1921

Source : Le bulletin communiste, numéro 51 (deuxième année), 17 novembre 1921. Le même texte dans une traduction anglaise figure dans The new economic policy of Soviet Russia (Chicago, 1921) avec l'introduction suivante :
Le 8 juillet 1921, le camarade Boukharine a donné une conférence aux délégués du troisième congrès mondial du Comintern à Moscou sur l'importance de la nouvelle politique économique de la Russie soviétique, de laquelle nous citons les passages suivants :

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La nouvelle orientation économique de la Russie des Soviets

N.I. Boukharine

8 juillet 1921



Si nous voulons comprendre la nouvelle orientation économique de la Russie soviétiste et sa signification organique, il nous est nécessaire de la considérer en corrélation avec la crise économique et sociale que nous avons eu à traverser au printemps dernier. La révolution russe a montré que toutes les conceptions qui avaient cours jusqu'ici sur le processus révolutionnaire étaient extrêmement naïves. Même dans le camp du marxisme orthodoxe, on avait tendance à croire que le prolétariat avait à conquérir le pouvoir exclusivement pour prendre en mains l'appareil technique après avoir chassé les classes supérieures de la bourgeoisie. Or l'expérience nous enseigne tout autre chose. Elle nous montre que pendant la dictature du prolétariat la destruction de l'organisme capitaliste est une étape indispensable du développement révolutionnaire. On pourra dire que cette démonstration n'est en aucune façon une démonstration théorique. Dans d'autres pays le mouvement révolutionnaire pourrait très bien se développer de toute autre façon qu'en Russie. La Russie est un pays arriéré, n'a pas de prolétariat proprement dit, sa grosse industrie n'est développée que dans des proportions infimes. En Europe occidentale et en Amérique le développement se fera autrement. A cette conception nous pouvons opposer non seulement l'exemple de la Russie, mais encore le caractère absolument inévitable, nous semble-t-il, de la ruine économique comme conséquence du processus révolutionnaire.

Chaque révolution est un processus de réorganisation des conditions sociales. Dans la révolution bourgeoise ce processus n'est ni aussi profond, ni aussi vaste que dans la révolution prolétarienne, car dans ce cas une révolution politique seule est nécessaire. La propriété féodale était déjà une propriété privée, et cette propriété privée n'avait besoin que d'être confirmée par la révolution bourgeoise pour se développer en s'appuyant sur elle. Il s'agissait principalement de transporter le mécanisme politique d'entre les mains d'un groupe de propriétaires entre celles d'un autre groupe. Il va sans dire qu'une réorganisation profonde était également nécessaire et devait également être payée d'importants sacrifices. La révolution bourgeoise elle aussi est accompagnée d'une chute de la production. C'est ce qu'on a vu se produire pendant la grande révolution française. Il en fut de même pendant la guerre civile américaine dont le résultat fut de retarder le développement économique du pays d'au moins dix ans. Dans la révolution prolétarienne, le même phénomène devait forcément se produire sur une échelle encore beaucoup plus vaste. En effet, pendant la révolution prolétarienne, il ne s'agit pas seulement de mettre en pièces le vieux mécanisme de l'Etat et d'en construire un nouveau, la révolution prolétarienne est une réorganisation complète de tout le système de la production. Or c'est là la chose essentielle.

Quelles sont les conditions de la production dans le cadre du capitalisme ? Tout d'abord il faut tenir compte de la hiérarchie capitaliste qui classe les groupes dans un certain ordre : en haut la classe des capitalistes proprement dits, puis celle des directeurs, puis celle des collaborateurs techniques (nouveau « tiers état »), ensuite les ouvriers qualifiés et enfin la masse des ouvriers non qualifiés.

Dire que ce système de production est réorganisé de fond en comble, c'est dire que d'abord les rapports réciproques entre ces diverses catégories sont brusquement déchirés. Cela se produit à la suite d'un combat livré par les ouvriers non seulement dans les rues, mais aussi dans toutes les entreprises par le moyen de grèves, etc. Dans l'armée la classe prolétarienne ne peut pas vaincre pendant la révolution si les soldats obéissent aux ordres de leurs officiers. De la même façon une cassure de la discipline ouvrière est nécessaire si le prolétariat veut conquérir la suprématie dans l'organisme économique.

