1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


1
Le régime capitaliste


10 : L’exploitation de la force de travail

Une question se pose : Dans quel but la classe des capitalistes embauche-t-elle des ouvriers ? Chacun sait que ce n’est nullement parce que les fabricants désirent nourrir les ouvriers affamés, mais parce qu’ils veulent tirer d’eux du profit. C’est pour le profit que le fabricant construit son usine, pour le profit qu’il engage des ouvriers, pour le profit qu’il flaire les endroits où l’on vend le plus cher. Le profit dirige tous ses calculs. Il y a, là aussi, un trait curieux de la société capitaliste. Ce n’est pas la société elle-même, en effet, qui produit ce qui lui est nécessaire et utile, mais c’est la classe des capitalistes qui oblige les ouvriers à produire ce qui se paye le plus cher, ce dont elle peut tirer le profit le plus grand. L’eau-de-vie, par exemple, est une chose très nuisible, et l’on devrait ne fabriquer l’alcool que pour des buts techniques et médicaux. Et cependant, dans le monde entier, des capitalistes consacrent à sa fabrication toute leur énergie. Pourquoi ? Parce qu’on peut tirer de l’ivrognerie du peuple un grand profit.

Il nous faut maintenant expliquer comment se forme le profit. Pour cela, serrons la question de plus près. Le capitaliste touche son bénéfice sous forme d’argent, quand il vend la marchandise produite dans sa fabrique. Quelle somme touche-t-il ? Cela dépend du prix de la marchandise. Mais qu’est-ce qui fixe ce prix ? Pourquoi est-il élevé pour certaines marchandises et bas pour d’autres ? Il y a une chose facile à constater : lorsque, dans une industrie quelconque, on a introduit de nouvelles machines et que le travail y est devenu avantageux ou, comme on dit, plus productif, le prix des marchandises baisse. Au contraire, lorsque la production est gênée et qu’on produitmoins de marchandises, le travail est moins productif, et le prix des marchandises monte [1].

Si la société emploie, en moyenne, beaucoup de travail pour fabriquer une marchandise, le prix de cette dernière est élevé; le travail a-t-il été moindre, le prix est bas. La quantité de travail social, fournie par une technique moyenne (c’est-à-dire par des machines et des outils qui ne sont ni les meilleurs, ni les pires) et employée pour la production d’une marchandise, détermine la valeur (ou le coût) de cette marchandise. Nous voyons maintenant que le prix est fixé par la valeur. En réalité, le prix est tantôt plus élevé, tantôt plus bas que la valeur, mais pour simplifier, nous pouvons admettre que valeur et prix sont égaux.

Maintenant, rappelons-nous ce que nous avons dit au sujet de l’embauchage des ouvriers : embaucher, c’est acheter une marchandise particulière, la force de travail. Mais une fois la force de travail devenue marchandise, tout ce qui concerne toutes les marchandises lui devient applicable. Quand le capitaliste engage un ouvrier, il lui paie le prix ou, pour simplifier, la valeur de sa force de travail. Par quoi cette valeur est-elle déterminée ? Nous avons vu que, pour toutes les marchandises, elle est déterminée par la quantité de travail employée à les produire. De même pour la force de travail.

Mais, qu’entend-on par production de la force de travail ? La force de travail ne se produit pas dans une fabrique; elle n’est ni toile, ni cirage, ni machine. Qu’entend-on par sa production ?

Il suffit d’observer la vie réelle sous le régime capitaliste pour comprendre de quoi il s’agit. Supposons que les ouvriers viennent de terminer leur travail. Ils sont très fatigués, ils n’ont plus d’énergie, ils ne peuvent travailler davantage. Leur force de travail est presque épuisée. Que faut-il pour la reconstituer ? Il leur faut manger, se reposer, dormir, refaire leur organisme, et de cette façon « reconstituer leurs forces ». C’est seulement ensuite que reparaît la possibilité de travailler, que se reconstitue la force de travail.

C’est donc la nourriture, les vêtements, le logement, etc. — bref, la satisfaction des besoins de l’ouvrier, qui représentent la production de la force de travail. Mais il faut y ajouter aussi des éléments tels que les dépenses pour l’apprentissage, lorsqu’il s’agit d’ouvriers qualifiés.

Tout ce que consomme la classe ouvrière pour renouveler sa force de travail a une valeur; par conséquent, la valeur des denrées de consommation, ainsi que les dépenses d’apprentissage, voilà ce qui constitue la valeur de la force de travail. A marchandises différentes, valeur différente. De même, chaque sorte de force de travail a sa valeur : la force de travail d’un typographe est différente de celle d’un manœuvre et ainsi de suite.

Mais retournons dans la fabrique. Le capitaliste achète la matière première, le combustible, les machines, l’huile de graissage et autres choses indispensables; ensuite, il achète la force de travail, il « embauche des ouvriers ». Tout cela, il le paie argent comptant. La production commence. Les ouvriers travaillent, les machines tournent, le combustible se consume, l’huile se dépense, les bâtiments s’usent, la force de travail s’épuise. Par contre, de la fabrique sort une marchandise nouvelle. Cette marchandise, comme toutes les marchandises, a une valeur. Quelle est cette valeur ? D’abord, la marchandise a absorbé la valeur des moyens de production qui ont été dépensés pour elle : la matière première, le combustible consommé, l’usure des machines, etc. Tout cela fait maintenant partie de la valeur de la marchandise.

