1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


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Développement du régime capitaliste


16 : L’anarchie de la production, la concurrence et les crises

La misère de la classe ouvrière croît au fur et à mesure du développement de la technique qui, sous le capitalisme, au lieu d’être utile à tous, rapporte du profit au capital, mais amène le chômage et la ruine chez beaucoup d’ouvriers. Et cette misère augmente encore pour d’autres raisons.

Nous avons vu plus haut que la société capitaliste est très mal construite. La propriété privée y règne, sans aucun plan général. Chaque fabricant dirige son entreprise indépendamment des autres. Au contraire, il dispute aux autres l’acheteur : il est en « concurrence » avec eux.

Cette lutte s’affaiblit-elle ou s’accroît-elle avec le développement du capitalisme ? A première vue, il peut sembler qu’elle s’affaiblit. En effet, le nombre des capitalistes diminue sans cesse; les gros mangent les petits; autrefois, c’était par dizaines de mille que luttaient entre eux les entrepreneurs, la concurrence était féroce; aujourd’hui les rivaux étant bien moins nombreux, la lutte devrait être moins acharnée, pourrait-on croire. En réalité, il n’en est rien. C’est exactement le contraire qui est vrai. Les rivaux, certes, sont moins nombreux, mais chacun d’eux est devenu plus gros et plus puissant. Et leur lutte est devenue non pas moindre, mais plus grande, non pas plus calme, mais plus acharnée. Que, dans chaque pays, il n’y ait plus qu’une poignée de capitalistes, et la lutte entre ces pays capitalistes éclatera. Nous en sommes arrivés finalement là. La rivalité a lieu actuellement entre d’énormes associations de capitalistes, entre leurs Etats. Et ils ne luttent pas seulement à coups de baisse de prix, mais aussi avec la force armée. La concurrence, au fur et à mesure du développement ducapitalisme, ne diminue que le nombre des rivaux, mais elle devient toujours plus acharnée et plus destructrice [1] !.

Il est nécessaire de souligner encore un symptôme, celui qu’on appelle les crises. Que sont ces crises ? Voici : Un beau jour, on s’aperçoit que telles marchandises ont été produites en quantités beaucoup trop grandes. Les prix baissent, car il n’y a pas d’écoulement. Les entrepôts regorgent de produits qui ne peuvent être vendus : il n’y a pas d’acheteurs; et à côté de cela, il y a beaucoup d’ouvriers affamés, ne touchant plus que des salaires infimes et pouvant encore moins acheter que d’ordinaire. Alors c’est la misère. Dans une branche de production, ce sont d’abord les moyennes et les petites entreprises qui font faillite et ferment leurs portes; après, c’est le tour des grandes. Mais chaque industrie dépend d’une autre, toutes sont clientes les unes des autres. Par exemple, les entreprises de confection achètent le drap dans les fabriques de drap, celles-ci s’approvisionnent dans les filatures de laine, etc. Les entreprises de confection, une fois en faillite, comme il n’y a plus personne pour acheter aux drapiers, l’industrie textile périclite, puis c’est la production de la laine. Partout fabriques et usines commencent à fermer; des dizaines de milliers d’ouvriers sont jetés sur le pavé, le chômage augmente démesurément, la vie des ouvriers empire. Et pourtant, il y a des quantités de marchandises et les entrepôts fléchissent sous leur poids. Il en fut souvent ainsi avant la guerre; l’industrie prospérait, les affaires des fabricants marchaient admirablement; tout à coup, c’était la faillite, la ruine, le chômage, la stagnation dans les affaires; puis la situation s’améliorait, les affaires redevenaient brillantes; puis de nouveau la faillite, et ainsi de suite.

Comment expliquer cette situation insensée où les hommes, parmi les richesses et le superflu, deviennent des mendiants ?

La réponse n’est pas si simple que cela. Nous avons déjà vu que, dans la société capitaliste, règne la confusion, l’anarchie dans la production. Chaque entrepreneur produit pour son compte, à ses risques et périls. Il arrive tôt ou tard, avec un tel mode de production, qu’il y a trop de marchandises produites (surproduction). Quand on fabriquait des produits et non des marchandises, c’est-à-dire quand la production n’était pas destinée au marché, la surproduction n’était pas dangereuse. Il en est tout autrement dans la production de marchandises. Là, chaque fabricant, pour acheter les matières nécessaires à sa fabrication ultérieure, doit vendre d’abord ses propres marchandises. Une fois la machine arrêtée en un seul endroit, il y a, grâce à l’anarchie dans la production, répercussion immédiate d’une branche à l’autre.

Une crise générale éclate. Ces crises sont très destructives. Quantité de marchandises périssent. Les vestiges de la petite industrie sont comme balayés par un balai de fer. Même les grandes firmes souvent ne peuvent pas résister et périssent en partie.

Certaines fabriques ferment complètement, d’autres réduisent leur production, ne travaillent pas tous les jours de la semaine, d’autres enfin ferment momentanément. Le nombre des chômeurs augmente. L’armée industrielle de réserve s’accroît, augmentant la misère et l’oppression de la classe ouvrière. Pendant la crise, la condition de la classe ouvrière, déjà mauvaise, devient encore pire.

Voici quelques chiffres sur la crise de 1907-1910 qui embrassa l’Europe et l’Amérique, en un mot, tout l’univers capitaliste. Aux Etats-Unis, le nombre des chômeurs faisant partie des syndicats augmenta de la façon suivante : en juin 1907, 8,1%; en octobre, 18,5%; en novembre, 22%; en décembre, 32,7% (dans le Bâtiment : 42%; dans la Confection : 43,6%; dans les Tabacs : jusqu'à 55%); il va de soi que le chômage total (y compris les ouvriers non syndiqués) a été encore plus grand. En Angleterre, le nombre des chômeurs constituait, pendant l’été de 1907, 3,4 à 4%; en novembre, il atteignait 5%, en décembre 6,1%, en juin 1908 il s’élevait à 8,2%. En Allemagne, vers janvier 1908, le nombre des chômeurs était le double des années précédentes. De même dans les autres pays.
Pour ce qui est de la réduction de la production, la fabrication de la fonte est tombée, aux Etats-Unis, de 26 millions de tonnes en 1907 à 16 millions de tonnes en 1908.
Pendant la crise, les prix baissent. Alors, messieurs les capitalistes, pour ne pas perdre leur profit, ont recours au sabotage. En Amérique, par exemple, ils laissaient s’éteindre les hauts-fourneaux. Plus curieuse encore la manière de faire des planteurs de café, au Brésil. Pour maintenir les hauts prix, ils jetaient à la mer des sacs de café. A l’heure qu’il est, le monde entier souffre de la faim et du manque de produits, et c’est le résultat de la guerre engendrée par le capitalisme. Or, en temps de paix, le capitalisme étouffait sous l’abondance des produits qui ne pouvaient être utiles aux ouvriers, faute d’argent dans les poches de ces derniers. De tout ce superflu, l’ouvrier n’obtenait qu’une chose : le chômage avec toutes ses horreurs.

Notes

[1] Pour les détails, voir plus loin, le chapitre sur la guerre impérialiste.


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