Dès que les liens qui reliaient entre elles les diverses catégories de producteurs dans l'ordre de ces couches superposées sont rompus, voilà la production arrêtée. Lorsque les ouvriers sont en grève, lorsqu'ils se battent sur les barricades, l'ouvrage forcément s'arrête. Lorsque les intellectuels collaborateurs techniques s'adonnent au sabotage, toute la production est compromise. Et ce n'est que quand le prolétariat a saisi tout l'organisme de l'Etat et qu'il l'a tout entier en son pouvoir, qu'il peut empêcher le sabotage et l'interruption du travail. Mais jusque-là le processus de la production est arrêté. Lorsque Kautsky et Otto Bauer parlent de la continuité du processus de la production et veulent faire concorder cette continuité avec la révolution, ils font preuve d'une imbécillité inimaginable. C'est comme si une armée voulait se révolter contre ses officiers tout en observant la discipline au lieu d'envoyer la discipline au diable et de tuer les officiers. De deux choses l'une : ou bien c'est la victoire de la révolution et alors c'est pour un temps la désorganisation de la production, ou bien c'est la discipline qui est sauvée et alors il n'y a point de révolution. Toute révolution exige des sacrifices, et ce n'est qu'au prix de ces sacrifices que peut être achetée l'instauration de formes d'organisation plus hautes et d'une nouvelle existence économique du prolétariat révolutionnaire. Nous n'avons pas à craindre cette crise momentanée ; elle est indispensable. On ne fait pas d'omelette sans casser les œufs.

La dictature prolétarienne et la classe paysanne pendant la guerre civile

Il est clair maintenant que le coût du processus révolutionnaire sera d'autant plus élevé que la résistance de toutes les autres classes et groupements centre le prolétariat sera plus acharnée et que sera plus grand le nombre de ces éléments dans le pays qui se sera proposé le premier de réaliser la dictature. La lutte des classes a pris en Russie la forme non seulement d'une guerre civile intestine, mais encore d'une guerre extérieure. Là où la guerre civile se transforme en une guerre étrangère contre des Etats puissants, la production doit souffrir de la révolution dans des proportions extrêmement considérables. Voilà où est la cause essentielle de notre extrême misère de ces dernières années. Il nous fallait donner à l'armée rouge, sans barguigner, le 75 % de nos trop modestes réserves et des produits de notre nouvelle industrie. Tout homme tant soit peu conscient comprendra aisément l'importance de ce fait pour notre vie économique.

On ne peut pas vivre sans pain. Le problème du ravitaillement est essentiel pour la révolution. Le processus de la ruine économique pendant la révolution s'exprime encore en ceci que les liens entre la ville et les campagnes sont rompus. Lorsqu'un antagonisme aigu surgit entre les classes et trouve une issue dans une lutte de classes sans merci et lorsque la production industrielle des villes est entravée, alors la liaison qui existait entre la cité industrielle et la campagne cesse d'exister. De même sont rompus les liens financiers entre les gros propriétaires fonciers et les paysans riches d'une part, et d'autre part les banques. En même temps sont brisés les rapports avec les organisations paysannes, les coopératives agricoles. L'échange entre la ville et la campagne cesse de se faire. Le système du crédit est ruiné en tout premier lieu. Puisque les villes ne sont plus en état de fournir quoi que ce soit aux villages, il est naturel qu'il ne reste plus aucun attrait pour ceux-ci à fournir quoi que ce soit aux villes. L'équilibre économique est rompu.

Comme la population des villes doit pourtant se nourrir de quelque chose pendant la révolution, il faut trouver un système qui permette de l'approvisionner Tout d'abord sont utilisés à cet effet les réserves qui se trouvent dans les stocks de la ville. Après cela on en vient à des moyens de coercition à l'égard des paysans, et enfin les paysans eux-mêmes prennent conscience de ce que seul l'Etat prolétarien peut les sauvegarder d'un retour des gros propriétaires et des mercantis capitalistes, ce qui fait que la classe paysanne vient de son propre mouvement à l'aide du prolétariat des villes.

