1958

Source : "Programme Communiste" numéro 3 de 1958

bordiga

Bordiga

Appel pour la réorganisation internationale du mouvement révolutionnaire marxiste

 

La terrible crise du mouvement prolétarien

Le mouvement organisé des classes ouvrières de tous les pays du monde est aujourd’hui pratiquement dominé par deux forces, exprimant ensemble de longs et graves processus de désagrégation et de défaite.

L’une d’elles est le socialisme démocratique traditionnel, qui affirme un programme de collaboration sociale et politique, conçoit des rapports pacifiques entre les classes, enferme la défense des intérêts ouvriers dans le cadre de la constitution, rejette par principe l’emploi de la violence et de la dictature prolétarienne, leur substituant une graduelle évolution de l’économie privée vers le socialisme.

L’autre force dominante est celle des partis liés au gouvernement qui exerce le pouvoir en Russie. Elle proclame ce dernier "pouvoir ouvrier de classe"; elle affirme que l’action de ce pouvoir, comme la sienne propre, est cohérente et en accord avec le communisme révolutionnaire défini par Marx et Lénine, et qu’elle se trouve dans la ligne de la grande victoire de la Révolution d’Octobre 1917.

Cette deuxième force du mouvement ouvrier prétend ne pas rejeter par principe les méthodes de l’insurrection, de la dictature, du terrorisme. Mais en même temps, elle soutient qu’il convient d’adopter, dans les pays capitalistes, non seulement des méthodes d’action, mais encore des revendications et des postulats de propagande qui peuvent être partagés par des classes possédantes et non prolétariennes, tels, la possibilité de la coexistence pacifique de classes sociales aux intérêts opposés dans le cadre des institutions; la démocratie élective et parlementaire; le bien-être du peuple et de la nation; l’avenir et le destin de la patrie...

Plusieurs conditions seraient nécessaires à l’application d’une telle politique – identique à celle de la social-démocratie. Il faudrait que la paix règne entre le gouvernement russe et les gouvernements des pays bourgeois; il faudrait que les travailleurs du monde entier reconnaissent que le salut du pouvoir russe est la garantie de leur avenir de classe contre l’exploitation capitaliste, la prémisse et la promesse du socialisme dans le monde; et, dans le même temps, il faudrait que les travailleurs comme les bourgeois reconnaissent que ce pouvoir peut coexister – dans des rapports permanents, normaux et pacifiques – avec les puissances capitalistes, dans une perspective infinie. Ce mirage se définit par la vieille et vulgaire formule bourgeoise et démocratique de la "non-intervention dans les affaires intérieures des autres États" et par la nouvelle formule, plus stupide encore, de l’"émulation" entre le socialisme et le capitalisme.

La criante contradiction de ces positions historiques détermine de temps en temps des réactions dans les rangs de la classe ouvrière; jusqu'à présent ce ne sont que des réactions limitées et incertaines, mais elles iront s’accentuant, sans aucun doute.

La propagande incessante, habile et bien orchestrée, qui, selon les ambiances sociales où elle s’exerce, joue sur une confusion artificielle, sur une inversion entre les objectifs lointains et les objectifs immédiats, entre les expédients stratégiques et les positions de principe, réussit de moins en moins à dissimuler ces contre-sens et ces mensonges.

Convaincre les capitalistes qu’ils peuvent très bien laisser vivre le régime russe sans que celui-ci les attaque militairement ou fomente dans leur pays la révolte sociale, ne peut avoir d’autre sens que celui de les convaincre qu’il n’est pas un régime prolétarien et anti-capitaliste, et d’autre conséquence que celle de rendre toujours plus claire une telle vérité.

Convaincre les travailleurs qu’il leur est possible d’abandonner, dans les pays bourgeois, la concentration de leurs forces pour la préparation de l’insurrection et la tâche de destruction de la machine économique, administrative et politique de leur pays, peut favoriser d’amples recrutements dans les couches sociales qui fournissent à la social-démocratie ses adhérents habituel, mais cela n’a pas d’effet sur les ouvriers les plus avancés, sinon au travers de la perspective qu’une guerre générale entre les États et les armées peut conduire à la conquête du pouvoir de classe, rôle que Marx et Lénine assignaient à la guerre civile. Dans l’hypothèse du déclenchement d’une telle guerre, de quelque côté qu’en vienne l’initiative, les staliniens promettent à ces groupes d’ouvriers avancés, l’utilisation de toutes les actions internes, illégales et défaitistes, appuyant leurs vaines promesses sur le fait que ce mouvement de "Partisans" pourrait compter, non seulement sur ses propres forces, mais aussi sur le soutien d’une action parallèle d’un parfait appareil militaire moderne.

