1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


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Le communisme et la dictature du prolétariat


25 : Le Parti communiste et les classes dans la société capitaliste

Pour que, dans un pays, le prolétariat puisse vaincre, il faut qu’il soit uni et organisé, qu’il ait son parti communiste qui voie clairement où mène le capitalisme, qui comprenne la vraie situation politique et les vrais intérêts de la classe ouvrière, qui lui explique cette situation, le mène à la bataille et dirige le combat.

Jamais aucun parti n’a groupé dans ses rangs tous les membres d’une classe : nulle classe n’a encore atteint un pareil degré de conscience. Ordinairement, entrent dans un parti les membres les plus avancés d’une classe, les plus conscients de leurs intérêts de classe, les plus hardis, les plus énergiques, les plus tenaces dans la lutte. Aussi, ce parti est-il toujours bien moins nombreux que la classe qu’il défend. Mais comme le parti défend précisément la classe, il a ordinairement le rôle dirigeant. Il dirige toute la classe, et la lutte des classes pour le pouvoir prend la forme d’une lutte des partis politiques pour le pouvoir. Pour comprendre la nature des partis politiques, il faut examiner la situation des différentes classes de la société capitaliste. Cette situation détermine des intérêts de classe, dont la défense constitue précisément la tâche essentielle des partis politiques.

Les propriétaires fonciers. — Dans la première période du développement capitaliste, la culture était basée sur le travail de paysans à moitié esclaves. Les propriétaires leur donnaient la terre dont ils payaient le fermage, soit en nature (par exemple la moitié des fruits), soit en argent. La classe propriétaire était intéressée à ce que les paysans n’aillent pas dans les villes, elle s’opposait à toute innovation, afin de conserver dans le village des rapports de demiesclavage; aussi, était-elle contraire au développement de l’industrie. Ces propriétaires, qui possédaient d’anciens biens nobiliaires, ne s’occupaient pas eux-mêmes, pour la plupart, de leur exploitation et vivaient, en parasites, du travail de leurs paysans. Par suite, les partis des propriétaires fonciers ont toujours été et sont encore les piliers de la plus noire réaction : ils tendent partout à la restauration de l’ancien régime, avec la domination des propriétaires etdu tsar, avec la prééminence de la noblesse et l’asservissement complet des paysans et des ouvriers. Ce sont les partis conservateurs ou, plus exactement, réactionnaires.

Comme les militaires, de tout temps, sont sortis des rangs des propriétaires nobles, rien d’étonnant que le parti des propriétaires soit en excellents termes avec les généraux et les amiraux. Il en est ainsi dans tous les pays.

On peut citer les « junkers » (grands propriétaires) prussiens, parmi lesquels on choisit le corps des officiers; citons aussi la noblesse russe, ceux dont on appelait les représentants à la Douma les « sauvages » et les « aurochs ». Le Conseil d’Etat tsariste était composé en grande partie de représentants de cette classe. Ces grands propriétaires appartenant à d’anciennes familles, comtes, princes, etc., etc., possédaient autrefois des milliers de serfs. En Russie, il y avait plusieurs partis de propriétaires fonciers : l’Union du Peuple russe, les nationalistes (Kroupensky), les octobristes de droite, etc.

La bourgeoisie capitaliste. — Son intérêt est d’obtenir le profit le plus élevé de « l’industrie nationale », c’est-à-dire la plus-value suée par la classe ouvrière. Il est clair que ses intérêts ne se confondent pas tout à fait avec ceux des propriétaires. Lorsque le capital pénètre au village, il y détruit l’ancien ordre des choses; il attire le paysan à la ville, où il crée un immense prolétariat, il éveille dans les villages de nouveaux besoins; les paysans, naguère paisibles, commencent à devenir « turbulents ». Toutes ces innovations ne plaisent pas aux propriétaires. Au contraire, pour la bourgeoisie capitaliste, elles sont le gage de sa prospérité. Plus la ville attire de paysans, plus nombreuse est la force de travail au service des capitalistes, moins cher elle sera payée. Plus la campagne se dépeuple, plus nombreux sont les petits patrons qui cessent de fabriquer pour leur propre usage, plus vite disparaît l’ancien ordre de choses où la campagne produisait tout pour son propre usage, plus s’élargissent les débouchés pour les produits manufacturés, et plus le profit de la classe capitaliste augmente.

