1960

Edité dans « programma comunista » n° 23, 1961


A Janitzio on n'a pas peur de la mort

A. Bordiga

1961


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Au Mexique, dans le lac «Patzcuaro» se trouve la petite île de Janitzio. A 2350 mètres d'altitude un paysage étonnant s'offre aux visiteurs : des eaux tranquilles, des montagnes aux versants tourmentés, un ciel si proche qu'on pourrait presque le toucher du doigt. Descendants d'une race fière les indiens «Tarascanos» combattirent contre les conquistadores espagnols. Ils furent battus et adoptèrent la religion chrétienne des enva­hisseurs ; mais les saints qu'ils vénèrent ont conservé les carac­tères des anciennes divinités, le Soleil, l'Eau, le Feu et la Lune. Les «Tarascanos» sont habiles dans le travail du cuir, dans la sculpture du bois, dans le travail de l'argile et dans le tissage de la laine. Ils le sont aussi en tant que pêcheurs. Quand ils retirent leurs filets à la forme étrange, ressemblant à de gros papillons, ils sont toujours grouillants de poissons. Mais si la­borieux soient-ils, les «Tarascanos» restent encore très primi­tifs. Ils considèrent, en fait, la vie comme un état transitoire, un court moment qu'il faut passer pour atteindre la béatitude de la mort. La mort ne représente plus une inexorable fatalité ; au contraire, elle est considérée comme un bien, l'unique bien vraiment inestimable. Voilà pourquoi «le jour des morts» n'est pas, pour les habitants de Janitzio, un jour de douleur. La fête commence de bon matin. Les maisons sont décorées pour la fête et toutes les images des saints s'enrichissent de dentelles et de fleurs de papier. Les portraits des défunts sont exposés et illu­minés par des dizaines de cierges. Les femmes préparent les plats favoris des parents défunts pour qu'en revenant voir les vivants ils en tirent satisfaction.
Dans le cimetière, derrière l'église, on décore aussi les tom­bes qui, très souvent, n'ont pas de noms. Il n'y a pas d'inscriptions funèbres à Janitzio ! Mais ce n'est pas pour cela qu'on ou­blie les morts. Le chemin qui conduit du cimetière au village est recouvert de pétales de fleurs afin que les défunts puissent ai­sément trouver la route de la maison.
«Le jour des morts» les femmes de Janitzio se font belles. Elles peignent leurs longues tresses sombres et se parent de bi­joux en argent. Le costume est composé d'une longue jupe rou­ge bordée de noir, aux larges plis. La chemise brodée disparaît sous le «rebozo» qui recouvre la tête et les épaules, et duquel souvent dépasse la petite tête du dernier-né. A minuit les fem­mes vont toutes ensemble dans le cimetière et s'agenouillent pour prier leurs chers défunts. Elles allument des cierges, les plus grands en l'honneur des adultes et les plus petits pour ceux qui ont quitté trop vite «cette vallée de larmes». Puis elles s'abandonnent à la méditation qui, peu à peu, se traduit en paroles. Ainsi commence une litanie qui n'est pas faite de douleur mais exprime la communion existant entre les vivants et les morts.
Pendant ce temps les hommes restés au village se réunis­sent tout près de l'église où a été élevé un catafalque noir dédié aux morts qui n'ont plus personne pour prier pour eux. Ils re­tournent à la maison vers l'aube, tandis que leurs femmes qui ont veillé toute la nuit au cimetière iront suivre la messe à moi­tié cachées dans leur «rebozo». C'est ainsi que se déroule à Janitzio la «journée des morts». Sur les visages des habitants du village on ne lit pas de douleur mais la joyeuse expectative de celui qui attend la visite des personnes qui lui sont les plus chères.


Nous avons repris tel quel et avec son titre cet article tiré d'un journal italien pour les enfants. C'est un des si nombreux rabâchages de la production «culturelle» étasunienne qui passe de journaux en journaux et de revues en revues, sans que les plumitifs de service ne perçoivent rien d'autre que le degré d'ef­fet du morceau qui circule. L'énième reproducteur n'a même pas songé au sens profond que sa diffusion cache ; même dans sa forme conformiste traditionnelle.

