1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


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Développement du régime capitaliste


15 : La dépendance du prolétariat, l’armée de réserve, le travail des femmes et des enfants

Des masses de plus en plus grandes de la population se transforment, sous le régime capitaliste, en ouvriers salariés. Artisans ruinés, travailleurs à domicile, paysans, commerçants, capitalistes moyens en faillite, bref, tous ceux qui ont été jetés par-dessus bord ou traqués par le gros capital tombent dans les rangs du prolétariat. A mesure que les richesses se concentrent entre les mains d’une poignée de capitalistes, le peuple se transforme de plus en plus en esclave salarié des premiers.

Grâce à la ruine continuelle des couches et des classes moyennes, il y a toujours plus d’ouvriers qu’il n’en faut au capital. C’est par là que l’ouvrier est enchaîné au capital. Il est forcé de travailler pour le capitaliste. S’il ne le veut pas, il y en a cent autres pour prendre sa place.

Mais cette dépendance n’est pas seulement consolidée par la ruine de nouvelles couches de la population. La domination du capital sur la classe ouvrière s’accroît encore du fait que le capital jette continuellement sur le pavé les ouvriers dont il n’a plus besoin et se constitue ainsi une réserve de force de travail. Comment cela ? Nous avons déjà vu que chaque fabricant s’efforce de réduire le prix de revient des marchandises. Pour cela, il introduit de plus en plus de nouvelles machines. Mais la machine, en règle générale, remplace l’ouvrier, rend une partie des ouvriers inutiles. Une nouvelle machine dans une fabrique, cela veut dire qu’une partie des ouvriers sont congédiés et deviennent des chômeurs. Mais comme de nouvelles machines sont introduites continuellement dans une branche d’industrie ou dans l’autre, il est clair que, sous le capitalisme, il y a toujours fatalement du chômage. Car le capitaliste ne se préoccupe ni de donner du travail à tous les ouvriers ni de fournir à tous des marchandises, mais d’obtenir le plus de profit. Et naturellement il jettera sur le pavé les ouvriers qui ne sont plus capables de lui rapporter le même profit qu’avant.

Et effectivement, dans les grandes villes de tous les pays capitalistes, nous voyons toujours un grand nombre de chômeurs. Il y là des ouvriers chinois ou japonais, anciens paysans ruinés, venus du bout du monde pour chercher du travail, d’anciens boutiquiers ou petits artisans; mais nous y trouvons aussi des ouvriers métallurgistes, des typographes, des tisseurs qui, ayant longtemps travaillé dans les fabriques, en ont été chassés par de nouvelles machines. Ils forment, pris ensemble, une réserve de forces de travail pour le capital ou, comme l’a dit K. Marx, l’armée industrielle de réserve. L’existence de cette armée, la permanence du chômage, permettent aux capitalistes d’augmenter la dépendance et l’oppression de la classe ouvrière. Le capital, grâce aux machines, réussit à soutirer d’une partie des ouvriers plus d’or qu’avant; quant aux autres, ils restent sur le pavé. Mais, même sur le pavé, ils servent aux capitalistes de fouet pour stimuler ceux qui travaillent.

L’armée industrielle de réserve offre des exemples d’abrutissement complet, de misère, de famine, de grande mortalité, même de criminalité. Ceux qui, des années durant, n’ont pu se procurer du travail, deviennent graduellement ivrognes, vagabonds, mendiants, etc. Dans les grandes villes : à Londres, à New-York, à Hambourg, à Berlin, à Paris, il existe des quartiers entiers habités par des chômeurs de cette espèce. Le marché de Chitrov, à Moscou, peut servir d’exemple. A la place du prolétariat, il se forme une nouvelle couche déshabituée du travail. Cette couche de la société capitaliste s’appelle en allemand Lumpenproletariat : prolétariat en haillons.

L’introduction des machines a également donné naissance au travail des femmes et des enfants, travail plus économique, et, partant, plus avantageux pour le capitaliste. Avant les machines, une certaine habilité de main était nécessaire; quelquefois, il fallait faire un long apprentissage. Maintenant, certaines machines peuvent être conduites par des enfants, qui n’ont qu’à lever le bras ou mouvoir le pied jusqu'à épuisement. Voilà pourquoi les machines ont diffusé le travail des femmes et des enfants. Il faut ajouter que les femmes et les enfants offrent moins de résistance au capitalisme que les hommes. Ils sont plus dociles, plus timides, devant les prêtres et les autorités. C’est pourquoi le fabricant remplace souvent les hommes pardes femmes et transforme en profit le sang des petits enfants.