C’est pourquoi la classe capitaliste murmure contre les vieux propriétaires. Il y a aussi des propriétaires capitalistes qui cultivent euxmêmes à l’aide de travail salarié et de machines; leurs intérêts les rapprochant de la bourgeoisie, ils entrent, en général, dans les partis de la haute bourgeoisie. Et naturellement leur lutte principale est dirigée contre la classe ouvrière. Lorsque la classe ouvrière lutte uniquement, ou presque, contre les propriétaires fonciers, la bourgeoisie reste bienveillante (par exemple, en Russie, de 1904 à octobre 1905). Mais lorsque les ouvriers commencent à concevoir leur intérêt communiste et se dressent contre la bourgeoisie, celle-ci s’allie aux propriétaires contre les ouvriers. Actuellement, dans tous les pays, les partis de la bourgeoisie capitaliste (qu’on appelle les partis libéraux) mènent une lutte acharnée contre le prolétariat révolutionnaire et forment le grand état-major politique de la contre-révolution.

En Russie, ce sont : le « Parti de la Liberté du Peuple », appelé aussi « Parti Constitutionnel-Démocrate » ou, simplement, « Cadet » (K. D.), ainsi que le parti, presque disparu, des « Octobristes ». La bourgeoisie industrielle, les propriétaires capitalistes, les banquiers, ainsi que leurs défenseurs, les intellectuels (professeurs, avocats bien payés, écrivains à la mode, directeurs de fabriques et d’usines) constituent le noyau de ces partis.
En 1905, ils murmuraient contre l’autocratie, mais ils craignaient déjà les ouvriers et les paysans; après la Révolution de Février 1917 ce sont les Cadets qui se mirent à la tête de tous les partis coalisés contre le parti de la classe ouvrière, c’est-à-dire contre les bolcheviks-communistes.
En 1918-1919, les Cadets ont dirigé tous les complots contre le pouvoir des Soviets, et ont participé aux gouvernements du général Denikine et de l’amiral Koltchak. Bref, ce parti, devenu le chef de la réaction sanglante, s’est fondu complètement avec les partis des propriétaires. Car, sous la pression de la classe ouvrière, tous les groupes de grands propriétaires se réunissent en une seule armée noire, à la tête duquel se place d’ordinaire le parti le plus énergique.

La petite-bourgeoisie urbaine et les intellectuels petits-bourgeois. — En font partie : les artisans, les petits boutiquiers, les petits intellectuels employés et les petits fonctionnaires. En somme, ce n’est pas une classe, mais une masse très hétérogène. Tous ces éléments, plus ou moins exploités par le capital, travaillent souvent au-dessus de leurs forces. Beaucoup périssent au cours du développement capitaliste. Mais leurs conditions de travail sont telles que, pour la plupart, ils ne se rendent pas compte du caractère désespéré de leur situation sous la domination capitaliste. Prenons par exemple un artisan. Il travaille comme un bœuf. Le capital l’exploite de diverses façons; il est exploité par l’usurier, par le grand magasin pour lequel il travaille, etc. Mais il se considère comme un petit patron : travaillant avec ses propres instruments, il est en apparence « indépendant » (quoique, en réalité, il soit pris, de toutes parts, dans la toile d’araignée du capitalisme); il espère toujours « réussir » par ses propres forces (« quand mes affaires se seront améliorées, pense-t-il continuellement, je m’achèterai ceci ou cela »); il s’efforce de se fondre, non avec les ouvriers, — qu’il ne veut pas imiter, — mais avec les patrons, car, dans son âme, il espère un jour devenir aussi patron. C’est pourquoi, bien que pauvre comme un rat d’église, il est plus près de ses exploiteurs que de la classe ouvrière. Les partis petits-bourgeois prennent souvent l’étiquette de parti « radical », « républicain », parfois même « socialiste ». Il est très difficile de faire sortir le petit patron de son erreur, et ce n’est pas sa « faute », c’est son malheur.