Quant à l’autre partie de leurs fidèles – l’énorme majorité, évidemment – elle est composée de travailleurs sans formation révolutionnaire, d’artisans, de petits propriétaires ruraux, de petits et moyens bourgeois du commerce et de l’industrie, d’employés et de fonctionnaires, d’intellectuels et de politiciens professionnels (couches sociales auxquelles ils adressent d’incessants appels, leur offrant jusqu’à l’union sacrée, non seulement avec les classes possédantes, mais encore avec les partis bourgeois qu’ils qualifient eux-mêmes de partis réactionnaires et de droite). Les staliniens leur promettent un avenir de paix intérieure aussi bien qu’universelle; de tolérance démocratique envers n’importe quel parti, organisation ou confession; de progrès économique sans heurts et sans spoliations des possédants; de bien-être identique pour toutes les catégories sociales, mais ils peuvent toujours moins justifier, aux yeux de cette masse, le dur système totalitaire et policier existant en Russie et dans les pays où ils exercent eux-mêmes le pouvoir d’État.

Ce processus de dégénérescence du mouvement prolétarien, de même qu’il a dépassé en profondeur celui de l’opportunisme révisionniste et chauvin de la Seconde Internationale, le dépassera également en durée. Le début de cet opportunisme moderne peut être fixé, au plus tard, en 1928; celui de la Seconde Internationale atteignait le point culminant de son cycle dans la décade de 1912- 22.

Les premiers symptômes d'une réaction au stalinisme

Ces derniers temps se sont révélés, comme manifestations d’impatience vis-à-vis de l’opportunisme stalinien, des désaccords de militants et de groupes qui apparaissent sur la scène politique de divers pays en proclamant qu’ils veulent retourner sur le terrain de la doctrine de Marx et de Lénine, des thèses de la Troisième Internationale à sa fondation, et qui dénoncent la trahison complète de ces principes par les staliniens.

Pourtant la plupart de ces scissions ne peuvent être accueillies comme d’utiles résultats d’un regroupement, sur des positions réellement de classe, d’une avant-garde même très réduite du prolétariat. Nombre de ces groupes, par suite de l’insuffisance de leur préparation théorique, de leur origine, de la nature même de la critique qu’ils font de l’activité actuelle et passée du stalinisme, montrent qu’ils sont influencés plus ou moins directement par les manœuvres politiques émanant des puissances impérialistes d’Occident et leur envahissante et hypocrite propagande de libéralisme et d’humanisme.

Les tentatives de ce genre sont plus dangereuses on ce qu’elles peuvent être suivies par des militants inavertis, que dans la mesure où elles exprimeraient l’œuvre souterraine des agents secrets de l’impérialisme. Mais la responsabilité historique fondamentale de l’une ou de l’autre de ces possibilités de succès d’un défaitisme contre-révolutionnaire incombe entièrement à l'opportunisme stalinien, à ce qu’il accrédite sur une très vaste échelle toutes les idéologies et tous les postulats bourgeois, à ce qu’il travaille désespérément à effacer de toutes les formes du mouvement ouvrier les ressources d’autonomie, d’indépendance, d’auto-défense de classe, que Marx et Lénine ont toujours placées au premier plan.

Ce cours confus et défavorable de la lutte prolétarienne, coïncidant avec l’augmentation irrésistible de l’industrialisation hautement concentrée – tant en intensité, dans les pays d’origine, qu’en impétueuse extension dans tout le monde habité – renforce encore l’offensive par laquelle la plus grande force de l’impérialisme, l’Amérique, tend, selon la nature et la nécessité de toute grande concentration métropolitaine de capital, de forces de production et de puissance, à assujettir, en brisant les obstacles sociaux et territoriaux, les masses du monde entier à son exploitation et à son oppression. Dans la mesure même où ils ont quitté une lutte à des fins internationales pour une lutte aux fins nationales déterminées par le centre militaire et étatique russe, les staliniens deviendront toujours plus impuissants à conduire l’une ou l’autre, et toujours plus complices de l’impérialisme occidental, ainsi qu’ils l’ont été ouvertement au cours de leur alliance de guerre.