Pendant la guerre civile et la guerre avec la contre-révolution étrangère, ce dernier facteur a joué parmi les paysans un rôle prépondérant. Ce qui a été dit plus haut suffit à fonder du point de vue économique les méthodes de contrainte que nous avons appliquées aux paysans. En face de l'argument des opportunistes, que les bolcheviks ont excité l'hostilité de la classe paysanne et ne se sont, appuyés que sur la force des fusils, tout marxiste répondra naturellement que cet argument ne vaut rien. Même la troupe armée du tsar ne l'aurait pas pu. Notre tactique de violence se fondait économiquement sur ce fait que les paysans en tant que classe avaient très bien compris qu'aucune autre force que la nôtre ne pourrait les protéger contre les propriétaires fonciers dont ils avaient pris les terres. 82 % des grosses propriétés foncières de Russie avaient été transmises au paysan et le paysan avec son instinct inné de la propriété ne permettra jamais qu'on lui reprenne ces terres. Il escompta avec raison que le plus important au point de vue économique était de conserver la terre qui lui garantissait dans l'avenir la production et l'existence. C'est ce qui explique pourquoi il se soumit d'assez bonne grâce à notre système de réquisitions, ce qui nous permit d'arriver bientôt à un certain équilibre de notre structure sociale. Nous avions désormais un terrain à peu près solide sous nos pas.

Naturellement chaque guerre a ses lois particulières. L'expérience des pays capitalistes a démontré que pendant la guerre une réglementation économique est plus facile à mettre en application que pendant la paix. Nous avons pu observer la vérité de cette règle sur notre propre expérience. A l'intérieur de toute classe, aussi bien dans la petite-bourgeoisie qu'ailleurs, vivait la conviction que tout devait être sacrifié à la guerre. C'est ce qui nous permit de réglementer notre économie nationale en appliquant strictement le pouvoir dictatorial du prolétariat.

Mais une fois la guerre finie, les contradictions de ce système économique complexe devaient tout aussitôt apparaître avec évidence et au premier chef la contradiction entre les tendances régulatrices du prolétariat et les tendances anarchiques de la classe paysanne.

La mauvaise volonté de la classe paysanne et le « déclassement » du prolétariat

Au point de vue purement économique apparut ce qui suit : en enlevant au paysan le surplus de sa production, nous lui enlevions en même temps tout l'intérêt qu'il avait à produire. Lorsque le paysan sait que son surplus lui sera enlevé, il ne se préoccupe que de produire ce qui peut suffire à lui-même et ne se soucie plus des autres. Ce n'est qu'après un laborieux travail de la pensée qu'il peut arriver au raisonnement suivant : je dois soutenir les ouvriers parce qu'ils me protègent contre l'exploitation des gros propriétaires. En attendant, une sensible diminution de la surface cultivée fut enregistrée. Outre ce qui a été dit, cette diminution était causée aussi par le manque de main-d'œuvre, de bétail, d'outillage, etc., dû à la guerre. L'économie rurale subit une crise profonde et nous nous trouvâmes devant le danger de n'avoir plus assez de blé pour nourrir la population et l'armée.

Naturellement cette situation de l'économie rurale eut un contre-coup sensible dans l'industrie des villes. Il n'est pas vrai que notre appareil technique soit absolument délabré. Dans beaucoup d'entreprises industrielles, textiles ou métallurgiques, nous avons conservé un appareil technique excellent. Mais la grande question est le ravitaillement des villes. Notre classe ouvrière souffre de la faim parce que le commerce entre la ville et les campagnes est arrêté.

Ces conditions économiques ont leurs conséquences sociales. Etant donné le mauvais état dans lequel se trouve la grosse industrie, il faut bien que les ouvriers trouvent quelque moyen qui leur permette de vivre : c'est ainsi, par exemple, que dans les grandes usines métallurgiques ils fabriquent eux-mêmes à la main grossièrement de menus articles métalliques qu'ils vendent ensuite. Par de semblables pratiques le prolétariat lui-même commence à se « déclasser ». Lorsque de cette façon les ouvriers sont intéressés à l'institution du libre trafic, ils deviennent peu à peu des petits producteurs et acquièrent une psychologie de petits-bourgeois. C'est un abâtardissement du prolétariat tombé ainsi à la petite-bourgeoisie avec tous ses traits particuliers. Le prolétariat retourne à la campagne où il s'occupe de petite industrie sur place. Plus la ruine est profonde, et plus le processus de la déchéance du prolétariat devient sensible. Il adopte maintenant le mot d'ordre du libre trafic, etc.

