1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

7
Rupture et rétablissement de l'équilibre social


47: La révolution et ses phases.

Le point de départ de la révolution est, comme nous l'avons vu, un conflit entre les forces productives et les rapports de production, conflit qui place dans une situation particulière la classe porteuse du nouveau mode de production « détermine » d'une manière précise sa conscience et sa volonté. Donc l'avant-coureur de la révolution est la modification profonde de la conscience d'une nouvelle classe, la révolution idéologique dans la classe qui sera le fossoyeur de l'ancienne société.

Il est indispensable de s'arrêter sur ce point. Avant tout, il faut se souvenir que cette révolution a une base matérielle. Puis il faut comprendre nettement pourquoi il s'agit ici d'un changement violent dans la conscience d'une nouvelle classe, d'un processus révolutionnaire. Examinons cette question avec attention.

Tout ordre social, comme nous l'ont appris les chapitres précédents, ne repose pas seulement sur des fondements économiques : car quelle que soit l'idéologie régnant dans un ordre de choses donné, elle n'est que le lien qui soutient cet ordre de choses.

Les idéologies ne sont pas de simples hochets, mais des cercles de genres divers, qui enserrent comme un tonneau le corps social, et le maintiennent en équilibre. Demandons-nous maintenant ce qui arriverait, si la psychologie et l'idéologie des classes opprimées étaient à l'égard de l'ordre de choses régnant en position d'hostilité ouverte  ? Il est clair que dans de telles conditions, cet ordre ne pourrait pas se maintenir. Considérons en effet telle forme de société que nous voudrons et nous nous convaincrons immédiatement que tant que cette société existe, il y règne, en général et dans l'ensemble une mentalité et une idéologie de paix civile. C'est particulièrement apparent si nous prenons pour exemple le capitalisme au début de la guerre de 1914-1918. Certes, la classe ouvrière avait développé une idéologie indépendante de celle de la bourgeoisie. Et que voyons-nous  ? Au sein même de la classe ouvrière existait une croyance extraordinairement forte en la stabilité de l'ordre capitaliste, un certain attachement à l'état capitaliste, une psychologie de paix civile. Il fallait toute une révolution psychologique et idéologique pour qu'une classe se dressât effectivement contre l'autre. Et quand s'accomplit cette révolution idéologique et psychologique  ? Elle s'accomplit lorsque l'évolution objective place la classe opprimée dans une « situation insupportable », quand cette classe voit et prend nettement conscience que « dans l'ordre de choses actuel, il n'est pas d'amélioration possible », « qu'il n'y a pas d'issue », que « cela ne peut pas durer ». Cela se produit lorsque le conflit entre le développement des forces productives et les rapports de production a provoqué l'effondrement de l'équilibre social, et l'impossibilité de le rétablir sur les anciennes bases. Poursuivons en prenant pour exemple la révolution prolétarienne. La classe ouvrière, comme nous l'avons déjà vu, a développé au cours de l'évolution capitaliste de l'humanité, une psychologie et une idéologie plus ou moins hostiles à l'ordre existant. C'est dans le marxisme que cette idéologie a reçu son expression la plus tranchée, la plus nette, la plus significative et la plus profonde. Pourtant, en fait, dans la conscience des masses, et en vertu de ce fait, qu'il pouvait encore se développer, qu'il se développait et pouvait même améliorer les salaires grâce au pillage et à l'exploitation sans merci des colonies, le capitalisme n'était nullement « insupportable » à la conscience des masses ouvrières. Bien plus. Dans la classe ouvrière européenne et nord-américaine s'établit même une « communauté d'intérêts » particulière avec « l'État national capitaliste ». En même temps, le marxisme de Marx, né sur le sol de la révolution de 1848, se changeait dans les partis ouvriers en un « marxisme Ile internationale » tout spécial, qui trahissait et dénaturait la doctrine de Marx même sur la révolution sociale, l'appauvrissement du prolétariat, l'effondrement inévitable du capitalisme, la dictature du prolétariat, etc. Tout cela trouva son expression dans la trahison des partis social-démocrates et dans l'état d'esprit patriotique de la classe ouvrière en 1914. Il fallut la guerre et ses conséquences apparaissant comme l'expression des contradictions du régime capitaliste, pour montrer ou plus exactement commencer à montrer que « cela ne pouvait pas durer ». À la psychologie et à l'idéologie de paix civile se substituèrent une psychologie et une idéologie de guerre civile, et dans le domaine purement idéologique, le « marxisme » de la IIe internationale céda la place au vrai marxisme, c'est-à-dire au communisme scientifique.