En accord avec la position marxiste qui a toujours vu le premier ennemi dans les grands pouvoirs des pays super-industrialisés et super-colonialistes du monde, contre lesquels seule la révolution prolétarienne a des chances de victoire, les communistes de la Gauche Italienne adressent aujourd’hui un appel aux groupes ouvriers révolutionnaires de tous les pays pour les inviter, en reprenant un long et difficile chemin, à accomplir un grand effort en vue de se rassembler internationalement sur une stricte base de classe, en dénonçant et en repoussant tout groupe influencé, même de façon partielle ou indirecte, par les suggestions et le conformisme philistin des propagandes qui infestent le monde et qui émanent de forces militaires, étatiques et policières, aujourd’hui universellement constituées.

La réorganisation d’une avant-garde internationale ne peut s’effectuer que dans une absolue homogénéité de vues et d’orientation; le Parti Communiste Internationaliste propose aux camarades de tous les pays les lignes directrices suivantes:

I – Revendication des armes de la révolution: violence – dictature – terreur

Pour les marxistes révolutionnaires la connaissance d’actes, même contrôlables ou contrôlés, de coercition, de cruauté ou de violence au préjudice d’individus ou de groupes, n’est pas en elle-même un élément décisif de condamnation du stalinisme ou de tout autre régime. Les manifestations de contrainte, même aussi cruelles, constituent une superstructure inséparable de toute société basée sur la division en classes. Le marxisme naît de l’exclusion des soi-disant "valeurs" d’une civilisation commune aux classes en lutte, d’une négation des règles de "fair-play" communes aux antagonistes et qui devraient discipliner les formes dans lesquelles ces derniers doivent s’affronter et s’égorger. Légale ou illégale, toute mutilation, toute atteinte à la "personne humaine" ne peut être tranchée en incriminant les responsabilités individuelles des instruments d’exécution, ou de ceux qui les dirigent, mais en luttant pour l’éviction révolutionnaire de toute division en classes. Et ce serait le plus imbécile des mouvements révolutionnaires, surtout dans l’actuelle phase d’évolution toujours plus atroce, plus cruelle et super-militariste du capitalisme, celui qui poserait des conditions et des limites de générosité à ses moyens d’action.

II – Rupture complète avec la tradition des alliances de guerre, des fronts de partisans et des "libérations nationales"

La condamnation irrévocable du stalinisme découle précisément de l’abandon et de la négation de ces principes fondamentaux du communisme, qu’il a consommés en jetant toutes les forces qui le suivaient dans la guerre fratricide qui séparait les prolétaires en deux camps impérialistes, en renforçant à fond la propagande ignominieuse du groupe avec lequel il s’alliait à travers des accords d’État à État. Ce groupe capitaliste, en rien meilleur que celui d'en face, déguisant ses convoitises impérialistes – démasquées depuis des décades par la critique marxiste et léniniste – soutenait justement que ce qui le distinguait du groupe adverse, c’était le respect des méthodes "civilisées" de la guerre. Il soutenait en effet que, s’il devait bombarder, "atomiser", envahir et, finalement, user de la pendaison après une agonie raffinée, ce n’était pas pour défendre ses propres intérêts, mais pour restaurer les valeurs morales de la civilisation, de la liberté humaine, suprêmement offensées.

Le léninisme fut la réponse à l’asservissement du prolétariat à ce même horrible mensonge qui, en 1914, vît les traîtres de l’internationale proclamer l’alliance patriotique contre le fantoche de la "barbarie" teutonique ou tsariste.

Mais le même mensonge fut à la base de l’adhésion à la guerre des impérialistes occidentaux contre la nouvelle "barbarie" nazie ou fasciste, et la même trahison fut le contenu de l’alliance conclue entre l’État russe et les États capitalistes, en premier lieu avec les nazis eux-mêmes, ensuite entre les partis ouvriers et les partis bourgeois en vue de mener la guerre. Ces mensonges et ces trahisons sont aujourd’hui historiquement démontrés; en effet, les Russes dénoncent les Américains comme agresseurs et fascistes, alors que ces derniers en font autant des Russes; d’autre part les Russes admettent que si les Américains avaient pu employer la bombe atomique – non encore prête en 1941 – pour massacrer l’Europe, ils l’auraient fait plutôt que d’employer à la même tâche les armées dans lesquelles étaient mobilisés les travailleurs russes.