Le prolétariat comme tel était affaibli. Il faut ajouter à cela que l'élite du prolétariat avait été tuée au front. Notre armée était composée d'une masse paysanne amorphe qui n'avait d'autre volonté que celle des ouvriers, communistes et sans parti.

La guerre nous a pris une quantité d'excellents militants qui apportaient dans les fabriques un sentiment de sécurité et de confiance. En outre il nous fallait consacrer les meilleurs éléments du prolétariat à l'organisation de l'appareil administratif des provinces, des villes et des villages. Organiser la dictature prolétarienne parmi les paysans, cela signifiait poster les prolétaires comme des pions sur un échiquier à telle et telle place pour la direction des masses paysannes. Vous pouvez vous figurer à quel point par suite de cette nécessité les forces prolétariennes des fabriques ont été épuisées. Il n'y reste que les éléments les moins bons du prolétariat. Ajoutez à cela le déclassement des ouvriers. Il en résulte une crise sociale au sein de la classe ouvrière.

Les paysans avaient beaucoup à souffrir aussi, moins cependant que le prolétariat. Au point de vue purement économique, non point à celui du pouvoir et de la prépondérance politique, la classe paysanne a reçu de la révolution beaucoup plus que les autres classes. Au point de vue économique, les paysans sont dans une situation beaucoup plus favorable que le prolétariat, malgré la position privilégiée de ce dernier. La classe paysanne se sent plus forte qu'autrefois. Il faut ajouter à cela un certain nombre de facteurs secondaires. Dans les rangs de l'armée le paysan a reçu une bonne éducation politique. Il n'est pas revenu de la guerre comme il y était allé. Son niveau intellectuel, sa conscience, son instruction, tout cela s'est accru. A présent, il s'y connaît fort bien en politique. Il dit : nous sommes la grande force du pays et nous ne permettons pas qu'on nous considère comme les cadets de la famille et qu'on nous maltraite. Nous voulons bien nourrir les ouvriers, mais c'est nous qui sommes les aînés et nous exigeons qu'on observe nos droits.

Dès que les chaînes de la guerre furent tombées, les paysans formulèrent immédiatement leurs revendications. Ils sont intéressés au trafic, ils sont les adaptes du commerce libre, ils sont contre l'économie par la contrainte, ils sont hostiles également à l'économie socialiste, communale. Ils formulèrent ces exigences et ils ponctuèrent dans certains districts, en Sibérie, à Tambov, etc., par des soulèvements contre les soviets. Ces soulèvements n'allèrent pas aussi loin que cela a été dit dans la presse contre-révolutionnaire, mais la chose, en tout cas, valait la peine qu'on s'en occupe.

De leur situation économique, ils surent également tirer une formule politique qui était dans l'occurrence : « Pour les bolcheviks contre les communistes. » Cela parait tout d'abord quelque peu... simple. Mais cette formule mystère a une doublure raisonnable. Pendant la révolution d'octobre et avant octobre, nous étions le parti qui disait au paysan qu'il fallait se débarrasser des gros propriétaires et s'emparer de leurs propriétés. Les bolcheviks avaient alors une excellente réputation dans les campagnes. Pensez donc : ils donnaient tout et ils ne demandaient rien en retour. Or, plus tard, nous sommes devenus le parti qui ne donnait rien mais qui par contre exigeait tout des paysans. Par conséquent : à bas les communistes qui nous enlèvent notre blé. Le communisme ne nous va pas. Le premier mot d'ordre des paysans était donc : « Pour les soviets de sans-parti et contre la dictature du parti. » Quand il existe des communistes qui ne comprennent pas qu'une classe ne peut régir le pays qu'avec l'aide d'un cerveau et que le parti, c'est le cerveau de la classe, il n'est pas étonnant, avouez-le, que les paysans ne comprennent pas davantage ces choses. Leur deuxième mot d'ordre était le libre trafic. Voilà donc l'atmosphère idéologique de la petite-bourgeoisie et de la masse paysanne.

