1925

« Cette brochure est écrite sur un ton violent, car Kautsky ne mérite pas de ménagements. Néanmoins, elle met en lumière tous les arguments fondamentaux, et même la plupart des arguments secondaires de Kautsky. Elle est destinée en premier lieu aux prolétaires étrangers qui ne sont pas encore décidés à rompre avec des chefs comme Kautsky. Mais, comme elle touche et éclaire théoriquement les questions essentielles de notre vie courante, elle peut être utile également aux masses ouvrières de notre Union. Elle leur montrera toute la déchéance du théoricien de la IIe Internationale.. »

N.I. Boukharine

La bourgeoisie internationale et son apôtre Kautsky

Le régime soviétiste et l’économie du pays

Analysons maintenant les thèses vraiment « admirables » sur la situation économique de l’Union soviétique, dont Kautsky veut bien honorer le monde. Pour bien saisir les résultats des « recherches, remarques critiques », ou simplement des insultes de Kautsky, il nous faut examiner d’abord quelques données préliminaires qui caractérisent bien la « méthode » de Kautsky. Les voici, de la façon « remarquable » dont il les expose lui-même :

Il est assez exact que ce que l’on raconte aujourd’hui sur la Russie n’est aux trois quarts que des mensonges. Mais il ne faut pas interpréter cela en disant comme les bolcheviks que tout ce que racontent leurs adversaires est faux et tout ce qu’ils affirment véridique. On peut admettre que les rapports qui peignent tout en noir dans la Russie soviétiste, sont pour une moitié vrais, pour l’autre moitié faux. Mais il est inexact que tout soit aussi bien que cela apparaît dans les récits des « témoins oculaires ».

Ainsi Kautsky, a priori, considère tout ce que l’on a pu dire de bon sur la Russie soviétiste comme des mensonges, et il offre en compensation de considérer également comme mensonges la moitié des calomnies répandues sur notre pays. La dernière des calomnies est ainsi l’incarnation même de la vérité ; mais il faut, pour cela, que cette vérité soit aussi noire que la nuit !

Il serait vain de vouloir enlever à Kautsky la conviction que son arithmétique simpliste constitue la vérité pure. Mais, pour les lecteurs, il faut tout de même souligner l’insolence théorique, si prétentieuse et extraordinairement malhonnête, de ce monsieur.

D’où, en effet, tire-t-il ses conclusions ? Où a-t-il eu la possibilité de vérifier la matérialité des faits qu’il affirme ? Ce n’est tout de même pas en répandant ses assertions sur la « socialisation des femmes »? Ni en formulant ses prophéties « marxistes » quotidiennes sur le caractère inéluctable de la débâcle imminente des bolchéviks, prophéties que font, avec lui, tous les autres astrologues de la garde blanche, qui ont tiré l’horoscope du pouvoir soviétiste de leur propre haine de classe.

C’est la pratique seule qui est le critérium de la vérité. A une époque où, selon ses propres paroles (d’aujourd’hui seulement), les ouvriers et les paysans s’enthousiasmaient pour les bolchéviks, Kautsky écrivait déjà des articles et des brochures remplis d’insanités, dans lesquels il prédisait l’effondrement imminent du pouvoir des Soviets. En quoi, sous ce rapport, s’est-il différencié des publicistes blancs de toutes nuances ? En rien. Depuis lors, les héros de l’émigration blanche ont placé Kautsky sous leur protection ; mais cela ne saurait masquer le fait de la faillite scandaleuse de ses prophéties contre-révolutionnaires !

Revenons au sujet. Kautsky, naturellement, n’a cessé de s’acharner après nous, dès le début. Nous devons nous excuser auprès de nos lecteurs pour les longues citations, vides de sens, que nous devons faire, des écrits de Kautsky. Mais elles sont nécessaires, justement, pour montrer leur non-sens.