Ensuite, il y est entré le travail des ouvriers. Si trente ouvriers ont travaillé chacun trente heures à sa fabrication. Cela fait en tout 900 heures de travail; donc, la valeur totale de la marchandise produite se composera de la valeur des matières dépensées (suposons, par exemple, cette valeur égale à 600 heures) et de la valeur nouvelle que les ouvriers y ont ajoutée par leur travail (900 heures), c’est-à-dire qu’elle sera de (600+900) = 1.500 heures de travail.

Mais que coûte la marchandise au capitaliste ? La matière première, il l’a payée en totalité, c’est-à-dire une somme correspondant, quant à sa valeur, à 600 heures de travail. Et la force de travail ? A-t-il payé en entier les 900 heures ? Toute la question est là. Il a payé, d’après notre supposition, la valeur entière de la force de travail pour les journées de travail. Lorsque trente ouvriers travaillent leurs trente heures pendant trois jours, soit dix heures par jour, le fabricant paie la somme nécessaire à la reconstitution de leur force de travail pour ces trois jours. Quelle est cette somme ? La réponse est claire : elle est de beaucoup inférieure à la valeur de 900 heures. Pourquoi ? Parce que, autre chose est la quantité de travail nécessaire à l’entretien de ma force de travail, autre chose la quantité de travail que je puis fournir. Je puis travailler dix heures par jour. Et pour manger, me vêtir, etc., j’ai besoin, pour une journée d’objets d’une valeur égale à cinq heures. donc,je puis travailler beaucoup plus qu’il ne faut pour l’entretien de ma force de travail. Dans notre exemple, mettons que les ouvriers ne dépensent, pour se nourrir, s’habiller, etc., pendant trois jours, que des produits d’une valeur de 450 heures de travail, tout en fournissant un travail de 900 heures, 450 heures restent au capitaliste, et forment précisément la source de son profit.

En réalité, la marchandise coûte au capitaliste, ainsi que nous l’avons vu (600+450) = 1.050 heures, et il la vend pour une valeur de (600+900) = 1.500 heures; les 450 heures sont la plus-value, créée par la force de travail. Il s’ensuit que les ouvriers travaillent la moitié de leur temps (soit cinq heures sur une journée de dix heures) afin de reconstituer ce qu’ils dépensent pour eux-mêmes, et l’autre moitié, ils l’emploient entièrement pour le capitaliste.

Observons maintenant la société tout entière. Car ce n’est pas ce que le fabricant ou l’ouvrier fait individuellement qui nous intéresse. Ce qui nous intéresse, c’est le mécanisme de cette machine géante qui s’appelle la société capitaliste. La classe capitaliste occupe la classe ouvrière, formidable en nombre. Dans des milliers de fabriques, dans des puits de mines, des forêts et des champs travaillent, pareils à des fourmis, des centaines de millions d’ouvriers. Le capitaliste leur paie, à titre de salaire, la valeur de leur force de travail, destinée à renouveler cette force de travail pour son service à lui, capitaliste. La classe ouvrière ne se paie pas seulement elle-même par son travail; elle crée en outre le revenu des classes supérieures, elle crée la plus-value. Par des milliers de canaux, cette plus-value afflue dans les poches des patrons. Une partie est touchée par le capitaliste lui-même, c’est son gain d’entrepreneur; une partie est touchée par le propriétaire, le possesseur du sol; une partie parvient, sous forme d’impôts, aux mains de l’Etat capitaliste; une partie va aux commerçants, aux boutiquiers, aux églises et aux maisons de joie, aux acteurs et aux clowns, aux écrivains bourgeois, etc. Aux dépens de cette plus-value, vivent tous les parasites couvés par l’ordre social capitaliste.

Une partie de cette plus-value est à son tour utilisée par les capitalistes. Leur capital s’augmente. Ils étendent leurs entreprises. Ils embauchent plus d’ouvriers. Ils se procurent de nouvelles machines. Un plus grand nombre d’ouvriers leur procure une plus-value encore plus grande. Les entreprises capitalistes deviennent de plus en plus vastes. Ainsi, à chaque minute, progresse le capital, entassant de la plus-value. Le capital, en pompant la plus-value chez les travailleurs, en les exploitant, croît, de façon ininterrompue.


Notes

[1] Nous parlons ici de la variation des prix indépendamment de la valeur de la monnaie, sans tenir compte si la monnaie est d’or ou de papier ni si elle est plus ou moins abondante. Ces variations peuvent être très grandes, mais alors elles se manifestent sur toutes les marchandises à la fois; elles n’expliquent donc pas les différences de prix entre les marchandises. Par exemple, une grande quantité de papiermonnaie a enflé formidablement les prix dans tous les pays. Mais cette cherté n’explique pas encore pourquoi une marchandise coûte plus cher qu’une autre.


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