Ainsi, cette révolution dans les idées est constituée par le krach de l'ancienne psychologie et de l'ancienne idéologie (brisées par l'irruption des faits mêmes de la vie), et dans l'instauration d'une idéologie et d'une psychologie nouvelles vraiment révolutionnaires.

La canaille social-démocrate ne le comprendra jamais. Au contraire elle veut présenter ainsi la chose : Sur le terrain de la misère et de la famine, il ne peut pas y avoir de révolution prolétarienne, et par suite toute révolution qui se produit sur ce terrain n'est pas une « véritable » révolution. Il est intéressant d'opposer à cela la façon de voir de Marx; dans un article de tête signé de lui dans la New York Tribune, le 2 février 1854, nous lisons : « il ne nous faut pas oublier qu'il existe en Europe une sixième puissance qui, à un moment déterminé, affirmera son pouvoir sur les cinq autres soi-disant « grandes puissances » à la fois et forcera chacune d'elle à trembler devant elle. Cette puissance, c'est la révolution. Après être restée longtemps silencieuse et retirée, elle est maintenant rappelée sur le front de la bataille par la crise et par la famine... Il ne faut qu'un signal, pour que la sixième et la plus puissante des puissances entre en scène clans tout l'éclat de son armature, le glaive en main... Ce signal sera donné par la guerre européenne menaçante ». Ainsi Marx n'avançait pas de ratiocinations imbéciles sur l'impossibilité d'une révolution prolétarienne après une guerre, sur l'impossibilité d'édifier la révolution sur la famine, etc. Marx se trompait sur le rythme de l'évolution, mais il a généralement saisi l'esquisse essentielle des évènements : crise, faim, guerre.

La deuxième phase de la révolution est la révolution politique, c'est-à-dire la prise du pouvoir par une nouvelle classe. Ici, la psychologie révolutionnaire de la nouvelle classe entre en action. La classe opprimée se heurte directement à la force concentrée de la classe régnante, à son appareil d'État. Pour briser cette opposition, la classe nouvelle, dans le processus de la lutte, désorganise, détruit dans une mesure plus ou moins grande l'organisation d'État de l'adversaire et, en partie avec des éléments anciens, en partie avec des éléments nouveaux, instaure son organisation d'État. Il est indispensable ici de noter et de souligner que la « prise du pouvoir » par une classe nouvelle n'est pas et ne peut pas être un simple passage de la même organisation d'État des mains des uns aux mains des autres. Une idée aussi naïve des choses a été extrêmement répandue jusque dans les milieux socialistes. Pourtant, chez Marx et Engels, il est expressément question de la destruction du pouvoir ancien et de l'organisation d'un nouveau. C'est très compréhensible. En effet, l'organisation d'État, c'est l'expression suprême de la puissance de la classe régnante, c'est sa forteresse, sa force concentrée, son principal appareil de lutte, sa principale arme défensive contre la classe opprimée. Comment dès lors la classe opprimée pourrait-elle briser l'opposition de la classe opprimante, en laissant intact son principal instrument d'oppression  ? Comment vaincre un ennemi sans désorganiser les forces de cet ennemi  ? De toute évidence, de deux choses l'une : ou bien les forces de la classe régnante restent dans leur ensemble sans changement et alors, la révolution est par définition perdue ; ou bien la révolution est victorieuse et cela sous-entend par définition la désorganisation, la destruction des forces (c'est-à-dire, en tout premier lieu, de l'organisation d'État) de la classe dirigeante. Et comme la puissance matérielle du pouvoir d'État trouve sa principale expression dans la force armée, il est clair que ce travail préalable de destruction devra s'attaquer avec le plus de violence à l'ancienne armée. Cela nous est démontré entre autres par la révolution anglaise du XVIIe siècle, qui détruisit l'appareil d'État du pouvoir des rois-propriétaires fonciers, leur armée, etc. et institua l'armée révolutionnaire des puritains et la dictature de Cromwell. Cela nous est démontré encore par la révolution française, qui disloqua l'armée royale et institua l'armée révolutionnaire, édifiée sur des principes nouveaux. Cela nous est enfin démontré et prouvé par la révolution russe de 1917 et des années suivantes, qui a brisé l'appareil d'État et des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, qui a détruit et dissous l'armée impérialiste, et qui a édifié un État nouveau, d'un type absolument sans précédent, et une armée révolutionnaire nouvelle.