Ce que les bolchéviks ont obtenu par les confiscations, les gouvernements bourgeois l’ont très bien réalisé, en dehors de la Russie, par l’inflation. Aucun gouvernement allemand n’a opéré cette sorte de confiscation de la propriété avec autant de zèle que le plus bourgeois de tous, celui de Cuno.
Les social-démocrates s’opposent à la méthode de confiscation de Lénine comme à celle de Cuno. Non que la propriété capitaliste nous soit sacrée, mais parce que les deux méthodes de confiscation sont également inutiles, et même extrêmement nuisibles. Toute confiscation aveugle et sans indemnité pille, tout comme l’inflation, de manière aveugle, les classes les plus différentes, n’épargnant pas plus les pauvres veuves et les orphelins que les magnats opulents de la finance.
Elle permet de tirer de nouveaux profits excessifs de la misère la plus grande. Elle confisque toute propriété qui se trouve sur son chemin, sans tenir compte si elle est utile ou non à la socialisation. Elle cause le plus grand désordre dans le processus de la production et paralyse toute l’économie d’un pays.
C’est seulement en sélectionnant avec soin et en fixant par la loi les objets que l’on veut socialiser et les dettes que l’on veut annuler, en dédommageant les propriétaires, au moins ceux qui sont dans le pays, et en se procurant, par un impôt progressif sur la fortune, les sommes nécessaires à leur indemnisation, que l’on peut opérer sans troubles économiques, et en atteignant le but du législateur, la transformation de la propriété privée en propriété sociale (p. 36 et 37).

Certes, il y a vraiment à apprendre du vieux Kautsky.

Ainsi donc, la confiscation des usines, des ateliers, des terrains, des propriétaires par les bolcheviks, et celle effectuée par Cuno, c’est exactement la même chose.

On lit et on n’ose en croire ses yeux !

Quel a été le résultat de la politique d’inflation, en Allemagne ? Un incroyable enrichissement des Stinnes, qui, grâce à l’inflation, ont établi leur dictature.|

Quel a été le résultat de notre politique de confiscation ? Nos Stinnes (les Poutilov, les Riabouchinsky) ont tout perdu.

N’est-ce pas que ces deux procédés se ressemblent ? Jadis, on disait : Vulgus non distinguit (Le vulgaire ne distingue pas). Maintenant, il faut dire : le vulgaire (les prolétaires) « distingue » fort bien. Ce sont les savants du groupe Kautsky et consorts qui ont perdu toute faculté non seulement de distinguer les nuances (ce qui n’est pas donné à tout le monde), mais même de discerner des choses diamétralement opposées !

Deuxième remarque. En protestant contre les deux politiques, inflation et confiscation, Kautsky ne veut pas qu’on le soupçonne du moindre attachement à la sacro-sainte propriété privée capitaliste. Mais est-ce que Cuno a frappé la propriété privée capitaliste ? Est-ce que la politique d’inflation a fait passer une seule parcelle, si minime soit-elle, de la propriété capitaliste dans les mains d’une autre classe ?

Et peut-on dire de la confiscation « léninienne » qu’elle a, si peu que ce soit, laissé la grosse propriété dans les mains de l’ancienne classe possédante ? Ni les propriétaires fonciers, ni les capitalistes n’ont pu conserver leur propriété.

Mais, une fois de plus, le social-démocrate « marxiste » Karl Kautsky ne fait aucune allusion au contenu de classe de la politique. Et cela s’appelle « analyse » !

Troisième remarque. Les gens les moins intelligents savent donc que la confiscation des grandes propriétés foncières, des usines, des mines et des banques a abouti à leur étatisation (nationalisation), tandis que l’inflation de Cuno, loin d’amener une étatisation (même pas une étatisation bourgeoise), n’a conduit qu’à une augmentation du capital privé des Stinnes et autres. Kautsky ne comprend même pas cela !

Quatrième remarque qui, peut-être, donnera la clef des fausses conclusions de Kautsky. Ce « savant » croit que la confiscation « aveugle » exproprie de façon égale toutes les classes, les « magnats de la finance » comme « les pauvres veuves et les orphelins ». (Voilà une façon de préciser les classes qui serait du goût de feu Eugène Richter.) Admettons qu’il en soit ainsi : toutes les classes sont donc soumises à un effroyable pillage. Mais quel est l’auteur de ce pillage ? Il est clair que, dans ce cas, il doit être en dehors de toutes les classes. A quoi aboutissons-nous ainsi ? Il en résulte, par exemple, que le gouvernement « le plus bourgeois » (l’épithète est de Kautsky), le gouvernement Cuno, constitue quelque chose en dehors de toutes les classes, qui plane au-dessus des classes comme l’esprit de Dieu au-dessus des eaux. Brillant résultat, n’est-ce pas !