Il est exact que la marxisme recherche – et a toujours recherché – l’origine de tout conflit entre les États, les groupes et fractions de la bourgeoisie, en lutte incessante, et en tire des déductions et des prévisions historiques. Mais toute conception qui oppose une aile civilisée du capitalisme à une autre aile barbare du même système est une véritable négation du marxisme. En effet, d’un point de vue déterministe, la victoire de celle des parties en lutte qui attaque, agresse ou use des méthodes les plus âpres de combat, peut fort bien avoir des effets et des conséquences plus utiles au prolétariat que l’alternative contraire. La Barbarie était l’état primitif de l’humanité dont les communautés humaines durent sortir par suite de l’indispensable développement de la technique productive; mais l’homme paya ce passage en subissant les infamies infinies de la Civilisation de classe et les souffrances de l’exploitation esclavagiste, terrienne, industrielle.

La condamnation au même titre de toute tradition liée, tant à la politique social-chauvine de 1914- 18, qu’à celle de 1940-45 d’alliance de guerre, de fronts populaires, de résistance maquisarde, de libération nationale, est donc une condition fondamentale pour le renouveau du mouvement révolutionnaire international.

III – Négation historique du pacifisme, du fédéralisme entre les états et de la "défense nationale"

Dans la perspective d’une nouvelle guerre, la ligne maîtresse de la position marxiste est celle de Lénine, selon lequel, depuis l’époque de la Commune de Paris, les guerres des grandes puissances sont impérialistes, la période historique des guerres et des insurrections de systématisation nationale dans les pays bourgeois étant désormais close. Par là même toute alliance de classe à l’occasion et aux fins de guerre, toute suspension, pour motif de guerre, de l’opposition et de la pression de classe, constituent autant de trahisons de la cause du prolétariat. Et pour Lénine les révoltes coloniales des masses de couleur contre l’impérialisme et les mouvements nationaux dans les pays arriérés n’ont de portée révolutionnaire, dans cette phase moderne du capitalisme, qu’à la condition que dans les métropoles la lutte de classe ne soit jamais suspendue, qu’elle ne perde jamais son lien avec l’objectif international du prolétariat, quelle que soit la politique extérieure de l’État, lequel demeure le véritable ennemi interne de la classe ouvrière de chaque pays.

Dans cette conception, et plus encore après la formidable confirmation que la guerre mondiale numéro deux a donnée aux prévisions si explicites des thèses et résolutions de la Troisième Internationale à l’époque de la mort de Lénine, la période des guerres impérialistes ne pourra se clore qu’avec la chute du capitalisme.

Le parti révolutionnaire du prolétariat doit donc nier toute possibilité de règlement pacifique des conflits impérialistes, il doit combattre âprement le mensonge contenu dans les propositions de fédération, de ligue, d’association entre les États, qui prétendraient pouvoir empêcher les conflits grâce à la disposition d’une force internationale armée pour réprimer "qui provoquerait la guerre".

En accord avec les principes de Marx et de Lénine, qui, sans méconnaître la riche complexité des rapports entre guerres et révolutions, condamnaient néanmoins, au titre de tromperie idéaliste et bourgeoise, toute factieuse distinction entre "agresseur" et "agressé" dans la guerre entre les états, les prolétaires révolutionnaires voient dans toutes les institutions supra-étatiques uniquement une ressource et une force de répression pour la conservation du capitalisme, dans leurs corps armés, une police de classe et une garde contre-révolutionnaire.

Le rejet sans réserve de toute équivoque basée sur l’apologie du pacifisme et sur la sotte formule de la condamnation et de la revendication de sanctions contre l’"agresseur" est donc caractéristique des communistes internationalistes.

IV – Condamnation des programmes sociaux communs et des fronts politiques avec les classes non salariées

C’est une tradition de l’opposition de gauche dans de nombreux groupes – et qui remonte aux premières erreurs de tactique de la Troisième Internationale, il y a trente ans – de rejeter la fausse position des méthodes d’agitation, assez mal qualifiées de méthodes bolcheviques.

Surtout lorsque l’élimination de toute institution et de tout pouvoir féodaux est un fait accompli et irrévocable, il n’est pas possible d’œuvrer dans le sens du heurt final entre prolétariat et bourgeoisie, de l’instauration d’un pouvoir ouvrier, de la dictature rouge dans tous les pays, de la terreur politique et de l’expropriation économique appliquées aux classes privilégiées de tous les pays, et, en même temps, de taire, à des moments donnés et dans des situations déterminées, un tel programme, propre au communisme, et à lui seul.

