1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


2
Développement du régime capitaliste


17 : Le développement du capitalisme et les classes; l’aggravation des antagonismes de classes

Nous avons vu que la société capitaliste souffre de deux maux essentiels : d’abord, elle est « anarchique » (elle manque d’organisation); ensuite, elle est composée de deux sociétés (classes) ennemies. Nous avons vu également qu’avec le développement du capitalisme, l’anarchie de la production, qui se manifeste par la concurrence, amène une aggravation, une désorganisation, une ruine toujours plus grandes. La désagrégation de la société, loin de diminuer, augmente. De même s’élargit et s’approfondit le fossé qui divise la société en deux parties, en classes. D’un côté, chez les capitalistes,s’accumulent toutes les richesses de la terre; de l’autre, dans les classes opprimées, il n’y a que misères, souffrances et larmes. L’armée industrielle de réserve embrasse des couches d’hommes découragés, abrutis, dénués de toute ressource. Mais même ceux qui ne chôment pas se distinguent, par leur manière de vivre, toujours davantage des capitalistes. La différence entre le prolétariat et la bourgeoisie ne cesse de croître. Jadis, il y avait toutes sortes de capitalistes moyens et petits dont beaucoup étaient très près des ouvriers et ne vivaient guère mieux qu’eux. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les gros manitous vivent comme personne n’aurait oser le rêver jadis. Certes, la situation des ouvriers, avec le développement du capitalisme, s’est améliorée; jusqu’au commencement du XX° siècle les salaires, en général, allaient en augmentant. Mais dans ce même laps de temps, le profit du capitalisme croissait plus rapidement encore. Actuellement la masse ouvrière est aussi éloignée du capitaliste que la terre du ciel. Plus le capitalisme se développe, plus s’élève la petite poignée de capitalistes richissimes, et plus profond devient l’abîme entre cette poignée de rois sans couronne et les millions de prolétaires asservis.

Nous avons dit que si le salaire augmente, le profit augmente bien plus rapidement, et que, par suite, le fossé entre les deux classes s’élargit toujours. Cependant, depuis le commencement du XX° siècle, les salaires ne montent plus; au contraire, ils baissent. Dans ce même temps, les profits ont augmenté comme jamais auparavant, de sorte que, dans ces derniers temps, l’inégalité sociale s’est aggravée avec une rapidité extraordinaire. Cette inégalité croissante ne pouvait manquer d’amener tôt ou tard un conflit entre ouvriers et capitalistes. Si la différence entre eux allait diminuant, si la situation matérielle des ouvriers se rapprochait de celle des capitalistes, la paix pourrait régner un jour sur terre. Mais, en fait, dans la société capitaliste, les ouvriers ne se rapprochent pas des capitalistes, mais s’en éloignent tous les jours. Et cela signifie que la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie ne peut que s’aggraver irrémédiablement.

Les savants bourgeois avaient fortement combattu ce point de vue. Ils voulaient prouver que la situation des ouvriers, dans la société capitaliste, s’améliorait de plus en plus. Après eux, les socialistes de droite ont embouché la même trompette. Les uns et les autres prétendent que les ouvriers s’enrichiront peu à peu et pourront devenir eux-mêmes de petits capitalistes. Cette opinion s’est bientôt révélée fausse. En réalité, la situation des ouvriers par rapport à celle des capitalistes a été de mal en pis. En voici la preuve par un exemple emprunté au pays capitaliste le plus avancé, aux Etats-Unis. Si nous évaluons à 100 la force d’achat du gain ouvrier (c’est-à-dire la quantité de produits que l’ouvrier peut acheter), en tenant compte des prix des denrées, dans les années 1890-1899, la force d’achat du salaire a été successivement de :
En 1890 : 98,6;
En 1895 : 100,6;
En 1900 : 103,0;
En 1905 : 101,4;
En 1907 : 101,5.
C’est dire que le niveau de vie des travailleurs ne s’est presque pas élevé, qu’il est resté presque stationnaire. L’ouvrier achetait autant de nourriture, de vêtements, etc. en 1890 que dans les années suivantes. Sa force d’achat n’avait monté que de très peu : 3%. Mais, dans le même temps, les millionnaires américains (les plus gros industriels) encaissaient des profits énormes, et la plus-value qu’ils empochaient grossissait démesurément. Naturellement, le niveau de vie des capitalistes s’accroissait aussi en même temps.

La lutte de classes s’appuie sur les antagonismes d’intérêts entre la bourgeoisie et le prolétariat. Ils sont aussi irréconciliables que ceux entre les loups et les moutons. Chacun comprendra facilement qu’il est de l’intérêt du capitaliste de faire travailler les ouvriers le plus longtemps possible et de les payer le moins cher possible; au contraire, l’ouvrier a tout intérêt à travailler le moins possible et à toucher le plus possible. Aussi, dès l’apparition de la classe ouvrière, la lutte ne pouvait manquer de s’engager pour l’élévation des salaires et la réduction de la journée de travail.