Cinquième remarque - la dernière, mais non la moins importante. Kautsky a la prétention de nous apprendre la manière de transformer la propriété privée en propriété sociale. Il se gonfle comme un dindon, sa science éminente empourpre son visage, le voilà qui écrit l’ordonnance. Choisissez d’abord l’objet, fixez-le ensuite par une loi, indemnisez les capitalistes, imposez-les ensuite progressivement, et alors, oh ! alors les capitalistes se tiendront bien tranquilles, ils laisseront socialiser leurs biens « sans troubler le développement de la production », et nous glisserons commodément, comme sur un traîneau et par un beau temps, dans l’empire du socialisme !

Pas mal, le tableau ; excellent, délicieux, idyllique !

Mais nous avons néanmoins le droit de demander à notre stratège : Mon savant monsieur, est-ce que vous n’auriez pas essayé vous-même d’agir conformément à votre projet ? Voudriez-vous vous donner la peine de nous dire jusqu’où vous êtes parvenu dans la voie du « socialisme réel » avec vos méthodes « européennes », tout à fait « scientifiques », en un mot « archikautskistes » ? Mais, sur ce point, Kautsky reste muet : il n’est pas difficile de deviner pourquoi !

Reportons-nous, en effet, à la période où Kautsky et consorts étaient ministres. Il n’y avait point, alors, d’« absolutisme » et d’autres choses semblables, qui sont, selon Kautsky, désagréables, effroyables, en contradiction avec les intérêts des masses, et qui nous éloignent du socialisme. Il y avait alors un gouvernement de coalition, « la forme gouvernementale la plus sûre », la plus aimée de Kautsky.

Et alors, Kautsky et Cie ont « réalisé » la socialisation ! Il y eut une commission de socialisation toute spéciale. Elle ne précipita pas les choses, cette commission, car il n’était pas question, n’est-ce pas, d’imiter les méthodes bolchévistes ! Cette commission commença par « choisir les objets ». Et comment !

Kautsky siégea si longtemps et si souvent à cette commission que les vers sur le fameux académicien de Pouchkine, le prince Doundouk, reviennent involontairement à la mémoire :

«  A l’Académie des savants,

Siège, en tout honneur, le prince Doundouk.

On dit qu’un tel honneur

Ne revient légitimement pas à Doundouk.

On se demande donc pourquoi il est là.

Eh bien, simplement, parce qu’il est ! »

D’ailleurs, pour notre héros, cet « honneur » lui revient très légitimement !

Le résultat positif de l’œuvre créatrice de la commission fut la parution de tout un tas d’ouvrages sur la question. Tous les « objets » furent choisis. On fixa avec précision les conditions légales, les délais de la « socialisation », l’ordre dans lequel devaient être prises les mesures « conformes à la loi », et juridiques et économiques, à employer par « le législateur ». (Le lecteur se souvient sans doute du noble style dans lequel s’exprime l’ex-ministre Kautsky.)

En un mot, tout était ordonné, comme sur un échiquier : « Première colonne, marche ! Deuxième colonne, marche ! »

Il est vrai que, dans le développement de la production, cela n’a pas provoqué de troubles exagérés ! Ce fut même le contraire : il fallut, sur l’ancienne base solide du capitalisme, éditer un certain nombre de livres et d’opuscules (car le travail de la commission fut - ne l’oublions pas ! - extrêmement productif !)

Par contre, il se produisit un « ébranlement » d’un autre genre. Tandis que les « socialisateurs », assis en rond autour d’une table, délibéraient, tandis qu’ils couvaient ainsi leurs projets en prenant bien garde de toucher à un seul cheveu de la bourgeoisie, les généraux, les officiers ne gâchaient pas un seul bout de papier, mais agissaient. Et, bientôt, nos savants furent happés par leurs longues oreilles et privés de- leur « haute fonction » de législateurs. Et les propriétaires des longues oreilles ne poussèrent même pas le plus léger cri : cela aurait pu, n’est-ce-pas, troubler « la marche de la production » !

Et maintenant, après toutes ces expériences, Monsieur Kautsky a le cynisme de venir parler des avantages de sa « révolution » paisible, loyale, à coups de coalitions et de concessions ? Depuis longtemps, nous n’avions ri d’aussi bon cœur. Ah ! la bonne farce !