C’est une illusion que de croire conquérir les masses plus rapidement en substituant à ces postulats de classe des consignes d’agitation à effet populaire, de même que c’est une illusion défaitiste que de se fier à la garantie bien connue selon laquelle les chefs de la manœuvre n’en sont pas dupes eux-mêmes; dans le meilleur des cas c’est un pur non sens.

Toutes les fois que le contenu central (que l’on prétend n’être que transitoire) de la manœuvre politique a été le front unitaire avec les partis opportunistes, les revendications de démocratie, de paix, d’un popularisme aclassiste, et pire même, de solidarité nationale et patriotique, il ne s’agissait pas, en fait, de monter d’habiles scénarii qui, abandonnés au moment opportun, auraient révélé au grand jour une plus nombreuse phalange de soldats de la révolution, prompte à fondre même sur les transitoires alliés de la veille, en affaiblissant ainsi le front ennemi. Au contraire, il est toujours arrivé que les masses, les militants et les chefs, sont devenus incapables d’action de classe; et les organisations, les cadres, progressivement désarmés et domestiqués sont devenus aptes, par leur préparation idéologique et fonctionnelle, à agir comme instruments de la bourgeoisie dominante, et comme ses meilleurs instruments.

Ce résultats historique ne se fonde plus désormais sur la seule critique doctrinale, mais découle de la terrible expérience historique, payée à très cher prix, de trente ans de faillite des forces révolutionnaires.

Le parti révolutionnaire ne tentera donc jamais une plus grande conquête quantitative des masses par l’emploi de revendications susceptibles d’être adoptées par les classes non prolétariennes et socialement hybrides.

Ce critère distinctif de base ne vise pas les revendications immédiates et particulières qui surgissent, sur le plan économique, du concret antagonisme d’intérêts entre salariés et patrons; mais il s’oppose aux revendications aclassistes et interclassistes, surtout sur le plan général de la politique d’un pays – et de tous les pays. Ce critère, duquel découle la critique du front unique politique, celle du mot d’ordre de gouvernement ouvrier, de front populaire, de front démocratique, établit une délimitation entre le mouvement que nous défendons et celui qui s’intitule trotskyste de la Quatrième Internationale; notre mouvement se sépare de même de toutes les versions voisines qui, sous une forme nouvelle, rénovent le mot d’ordre de la dégénérescence révisionniste "la fin n'est rien, le mouvement est tout", et préconisent ainsi des agitations vides de tout contenu.

V – Proclamation du caractère capitaliste de la structure sociale russe

La façon dont se sont développées l’économie, la législation et l’administration depuis environ trente ans, non moins que la criante répression et extermination du noyau révolutionnaire bolchevik (qui a durement payé la faute d'avoir laissé transformer le solide parti d’avant-garde communiste en une pléthorique masse amorphe, passive et incapable de contrôler ses propres engrenages de direction et d’exécution) donne la preuve historique que la révolution ouvrière peut succomber, non seulement dans une sanglante guerre civile – comme ce fut le cas à Paris en 1871 – mais encore par la voie d’une progressive dégénérescence.

Le caractère monétaire et mercantile de la partie prédominante du tissu économique russe, en rien diminué par l’étatisation des grands services et des industries – analogue à celle des grands pays de pur capitalisme – nous met en présence, non pas d’un État ouvrier menacé de dégénérescence ou en cours de dégénérescence, mais bien d’un État entièrement dégénéré, au sein duquel le prolétariat n’a plus le pouvoir. Ce pouvoir est exercé par une coalition, hybride et complexe, des intérêts internes des classes petites bourgeoises, semi-bourgeoises et des entrepreneurs dissimulés, ainsi que des intérêts des classes capitalistes internationales. Une telle convergence n’est contrariée qu’en apparence seulement par l’existence d’un "rideau de fer" policier et commercial.

Conclusion
Désaveu de tout appui au militarisme impérial russe : défaitisme catégorique contre celui de l’Amérique

En conséquence une guerre qui semblerait extérieurement arrêter (comme semblent le faire toutes les guerres) un semblable processus d’entente entre les classes privilégiées des divers pays en vue de l’administration du monde, ne sera pas la guerre révolutionnaire au sens où l’entendait Lénine, c’est-à-dire une guerre pour la protection et la diffusion du pouvoir prolétarien dans le monde. Une telle éventualité historique – qui n’est d’ailleurs pas à l’ordre du jour – ne comporterait jamais la justification du bloc militaire dans un quelconque pays. Et cela, avant tout parce que les États révolutionnaires, en tant que tels, ne pourront trouver d’alliés dans le camp bourgeois (comme ce fut le cas à la fin de la première guerre mondiale). Mais également parce que dans une telle hypothèse, un fort parti communiste international serait conduit à répartir les attaques contre le pouvoir bourgeois en lançant toutes ses sections en vue d’arrêter les expéditions militaires "punitives" organisées par le capitalisme mondial contre les pays révolutionnaires, et à obtenir des travailleurs mobilisés et armés dans ce but qu’ils retournent leurs armes.