En 1913, le nombre des ouvrières et employées était : en France, de 6.800.000; en Allemagne, de 9.400.00; en Autriche- Hongrie, de 8.200.000; en Italie, de 5.700.000; en Belgique, de 930.000; aux Etats-Unis, de 8.000.000; en Angleterre et au Pays de Galles, de 6.000.000. En Russie, le nombre des ouvrières a grandi continuellement. En 1900, leur nombre représentait 25% de tous les ouvriers et ouvrières de fabrique; en 1903, 31%, et en 1912, 45%. Dans certaines branches de production, les femmes constituent la majorité : par exemple, dans l’industrie textile, en 1912, sur 870.000 ouvriers il y avait 453.000 femmes, c’est-à-dire plus de 52%. Pendant les années de guerre, le nombre des ouvrières augmenta énormément.
Quant au travail des enfants il fleurit dans beaucoup de pays, malgré l’interdiction. Dans le pays capitaliste le plus avancé, en Amérique, on le rencontre à chaque pas.

La conséquence, c’est la désagrégation des familles ouvrières. Dès que la femme et quelquefois l’enfant sont pris par la fabrique, il n’y a plus de vie de famille !

Lorsqu’une femme devient ouvrière de fabrique, elle subit, comme l’homme, toutes les horreurs du chômage. Elle est mise, elle aussi, à la porte par le capitaliste; elle entre, elle aussi, dans les rangs de l’armée industrielle de réserve; elle peut, tout comme un homme, descendre dans les bas-fonds. A cette situation est liée la prostitution qui consiste pour elle à se vendre au premier homme rencontré dans la rue. N’ayant rien à manger, sans travail, chassée de partout, elle est contrainte de trafiquer de son corps; et même lorsqu’elle a du travail, son salaire est si misérable qu’elle est obligée de l’augmenter grâce au même trafic. Et elle se fait vite à sa nouvelle profession. Ainsi se crée la couche des prostituées professionnelles.

Dans les grandes villes, les prostituées sont très nombreuses. Des villes comme Hambourg ou Londres comptent des dizaines de milliers de ces malheureuses. Le capital en tire une source de revenus par la création de grands lupanars organisés d’une manière capitaliste. Il existe un large commerce international d’esclaves blanches, dont les villes d’Argentines sont le centre. La plus affreuse prostitution est celle des enfants, qui fleurit dans toutes les villes d’Europe et d’Amérique.

Ainsi, dans la société capitaliste, à mesure qu’on invente de nouvelles machines et de plus perfectionnées, qu’on construit des fabriques de plus en plus vastes et que la productivité s’accroît, augmentent parallèlement la pression du capital, la misère et les souffrances de l’armée industrielle de réserve, la dépendance de la classe ouvrière vis-à-vis de ses exploiteurs.

Si la propriété n’existait pas et si tout appartenait à tous, le tableau serait tout autre. Les hommes réduiraient tout simplement leur journée de travail, ménageraient leurs forces, économiseraient leur peine, songeraient à leur repos. Mais quand le capitaliste introduit les machines, il ne pense qu’au profit; il ne réduit pas la journée de travail, il y perdrait. Sous la domination du capital, la machine ne libère pas l’homme, elle le rend esclave.

Avec le développement du capitalisme, une partie toujours plus grande du capital est consacrée aux machines, appareils, constructions de toute sorte, aux gigantesques bâtiments, aux énormes hauts-fourneaux, etc.; au contraire, une partie toujours plus petite va au salaire des ouvriers. Quand on travaillait à domicile, la dépense pour les établis et autres outils n’était pas grande : presque tout le capital passait dans le salaire. Maintenant, c’est le contraire : la plus grande partie est destinée aux bâtiments et aux machines. Et cela signifie que la demande de main-d’œuvre augmente moins vite que le nombre des gens ruinés, devenus des prolétaires. Plus la technique se développe, sous le capitalisme, et plus augmente la pression du capital sur la classe ouvrière, car il devient de plus en plus difficile de trouver du travail.


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