Mais le prolétariat lui non plus, pour autant qu'il était déclassé, ne devait pas échapper à l'attirance de ce point de vue. C'est bien en effet ce même point de vue qui ressort de la résolution adoptée dans certains secteurs par les métallurgistes. « Pour le libre trafic contre les communistes, pour la dictature de classe contre la dictature du parti. »

De cette façon l'équilibre qui existait entre le prolétariat et la classe paysanne fut rompu, et le déséquilibre qui en résulta devint pour la dictature prolétarienne un fait des plus dangereux. L'abcès creva lors du soulèvement de Cronstadt. D'après les documents qui ont été trouvés par la suite, il est clairement établi qu'il s'agissait là d'un coup monté par dus centres réactionnaires, mais en même temps il est hors de doute que la révolte de Cronstadt a été un soulèvement petit-bourgeois contre la tactique de contrainte de nos organes économiques.

Les matelots sont en majorité des fils de paysans pour la plupart ukrainiens. Or en Ukraine l'élément petit-bourgeois est beaucoup plus nombreux qu'en Russie centrale. Le paysan ukrainien ressemble au gros propriétaire d'Allemagne bien plus qu'au paysan russe. Il était hostile au tsarisme, mais il n'a pour le communisme qu'une sympathie très modérée. Les matelots ayant eu des permissions revinrent au pays et adoptèrent en tout et pour tout les sentiments et les idées des paysans. De là naquit la mutinerie.

Le principe de la nouvelle orientation

Vous savez qu'en cette occurrence nous n'avons pas eu froid aux yeux. Nous avons mobilisé immédiatement le tiers des membres du Congrès panrusse du Parti, nous les avons lancés sur Cronstadt et, au prix de grandes pertes, le soulèvement fut liquidé. Mais cette victoire n'apportait pas la solution du problème. Il fallait à tout prix prendre des mesures. Si nous avions eu à notre disposition une révolution allemande, nous y aurions puisé des éléments prolétariens qui nous auraient aidés à entreprendre chez nous une petite opération chirurgicale. Malheureusement nous ne pouvions compter que sur nos propres forces. La préoccupation essentielle était la sécurité de la dictature à tout prix. Il était évident pour nous que si nous ne faisions aucune concession au paysan, nous aurions à subir le sort de la république hongroise. Avec la perspective, il est vrai, et la certitude de revenir au pouvoir dans quelques années, mais cela supposait un travail d'organisation entrepris par la bourgeoisie, les sacrifices qu'il comporte, et ensuite, notre travail d'organisation à nous, et de nouveaux sacrifices. Le renversement du régime populaire aurait été si terrible que personne ne peut même s'imaginer la situation qui aurait pu résulter de ce chaos.

Nous trouvant au gouvernail de l'Etat, nous pouvons le diriger vers la droite ou vers la gauche à notre choix. Une fois le gouvernail lâché, impossible de diriger le navire. D'où : avant tout ne pas lâcher des mains le gouvernail, et pour cela, aucune concession politique, et des concessions économiques autant qu'il est possible d'en faire. Les opportunistes sans doute s'attendent-ils à ce que nous fassions d'abord des concessions économiques et ensuite des concessions politiques. Or si nous faisons des concessions économiques, c'est justement pour ne pas avoir à en faire de politiques. Il ne peut être question d'aucun gouvernement de coalition ni même d'aucune égalité entre les ouvriers et les paysans : c'est trop nous demander.

Les concessions que nous avons faites ne changent rien au caractère de classe de notre dictature. Lorsque l'Etat fait des concessions à une autre classe, on ne peut pas dire que son caractère social change. Ainsi l'entrepreneur qui fait certaines concessions à ses ouvriers n'en devient pas plus pour cela ouvrier.