Tout cela a été très bien vu théoriquement par Marx et Engels. Nous ne pouvons nous arrêter ici à en faire la démonstration et nous renvoyons ceux que le sujet intéresse particulièrement à l'ouvrage de Lénine : L'État et la Révolution. Même des écrivains bourgeois reconnaissent aujourd'hui que nous donnons ici, expressément, le point de vue marxiste orthodoxe sur la question. (Strouvé et surtout PA. Novgorodtsev - De l'idéal social, Berlin, 1921). Poussés dans leurs derniers retranchements, les théoriciens social-démocrates ont, par suite, été obligés de critiquer ouvertement Marx, en attaquant le côté révolutionnaire « destructif » de sa doctrine. Ce noble rôle, c'est Heinrich Cunow qui l'a pris pour lui (op. cit., 1er vol., p. 310: Marx contre Marx). Cunow, continuant à répéter la sotte fable de Sombart, selon laquelle Marx révolutionnaire aurait fait un tort immense à Marx savant, distingue deux « déviations » dans la théorie du fondateur du communisme scientifique ; d'une part, d'après Cunow, Marx considère l'État au point de vue sociologique, comme émanant des conditions de l'évolution économique, en tant qu'organisation remplissant des fonctions sociales, d'autre part il le considère au point de vue purement politique, comme une machine d'oppression au service d'une classe et responsable de tout le mal. Le premier point de vue serait celui du savant, le second celui du révolutionnaire optimiste ! C'est au second que, d'après Cunow, se rattache chez Marx, la « haine de l'État » et le désir de briser la machine d'État de la bourgeoisie.

Il n'est pas difficile de dénoncer ce qu'il y a de faux dans cette position « cunowienne » de la question. C'est une erreur complète chez lui que d'opposer les « fonctions sociales » de la machine d'État à son caractère d'instrument d'oppression de classe. « La politique est l'expression concentrée de l'économie ». Sans État capitaliste, la production capitaliste ne se conçoit pas. Et la production capitaliste remplit évidemment des fonctions très importantes. Mais le centre de la question est dans ce fait, qu'en temps de révolution, les « importantes fonctions sociales » rejettent un vêtement historique et en adoptent un autre. Et cela se produit au moyen de la transformation des rapports entre les classes, de la suppression des anciens rapports. Les sophismes de Cunow sont la répétition des sophismes de Renner. Celui-ci pendant la guerre, défendait le patrimoine des Habsbourg et les profits des capitalistes par le raisonnement suivant : les gens du vulgaire pensent que le capital est un objet ; Marx a prouvé que c'est un ensemble de rapports sociaux ; ces rapports présupposent au moins deux parties en rapports : des capitalistes et des ouvriers. Donc, concluait Renner, si vous parlez d'ouvrier, par là-même vous supposez un capitaliste ; et par conséquent, en défendant l'ouvrier, vous devez aussi défendre le capitaliste, car l'un ne peut exister sans l'autre : c'est là ce qui constitue les « intérêts de l'ensemble ». Tous les raisonnements semblables prétendent, chacun le voit, que l'ouvrier salarié doit souhaiter de rester toujours ouvrier salarié. Mais c'est ici l'essentiel : la révolution pose la question, non pas du « droit » d'être salarié, mais du « droit » de cesser d'être salarié.

Ainsi, la phase politique de la révolution ne consiste pas pour la nouvelle classe à s'emparer de l'ancienne machine restée intacte, mais à la démolir plus ou moins (selon la classe qui poursuit la transformation de l'ancienne société), et à édifier une organisation nouvelle, c'est-à-dire à combiner de façon nouvelle les hommes et les choses, et à systématiser d'une façon nouvelle les idées correspondantes.

La troisième phase de la révolution est la révolution économique. Elle consiste en ceci, que la nouvelle classe, parvenue au pouvoir, utilise ce pouvoir comme levier du bouleversement économique, achève de détruire les rapports de production de l'ancien type et aide à mettre sur pied les rapports nouveaux qui mûrissaient au sein de l'ancien ordre de choses et en contradiction avec lui. Voici comment Marx a défini cette période de la révolution, en examinant la révolution du prolétariat : « Le prolétariat, écrit-il, profitera de sa domination politique pour arracher entièrement à la bourgeoisie tout le capital, pour centraliser entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé comme classe dominante, tous les moyens de production et pour augmenter, dans la mesure du possible, la masse des forces productives » (ce dernier point, nous le voyons, ne vient que plus tard, et se rapporte proprement à la période suivante, N. B.). Cela ne peut évidemment avoir lieu qu'au moyen d'irruptions despotiques dans le droit de propriété et dans les rapports bourgeois de production, et par conséquent, au moyen de mesures qui apparaissent économiquement insuffisantes et insoutenables mais qui, dans la marche de l'évolution, sortent de leurs propres cadres et sont inévitables comme moyens de transformation radicale de tout le mode de production» (Manifeste Communiste). Dans un autre passage du Manifeste, Marx parle du prolétariat, qui « comme classe au pouvoir, transformera par la violence les anciens rapports de production. »

Ici se pose devant nous une question très importante et fondamentale : comment, dans un cas type, se produit et doit inéluctablement se produire cette refonte, cette réorganisation des rapports de production  ?