Cette lutte n’a jamais cessé et ne cessera jamais complètement. Cependant, elle n’a pas limité son objet à quelques centimes de salaire en plus. Partout où s’est développé le régime capitaliste, les masses sont arrivées à la conviction qu’il était nécessaire d’en finir avec le capitalisme lui-même. Les ouvriers commencèrent à réfléchir au moyen de substituer à ce régime abhorré un régime de travail juste et fraternel. Ainsi prit naissance le mouvement communiste de la classe ouvrière.

La lutte ouvrière a été souvent accompagnée de défaites. Mais le régime capitaliste porte en lui-même la victoire finale du prolétariat. Pourquoi ? Mais parce que le développement capitaliste entraîne la transformation en prolétaires de larges couches populaires! La victoire du grand capital, c’est la ruine de l’artisan, du commerçant, du paysan; elle grossit sans cesse les rangs des ouvriers salariés. Le prolétariat augmente en nombre à chaque avance du développement capitaliste. Mais le développement de ce régime ruine des dizaines de milliers, des millions de petits patrons et de paysans, foulés aux pieds par les capitalistes. Par là même augmente le nombre des prolétaires, des ennemis du régime capitaliste. Mais la classe ouvrière ne devient pas seulement plus nombreuse, elle devient, en outre, toujours plus solidaire, car en même temps que le capitalisme se développent aussi les grandes usines. Et chaque grande usine réunit dans ses murs des milliers, parfois des dizaines de milliers d’ouvriers travaillant côte àcôte. Ils voient comment l’entrepreneur capitaliste les exploite. Ils voient que l’ouvrier est, pour un autre ouvrier, un ami et un camarade. Dans le travail, les ouvriers, réunis par l’usine, apprennent à agir en commun. Il leur est plus facile de se mettre d’accord. C’est pourquoi, avec le développement du capitalisme, augmentent non seulement le nombre, mais la solidarité de la classe ouvrière.

A mesure que les fabriques se multiplient et que le capitalisme se développe, les artisans, les campagnards travaillant à domicile, les paysans se ruinent, et les villes énormes, aux millions d’habitants, s’accroissent plus rapidement. A la fin, sur une étendue relativement petite — dans les grandes villes — se rassemblent de grandes masses populaires, dont l’immense majorité est formée par le prolétariat des usines. Il remplit les quartiers malpropres et enfumés, tandis que la poignée des maîtres qui possèdent tout habite dans de luxueux hôtels. Cette poignée devient toujours moins nombreuse. Le nombre des ouvriers grandit, et ils se lient entre eux toujours plus étroitement.

Dans ces conditions, l’aggravation inévitable de la lutte se terminera nécessairement par la victoire de la classe ouvrière. Tôt ou tard, la classe ouvrière entrera en conflit aigu avec la bourgeoisie, la précipitera de son trône, détruira son Etat de proie et édifiera un ordre nouveau, l’ordre du travail, l’ordre communiste. Ainsi, le capitalisme, dans son développement, mène inévitablement à la Révolution communiste du prolétariat.

La lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie a pris des formes diverses. Les trois formes principales de l’organisation ouvrière qui ont surgi dans cette lutte sont : les syndicats, qui groupent les ouvriers d’après leur profession; les coopératives, surtout les coopératives de consommation, qui ont pour but la suppression des intermédiaires ; enfin, les partis politiques de la classe ouvrière (socialistes ou socialdémocrates, et communistes) qui inscrivent dans leurs programmes la lutte pour le pouvoir politique de la classe ouvrière. Plus la lutte entre les classes s’aggravait, et plus devaient s’unir ces formes du mouvement ouvrier pour atteindre le but commun : le renversement de la domination bourgeoise. Ceux des chefs du mouvement ouvrier qui jugeaient le mieux la situation ont toujours hésité pour une union étroite et une collaboration de toutes les organisations ouvrières. Ils disaient, par exemple, qu’il fallait l’unité d’action entre les syndicats et le parti politique du prolétariat, et que, par conséquent, les syndicats ne sauraient être « neutres » (c’est-à-dire indifférents en matière politique), mais doivent marcher avec le parti de la classe ouvrière.
Dans ces derniers temps, le mouvement ouvrier a créé de nouvelles formes, très importantes, comme les Conseils d’ouvriers. Nous en reparlerons plus tard.

De ces observations sur le développement du régime capitaliste, nous pouvons, sans risque de nous tromper, déduire ce qui suit : le nombre des capitalistes diminue, mais ils deviennent de plus en plus riches et de plus en plus puissants; le nombre des ouvriers croît continuellement et leur solidarité grandit en même temps, mais pas dans les mêmes proportions; la différence entre l’ouvrier et le capitaliste devient de plus en plus grande. Par conséquent, le développement du capitalisme conduit à un conflit inévitable de ces classes, c’est-à-dire à la Révolution communiste.


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