Les très nobles populations mexicaines, devenues catholi­ques sous la terreur impitoyable des envahisseurs espagnols montreraient qu'elles sont restées «primitives» parce qu'elles n'ont pas la terreur ni l'horreur de la mort. Ces peuples étaient, au contraire, héritiers d'une civilisation incomprise des chré­tiens d'alors et d'aujourd'hui, et transmise depuis le communisme très ancien. L'insipide individualisme moderne ne peut que s'étonner grossièrement surtout si dans ce texte terne, on dit que des tombes sont sans inscription et qu'on prépare des mets aux morts que personne ne commémore. Véritables morts in­connus non en vertu d'une rhétorique poussive et démagogique mais à cause d'une puissante simplicité d'une vie qui est celle de l'espèce et pour l'espèce, éternelle en tant que nature et non en tant qu'essaim stupide d'âmes errantes dans «l'au-delà» et à qui sont utiles, pour son développement, les expériences des morts, des vivants et de ceux qui ne sont pas nés, dans une suite historique dont le déroulement n'est pas deuil mais joie dans tous les moments du cycle matériel.

Même dans ce qu'elles symbolisent ces coutumes sont plus nobles que les nôtres ; par exemple, ces femmes qui se font belles pour les morts et non pas pour les plus argentés des vi­vants, comme dans notre société mercantile, égout où nous sommes immergés.

S'il est vrai que sous les dépouilles des sinistres saints ca­tholiques vit encore la forme très ancienne des divinités non inhumaines, comme le Soleil, cela rappelle les connaissances que nous avons de la civilisation des Incas que Marx admi­rait - et qui sont parvenues jusqu'à nous ô combien déformées ! Les Incas n'étaient pas primitifs et féroces au point d'immoler les plus beaux spécimens de l'espèce jeune au Soleil qui deman­dait du sang humain, mais magnifiques d'une intuition puissante, ces communautés reconnaissaient le flux de la vie dans l'énergie qui est la même quand le soleil l'irradie sur la planète et lorsqu'elle coule dans les artères de l'homme vivant et de­vient unité et amour dans l'espèce unitaire; espèce qui jusqu'à ce qu'elle ne tombe dans la superstition de l'âme personnelle avec son bilan bigot du donner et de l'avoir - superstructure de la vénalité monétaire - ne craint pas la mort et n'ignore pas que la mort de l'individu peut être un hymne de joie et une contribution féconde à la vie de l'humanité.

Dans le communisme naturel et primitif, même si l'humanité est comprise dans la limite de la horde, l'individu ne cher­che pas à soustraire du bien à son frère, mais il est prêt à s'im­moler sans la moindre peur pour la survie de la grande fratrie. Sotte légende celle qui voit dans cette forme la terreur qu'ins­pire le Dieu qui s'apaise avec le sang.

Dans la forme de l'échange, de la monnaie et des classes, le sens de la pérennité de l'espèce disparaît tandis que surgit le sens ignoble de la pérennité du pécule, traduite dans l'im­mortalité de l'âme qui contracte sa félicité hors de la nature avec un dieu usurier qui tient cette banque odieuse. Dans ces sociétés qui prétendent s'être haussées de la barbarie à la civi­lisation on craint la mort personnelle et on se prosterne devant des momies, jusqu'aux mausolées de Moscou, à l'histoire infâme.

Dans le communisme qui ne s'est pas encore réalisé mais qui reste une certitude scientifique, on reconquiert l'identité de l'individu et de son destin avec celle de l'espèce, après avoir détruit à l'intérieur de celle-ci toutes les frontières constituées par la famille, la race et la nation. Avec cette victoire prend fin toute crainte de la mort personnelle et alors seulement dispa­raît tout culte du vivant et du mort - la société s'étant organi­sée pour la première fois sur le bien-être, la joie et la réduction au minimum rationnel de la douleur, de la souffrance et du sacrifice - parce que tout caractère mystérieux et sinistre a été ôté au déroulement harmonieux de la succession des gé­nérations, condition naturelle de la prospérité de l'espèce.


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