« Mais, chez vous, bolchéviks, règne une misère horrible. Vous avez conduit votre pays à..., etc. »

Bien. Voyons ce que dit Kautsky à ce sujet :

« Lorsque les capitalistes et les gros propriétaires furent exterminés (tout à fait, comme sous le gouvernement Cuno, n’est-ce pas ?), lorsque les vrais gardes blancs furent refoulés, il apparut que le grand pillage des possédants, à la portée, du reste, de tout voleur professionnel, n’était point le socialisme, que toutes les conditions, en Russie bolchévique, faisaient défaut pour la réalisation du socialisme, au point que la production agonisa de plus en plus, que la misère des masses alla croissant dans la mesure où s’affermissait le pouvoir d’État bolchevik » (p.9).

Nous avions déjà cité, dans les chapitres précédents, les remarques de Kautsky sur les « voleurs » et les « pillards ». Mais maintenant nous pouvons revenir à cette citation, sous sa forme complète, pour montrer d’autres côtés de la question.

Kautsky reconnaît donc qu’il y avait tout de même de « vrais gardes blancs » et qu’ils ont été « refoulés ». D’autre part, les capitalistes et les gros propriétaires ont été « exterminés ». Il semble en résulter que ce sont précisément ces capitalistes et ces propriétaires qui formaient le noyau fondamental de la garde « blanche refoulée ».

Que leur attaque ait été repoussée, c’était évidemment bien. Mais pourquoi furent-ils repoussés, Monsieur Kautsky ?

Peut-être, tout de même, parce que les gros propriétaires et les capitalistes ont été « exterminés » ?

Peut-être, tout de même, parce qu’ils ont été « pillés » ?

Il suffit de poser la question pour la résoudre. Oui, c’est dans des conditions très difficiles que les ouvriers et les paysans ont exterminé leurs gros propriétaires et capitalistes, soutenus par la bourgeoisie internationale. Et ils les ont exterminés, parce que ceux que Kautsky appelle des voleurs et des pillards ont défendu de leurs corps les usines et les terres prises aux gros propriétaires et aux capitalistes.

Le prolétariat allemand, lui, n’a pu refouler ses gros propriétaires et capitalistes, parce qu’il a suivi Messieurs Kautsky et Cie, parce qu’il n’a pas touché à la propriété de ses ennemis, parce qu’il a laissé entre leurs mains toutes les sources de pouvoir, et parce qu’il n’a point fortifié ses propres rangs en prenant conscience de sa nouvelle position dans le pays. Kautsky ne s’est point alors montré comme un « expropriateur des expropriateurs », c’est-à-dire, comme il dit maintenant : voleur et pillard. Il s’est comporté comme un misérable esclave. Il est vrai que, comme récompense, il a la consolation de ne point avoir troublé le « développement de la production ». Ses amis ont agi exactement comme lui, « avec quelle honnêteté » ! M. Ebert, par exemple, étrangla les grèves dans les usines d’armement. Mais aussi qu’est-œ que cela a de commun avec le socialisme ?

Kautsky a-t-il raison d’affirmer qu’il y a eu une époque où chez nous la misère des masses croissait sans cesse, à mesure que s’affermissait le pouvoir d’État bolchevik ? Oui, il a eu raison ; cette époque a existé. Mais Kautsky ne s’aperçoit pas que cette époque a depuis longtemps disparu.

Mais si Kautsky s’était donné la peine de chercher sincèrement à comprendre ce dont il s’agissait alors, comment le pouvoir soviétique pouvait s’affermir malgré la misère des masses, comment ce pouvoir - ainsi que Kautsky l’avoue lui-même - en 1920, groupa autour de lui l’enthousiasme des « voleurs » et des « pillards », c’est-à-dire des ouvriers et des paysans ; s’il s’était ensuite donné la peine de proposer tout cela clairement, alors ses conclusions eussent été tout autres.

L'accroissement de la misère ! Oui, nous avons traversé des années terribles où la misère fut effroyable. Mais pourquoi Kautsky « oublie-t-il » d’analyser ici, ou tout au moins de mentionner l’intervention étrangère ? Est-ce qu’un savant, tant soit peu honnête, oui, même un simple honnête homme, qui ne veut pas être l’apologiste du capital et qui joue franc jeu, pourrait parler des causes de notre misère pendant la guerre civile, sans mentionner, fût-ce d’un simple mot, l’intervention, le blocus, etc ?

Seul, un valet conscient du capital peut agir ainsi.

Et c’est ainsi qu’agit Karl Kautsky, le chef théorique de la social-démocratie allemande.