Au point de vue à la fois social et politique, le sens de nos concessions gît dans l'apaisement et la neutralisation de la masse petite-bourgeoise. De tous ce que nous avons exposé plus haut, vous avez pu voir que les difficultés économiques consistaient principalement en ce que les producteurs n'avaient plus aucun intérêt au développement de la production. Cet intérêt, nous l'avons rétabli en passant du système des réquisitions à celui de l'impôt en nature. Maintenant le paysan sait que plus il aura produit, plus il aura à livrer, mais il sait aussi que le surplus lui reste sans contredit. L'expérience a déjà montré que ce raisonnement est bien celui qu'il tient. Dès que nous eûmes décidé au Congrès du Parti de mettre en pratique ce nouveau système, la superficie des terrains cultivés s'accrut immédiatement. A l'heure actuelle, elle a atteint son niveau de 1916 ou même de 1915.

Au point de vue politique un apaisement général est survenu. Les bandes qui dévastaient l'Ukraine ont comme fondu. Même les bandes de Makhno ont été réduites d'un jour à l'autre grâce à cette politique.

Naturellement des doutes peuvent surgir au sujet de ces concessions à la petite bourgeoisie. On pourra dire que nous avons rendu possible l'accumulation des richesses, le mercantilisme, la spéculation et que tout cela peut très bien nous conduire au capitalisme industriel. Le danger est à peu près le même que lors de la conférence de Brest, quand nous pouvions craindre que le capitalisme allemand ne nous avale tout crus. Mais tout n'est qu'une question de temps. Notre calcul est le suivant : il nous faut du pain avant tout et que les paysans se tiennent tranquilles ou sinon nous sommes dans le lac. L'ouvrier lui-même en viendra à se révolter contre son propre pouvoir, s'il n'a rien à manger. Le relèvement du capitalisme exigerait en tout cas un certain laps de temps, et sous le régime des soviets ce processus est évidemment rendu plus difficile qu'auparavant. À notre disposition demeurent la grosse industrie, les charbonnages, les transports, etc. Pour que le paysan soit transformé en capitaliste, il faut la durée de toute une époque de l'histoire. Nous pensons bien que ce capitalisme végéterait misérablement dans notre sous-sol, mais les sources essentielles de l'économie sont entre nos mains. Dès que nous aurons du pain — et nous en aurons — nous remettons sur pied la grosse industrie. L'industrie mise en train, c'est tout le mécanisme qui marche comme par le passé. Le déclassement du prolétariat cesse, nous avons la ressource des ouvriers qualifiés de l'étranger. Nous pouvons entreprendre la révolution technique et les premiers pas sont déjà faits en vue de l'électrification de la Russie. Il nous suffit de réaliser, ne serait-ce qu'une partie de tout cela, et nous sommes en mesure et en force pour combattre efficacement les tendances petites-bourgeoises. Une fois que le paysan aura obtenu de nous énergie et lumière électriques, il sera transformé somme toute en un membre de notre société sans que souffre pour cela son instinct de la propriété.

Si les tendances du capitalisme à la croissance sont plus fortes que celles du rétablissement de la grosse industrie, c'est pour nous le naufrage. Mais nous espérons bien qu'il en sera tout au contraire et que nous serons en mesure d'écarter tous les obstacles de la voie qui nous mène au rétablissement économique.

Paul Levi et avec lui les opportunistes du monde entier déclarent : « Pendant que les bolcheviks font des concessions aux paysans, nous autres nous faisons des concessions aux masses prolétariennes. » Mais il n'y a là aucune espèce d'analogie. Nous faisons des concessions pour sauvegarder l'équilibre de l'État soviétiste, tandis que Levi en fait pour sauvegarder l'équilibre capitaliste et il les fait sans même s'apercevoir de la petite différence qui existe entre lui et nous. C'est la même confusion que si on disait par exemple qu'en France il y a une armée et qu'il y a une armée semblable en Russie soviétiste, que là-bas il y a la police, et qu'ici nous avons la Tchéka. L'essentiel, c'est de déterminer les fonctions assumées par les deux institutions et aussi la classe qu'elles servent. Quiconque laisse de côté ce point de vue de la classe, et n'en tient aucun compte dans ses raisonnements, celui-là n'est pas un habitant de la terre, c'est un habitant des nues. Et quant à moi, il me semble qu'il vaut mieux que ce soient nos antagonistes qui voguent en plein ciel pendant que nous, nous restons sur la terre.


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