En Russie, les partis petits-bourgeois se mettaient, plus que partout ailleurs, le masque socialiste : tels les « Socialistes Populaires », les « Socialistes-Révolutionnaires », les « Mencheviks ». Il faut noter que les Socialistes- Révolutionnaires s’appuyaient, principalement, dans les campagnes, sur les éléments moyens et sur les exploiteurs.

Les paysans. — Les paysans, à la campagne, occupent une position analogue à celle de la petite bourgeoisie dans les villes. Eux non plus ne forment pas une classe à proprement parler, car, sous le régime capitaliste, ils se morcellent continuellement. Dans chaque village, certains partent à la recherche de travail et finissent par devenir des prolétaires, tandis que d’autres deviennent des exploiteurs. Les paysans moyens sont également un élément très instable : certains d’eux se ruinent, devenant des « paysans sans cheval[1] », et ensuite des valets de ferme, ouvriers agricoles, artisans ou ouvriers de fabrique; d’autres améliorent graduellement leur situation, achètent une ferme, des machines, louent des domestiques, bref, deviennent entrepreneurs-capitalistes. La paysannerie ne constitue donc pas une classe. Il y faut distinguer au moins trois groupes : la bourgeoisie agricole, exploitant le travail salarié; les paysans moyens, travaillant eux-mêmes, sans exploiter le travail salarié, et enfin les semi-prolétaires et prolétaires.

Il n’est pas difficile de comprendre que, suivant leur situation, tous ces groupes prennent une attitude différente dans la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie. Les paysans aisés sont d’ordinaire les alliés de la bourgeoisie, et très souvent même des gros propriétaires (en Allemagne, par exemple, les « gros paysans », comme on les appelle, entrent dans les mêmes partis que les prêtres et les propriétaires; de même en Suisse, en Autriche, et, en partie, en France; en Russie, les paysans aisés soutenaient déjà, en 1918, tous les complots contrerévolutionnaires). Les couches semi-prolétariennes et prolétariennes soutiennent naturellement les ouvriers dans leur lutte contre la bourgeoisie et les paysans aisés. En ce qui concerne le « paysan moyen », la chose est plus compliquée.

Si les paysans moyens comprenaient qu’il n’y a pas d’issue possible pour la plupart d’entre eux, sous le régime capitaliste, que seuls, quelques-uns d’entre eux pourront devenir de « gros bonnets » de village, tous les autres étant condamnés à une vie misérable, tous soutiendraient résolument les ouvriers. Mais le malheur est qu’il en est des paysans moyens comme des artisans et de la petite bourgeoisie urbaine. Chacun espère, dans les profondeurs de son âme, s’enrichir. Mais, d’un autre côté, ils sont opprimés par le capitaliste, l’usurier, le propriétaire. C’est pourquoi la plupart d’entre eux oscillent entre le prolétariat et la bourgeoisie. Ils ne peuvent accepter le point de vue ouvrier, mais, d’autre part, ils craignent le gros propriétaire comme le feu.

Cela se constate chez nous, en Russie, avec une acuité particulière. Les paysans moyens soutinrent les ouvriers contre le gros propriétaire et le paysan aisé, mais ensuite, craignant que la « commune » n’empire leur situation, ils marchèrent contre les ouvriers; les paysans aisés réussirent à les séduire; mais lorsque le danger du gros propriétaire (Denikine, Koltchak) menaça à nouveau, ils recommencèrent à soutenir les ouvriers.