La façon dont autrefois la social-démocratie se représentait les choses sur ce point était des plus simples : la nouvelle classe, en l'occurrence le prolétariat, « écarte » ceux qui occupent la tête dans le processus économique, en leur disant : « Allez-vous en, imbéciles ! »; les « imbéciles » s'en vont, plus ou moins bousculés par le prolétariat, qui reçoit au complet et intact l'appareil social de production, tout prêt, mûri à point dans le sein de l'Abraham capitaliste. Au dessus, le prolétariat installe ses « têtes » à lui, et l'affaire est dans le sac : la production va sans remous, la continuité du processus de production n'est nullement rompue et la société tout entière glisse sans heurts, sur le chemin de l'ordre socialiste épanoui. Regardons cependant avec plus d'attention la révolution dans les rapports de production. Qu'est-ce qu'indiquent avant tout ces rapports de production du point de vue du procès du travail  ? Ils ne sont autre chose qu'un appareil humain complexe de travail, un système de gens mutuellement liés les uns aux autres, liés, nous le bavons, selon un type déterminé. Mais en outre - et ceci surtout est important pour nous - les fonctions de travail des divers groupes de gens dans une société de classes sont attachés à leur rôle de classe, et comme jumelées avec lui. Par suite, la transposition des classes est dans une mesure plus ou moins grande la destruction de l'ancien appareil de travail, et la construction d'un nouveau, exactement comme dans la phase politique de la révolution. Il va de soi qu'il en résulte inévitablement pour un temps, un déclin des forces productives : toute reconstruction exige des dépenses. De même, il est compréhensible que le degré de destruction de l'ancien appareil, l'importance des démolitions, dépendent en tout premier lieu de l'importance du déplacement de classes qu'on observe. Dans les révolutions bourgeoises, par exemple, le pouvoir de commandement dans la production passe d'un groupe de propriétaires à un autre; le principe de la propriété reste en vigueur, le prolétariat demeure à la place où il était. Par conséquent, la démolition, la destruction de l'ordre ancien est ici beaucoup moins importante que dans le cas où la couche la plus basse de la pyramide, le prolétariat, cherche à monter au sommet. Dans ce dernier cas, un vaste ébranlement est inévitable. L'ancienne chaîne : bourgeoisie, haute classe intellectuelle, classe intellectuelle moyenne, prolétariat, craque. Le prolétariat demeure plus ou moins seul. Contre lui, il y a - tous les autres. De là une inévitable désorganisation temporaire de la production, désorganisation qui se prolonge tant que le prolétariat n'a pas disposé les hommes selon un autre ordre, ne les a pas unis par un lien d'un autre type, c'est-à-dire tant que n'est pas établi un nouvel équilibre de structure de la société.

Ces idées ont été exposées par l'auteur du présent travail dans son livre L'Économie de la période de transition (voir notamment le chapitre III), auquel nous renvoyons les camarades désireux de connaître plus en détail les considérations développées à ce propos. Nous ne ferons ici qu'une série de remarques complémentaires. Tout d'abord, jusqu'à quel point cette opinion peut-elle être considérée comme orthodoxe ? Nous pensons que c'est précisément ce point de vue qui était celui de Marx sur la question. Un fait caractéristique : Marx employait ici exactement la même expression qu'à propos de la destruction de l'État. Il écrivait que l'enveloppe des rapports de production capitaliste « saute » (Cf. Capital, Devoirs du peuple, Tome I) ; en d'autres passages, il parle de « décomposition » et de « refonte ». On comprend bien que lorsque les rapports de production « sautent », cela ne peut pas ne pas porter atteinte à la « continuité du processus de production », ce qui serait certes, beaucoup plus agréable. Il est très vraisemblable que c'est aussi cette idée qui transparaît chez Marx sous une forme non développée, lorsqu'il dit que « l'irruption despotique » du prolétariat est économiquement « insoutenable », mais que, par la suite, elle se justifie et pour ainsi dire trouve sa compensation.

