera notre devoir de lutter pour le communisme, Monsieur le Président !

Le Président : Bien, bien, pour le moment retournez à votre place !

 

(*) En français dans le texte (NdT).

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