Même situation dans la lutte des partis. Les paysans moyens marchèrent tantôt avec le parti ouvrier (les bolcheviks-communistes), tantôt avec celui des paysans aisés et des gros propriétaires (les socialistes-révolutionnaires).

La classe ouvrière (le prolétariat) n’a rien à perdre, sauf ses chaînes. Non seulement, elle est exploitée par les capitalistes, mais, nous l’avons déjà vu, le cours du développement capitaliste la cimente en une force puissante, homogène, habituée à travailler et à lutter en commun. C’est pourquoi la classe ouvrière est la classe la plus avancée de la société capitaliste, son parti le parti le plus avancé, le plus révolutionnaire qui puisse exister.

Il est naturel aussi que ce parti ait pour but la révolution communiste. Et pour atteindre ce but, le parti du prolétariat doit se montrer irréconciliable. Il n’a pas à marchander avec la bourgeoisie, mais à la renverser et à en briser la résistance. Il doit « démasquer l’abîme infranchissable entre les intérêts des exploiteurs et ceux des exploités » (ainsi s’exprimait notre ancien programme, signé également par les mencheviks qui l’ont malheureusement tout à fait oublié et font maintenant les yeux doux à la bourgeoisie).

Mais, quelle position notre parti doit-il prendre à l’égard de la petite bourgeoisie ?

Après ce que nous avons dit plus haut, notre position est claire. Il faut lui démontrer de toutes manières que tout espoir en une vie meilleure, sous le régime capitaliste, est mensonge ou chimère. Il nous faut expliquer inlassablement au paysan moyen qu’il doit passer résolument dans le camp du prolétariat, lutter aux côtés du prolétariat, en dépit de toutes les difficultés; nous devons indiquer que la victoire de la bourgeoisie ne profiterait qu’aux paysans aisés, transformés en nouveaux propriétaires. Bref, il faut appeler tous les travailleurs à une entente avec le prolétariat, en se plaçant au point de vue de la classe ouvrière. La petite bourgeoisie et les paysans moyens sont pleins de préjugés qui ont leur origine dans leurs conditions d’existence. Notre devoir est de leur expliquer les choses telles qu’elles sont et que la situation de l’artisan et du petit paysan, en régime capitaliste, est sans espoir. En régime capitaliste, le paysanaura toujours sur le dos un propriétaire; c’est seulement après la victoire et l’affermissement du pouvoir prolétarien qu’on pourra construire la vie sur des bases nouvelles. Et comme seul le prolétariat peut vaincre par sa solidarité et son organisation, et grâce à un parti fort et résolu, il nous faut appeler dans ses rangs tous les travailleurs à qui cette nouvelle vie est chère et qui ont appris à penser, à vivre et à lutter en prolétaires.

Nous voyons par l’exemple de l’Allemagne et de la Russie l’importance d’un parti communiste résolu et combatif. En Allemagne, où le prolétariat était développé, il n’y avait point cependant, avant la guerre, de parti combatif de la classe ouvrière pareil à celui des bolcheviks russes. C’est seulement pendant la guerre que les camarades Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg et autres se mirent à organiser un véritable parti communiste. C’est pourquoi, en 1918-1919, malgré toute une série de soulèvements, les ouvriers allemands n’ont pu vaincre la bourgeoisie. En Russie, au contraire, il y avait un véritable parti de classe — le nôtre. Grâce à cela, le prolétariat russe fut bien dirigé, et, malgré toutes les difficultés, il fut le premier prolétariat à pouvoir montrer une telle union et à vaincre si rapidement. Notre parti, sous ce rapport, peut servir d’exemple aux autres partis communistes. Sa cohésion et sa discipline sont connues de tout le monde. Il est véritablement le parti le plus combatif, celui qui dirige la révolution prolétarienne.

Notes

[1] Expression usitée en Russie pour désigner les paysans pauvres. (Note de l’Ed.)


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