Autre remarque. On nous a fait une foule d'objections tirées de la Nouvelle Politique Économique (N.E.P.) en Russie. On indique que, dans notre « Économie de la période de transition », nous nous sommes occupés de faire partialement la justification, l'apologie du parti communiste russe, qui avait cassé la vaisselle à tort et à travers. Et, maintenant, dit-on, la vie a prouvé qu'il n'aurait pas fallu détruire l'ancien appareil et que nous sommes maintenant aussi doux et apaisés que la bande à Scheidemann. En d'autres termes : la destruction de l'appareil capitaliste de production était un fait de la réalité russe et nullement une loi générale du passage d'une forme de société (capitaliste) à une autre (socialiste). Cette « objection » repose visiblement, sur une sereine incompréhension des choses. Les ouvriers russes ne pouvaient relâcher les capitalistes, etc., qu'après les avoir ébranlés sur leur base et s'être eux-mêmes affermis, c'est-à-dire après avoir établi en gros les conditions du nouvel équilibre social. Mais nos critiques veulent commencer par la fin. En effet, jusque dans l'appareil d'État (par exemple dans l'armée) nous laissons entrer de nombreux cadres d'officiers de l'ancien régime et nous les plaçons aux fonctions de commandement. Mais aurions-nous pu en faire autant au début de la révolution ? Aurions-nous pu ne pas détruire l'ancienne armée tsariste ? Alors ce ne sont pas les ouvriers qui leur auraient imposé leur direction, mais eux qui auraient imposé la leur aux ouvriers. C'est là chose suffisamment prouvée par la politique qu'ont pratiquée les ministres Scheidemann-Noske en Allemagne, Otto Bauer-Renner en Autriche, Vandervelde en Belgique, etc.

Troisième remarque : La nouvelle politique économique en Russie découle pour neuf dixièmes du caractère paysan du pays c'est-à-dire de conditions spécifiquement russes.

Quatrième remarque : Il va de soi qu'il est question pour nous d'un type de marche des événements. Mais dans des conditions particulières, il peut se trouver un état de choses, tel, qu'il n'y ait pas de destruction : par exemple, si le prolétariat est vainqueur dans les pays de première importance, alors, il est possible que la bourgeoisie avec son appareil entier capitule d'un seul coup.

Le point de vue que nous venons d'exposer n'affirme nullement qu'il s'agit uniquement des hommes isolés. Il affirme que les diverses couches hiérarchiques d'hommes se séparent les unes des autres ; le prolétariat se scinde d'avec les autres couches (classe des techniciens, bourgeoisie, etc.), mais lui-même, comme ensemble d'hommes s'agrège plutôt en un ensemble homogène, tout au moins dans une partie considérable. C'est même là la base des nouveaux rapports de production (nous avons déjà vu plus haut que le « travail socialisé », représenté principalement par le prolétariat, est justement ce qui a « mûri » dans les cadres de l'ancien régime économique).

Enfin, la quatrième et dernière phase de la révolution est la révolution technique. Après qu'un nouvel équilibre social a été atteint, c'est-à-dire après la constitution d'une nouvelle enveloppe stable des rapports de production, pouvant servir de forme à l'évolution des forces productives, à partir d'un point déterminé commence leur évolution accélérée : les obstacles sont brisés, les plaies de la crise sociale pansées, la société commence une ascension jusqu'alors inconnue. De nouveaux instruments s'introduisent, une nouvelle base technique se forme, la révolution technique se produit. Et dès lors commence la période « normale » « organique » de développement de la nouvelle forme sociale, qui se constitue une psychologie et une idéologie correspondantes.

Essayons maintenant de récapituler. Le point de départ du développement de la révolution a été, comme nous l'avons vu, la rupture de l'équilibre entre les forces productives et les rapports de production. Cela se manifeste dans la rupture de l'équilibre entre les diverses catégories de rapports de production. À son tour, cette dernière rupture d'équilibre conduit à la rupture de l'équilibre entre les classes, qui se manifeste avant tout par la destruction de l'idéologie de paix sociale. Ensuite se produit une brusque rupture de l'équilibre politique et sa restauration sur une base nouvelle, puis une brusque rupture de l'équilibre de structure économique et sa restauration sur une base nouvelle, enfin l'apport d'un nouveau fondement technique. Ainsi la société commence à se développer sur une nouvelle base de vie, et toutes ses fonctions vitales fondamentales prennent un autre costume historique.


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