Dans tous les cas d’offensives moins développées, de moindre potentiel de lutte, tout mouvement révolutionnaire maintiendra, à plus forte raison, partout et sans réserve, une orientation anti-bourgeoise et anti-étatique.

Les communistes savent que les expéditions punitives anti-prolétariennes du capitalisme ne peuvent être arrêtées que d’une seule façon: par la destruction de ce dernier. Et on ne parviendra à le détruire qu’en maintenant l’avant-garde de classe sur le pied de guerre.

Le désarmement, même transitoire, soit idéologique, soit organisatif ou matériel, de l’orientation de classe, est donc toujours une trahison. Aucune liberté de la pratiquer ne peut être consentie à la centrale du mouvement communiste, quelque ferme que doive être la discipline qui lui laisse le choix des moments et des mouvements sur tout le front du parti. Tout parti et tout groupe qui accepterait un tel désarmement, surtout lorsqu’il se prétend ouvrier, communiste ou socialiste, est le premier ennemi à combattre et à abattre, car c’est proprement son existence et son fonctionnement qui retardent la catastrophe du régime bourgeois, prévue par Marx et Engels, et attendue avec conviction par tous les révolutionnaires marxistes.

La stratégie politique complètement opposée qu’appliquèrent, durant la dernière guerre les résidus de l’Internationale Communiste, et qui aboutit à sa honteuse auto-liquidation afin que les gouvernements occidentaux "ne fussent pas gênés dans leur effort de guerre", n'a abouti qu’au renforcement d’un pouvoir impérialiste occidental que, trop tard, les gouvernements et les états-majors russes reconnaissent plus menaçant que celui de l’Allemagne, même envers leurs propres objectifs qui ont désormais un caractère ouvertement national.

Pendant que, non moins creux et sinistre, se dessine un nouveau recours à l’accusation de fascisme et de barbarie, les travailleurs révolutionnaires d’avant-garde doivent s’attacher à resserrer leurs rangs pour un combat qui n’attendra ni aide ni munitions de la part des forces militaires actuellement constituées, en augurant que la crise et la catastrophe du capitalisme, attendues en vain depuis cent cinquante ans, pénétreront au cœur des États au potentiel industriel maximum – garde noire du monde que personne, jusqu’ici n’a su encore faire vaciller.

 


 

"On prendra peut-être pour un paradoxe l'affirmation qui consisterait à dire que le trait psychologique dominant de l’opportunisme, c’est son incapacité d’attendre. Il en est pourtant ainsi. Dans les périodes où les forces sociales alliées et adversaires, par leur antagonisme comme par leurs réactions mutuelles amènent en politique un calme plat; où le travail moléculaire de développement économique, renforçant encore les contradictions, au lieu de rompre l’équilibre politique, semble plutôt l’affermir provisoirement et lui assurer une sorte de pérennité, l’opportunisme, dévoré d’impatience, cherche autour de lui de "nouvelles" voies, de "nouveaux" moyens de réaliser des succès. Il s’épuise en plaintes sur l’insuffisance et l’incertitude de ses propres forces et il recherche des "alliés". Il se jette avidement sur le fumier du libéralisme. Il le conjure. Il l’appelle. Il invente, à l’usage du libéralisme, des formules spéciales d’action. Mais le fumier n'exhale que son odeur de décomposition politique. L’opportunisme picore alors dans le tas de fumier quelques perles de démocratie. Il a besoin d’alliés. Il court à droite, à gauche, et tache de les retenir par le pan de leur habit à tous les carrefours. Il s’adresse à ses "fidèles" et les exhorte à montrer la plus grande prévenance à l’égard de tout allié possible. "Du tact, encore du tact et toujours du tact!" Il souffre d’une certaine maladie qui est la manie de la prudence à l’égard du libéralisme, la rage du tact, et, dans sa fureur, il administre des soufflets et porte des blessures aux gens de son propre parti".

Trotsky, "1905"

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