Comment oublier vraiment cette bagatelle de l’intervention ? Les forces unies des gardes blancs russes, allemands, français, japonais, américains, anglais, polonais, roumains, tchécoslovaques et autres, ont encerclé de toutes parts la jeune république des Soviets. N’est-ce pas M. Kautsky ? N’y a-t-il pas eu une période où, complètement dénudés de tout, nous étions séparés de la Sibérie, de l’Ukraine, du Caucase ? Kautsky ignore-t-il quels ont été nos tourments quand nos ennemis nous coupèrent de presque toutes nos ressources matérielles, des sources vitales de nos forces de production ? Kautsky ne sait-il pas les ravages sans nom commis par cette troupe de sauterelles internationales et contre-révolutionnaires, qui s’est abattue en nuées épaisses sur notre pays ? Chose extraordinaire. Kautsky n’en souffle mot !

Mais, nous dira-t-on, le système du communisme de guerre ne contribuait pas non plus au développement des forces de production.

Non, il n’y contribuait pas. Nous le reconnaissons ouvertement. Mais, messieurs les critiques, sans communisme de guerre, nous n’aurions pu repousser les gardes-blancs.

Polémiquant jadis avec K. Renner, Kautsky écrivait :

L’économie de guerre est un état transitoire dont on espère qu’il ne reviendra pas de sitôt. C'est pourquoi, si la guerre l’exige, elle ne recule pas devant des formes de production qui en rendent impossible la répétition sur la même échelle et en restreignent de plus en plus les proportions.
Cette économie a pour but, sans tenir compte des dépenses et de la conservation des forces productives, de produire la plus grande masse possible de moyens de destruction et de moyens destinés à permettre de tenir jusqu’au bout dans le processus de destruction.

Quand Kautsky écrivait cela, il parlait il est vrai de l’économie bourgeoise, contre laquelle il s’élevait. Mais du moment qu’il s’agit des lois générales de l’économie de guerre, ce qu’il écrivait alors s’applique également à la guerre du prolétariat. De ce que le prolétariat se défend, il ne s’ensuit pas que la guerre juste qu’il mène soit accompagnée de prospérité matérielle.

De la sorte, le système du communisme de guerre, réduisant inévitablement la base des forces de production, est lui-même fonction de la guerre, c’est- à-dire fonction de l’intervention étrangère avec, tous ses « charmes ».

Si l’on comprend cela - ce qui est facile - on s’expliquera facilement le fait que le pouvoir des Soviets, à une certaine période, se fortifiait, alors que la misère des masses augmentait. Cette misère était causée par la guerre. Et si le pouvoir soviétiste s’affermissait, c’est parce qu’il menait heureusement la guerre, parce qu’il défendait la terre enlevée par le peuple aux propriétaires fonciers et les usines enlevées par le prolétariat aux capitalistes. De là, l’enthousiasme des soldats rouges affamés et mal vêtus, qui se battaient comme des lions sur les innombrables fronts de la guerre civile et défendirent, consolidèrent le nouvel État en boutant hors de la Russie les armées contre-révolutionnaires.

Dès que la guerre, le blocus, l'intervention furent terminés, dès que nous passâmes du communisme de guerre à la nouvelle politique économique nous commençâmes à nous relever économiquement.

Mais cela, le haineux vieillard ne veut pas le voir. Il est persuadé (ou peut-être feint-il d’être persuadé ?) que notre économie est en décadence. A la page 21 de sa brochure, il écrit :

Si la décadence des transports et de la production, décadence provoquée par la gestion déplorable des bolcheviks, continue comme jusqu’à présent, elle atteindra bientôt un degré où toute perspective de mouvement démocratique en Russie deviendra impossible.

La liaison que Kautsky établit entre le développement économique et les perspectives démocratiques ne nous intéresse pas pour le moment. Ce qui nous importe, c’est que Kautsky affirme que notre économie ne cesse de régresser.

De cette régression Kautsky conclut à une catastrophe imminente, c’est-à-dire à une insurrection contre le pouvoir soviétiste.

La politique essentiellement déprédatrice que pratique le bolchevisme à l’égard des forces économiques de la Russie fait qu’une telle éventualité n’est pas invraisemblable (p. 38).

Enfin à la page 55, Kautsky s’exprime encore plus catégoriquement :

Tout le système de domination des bolcheviks repose sur des méthodes menant à la ruine et non au relèvement de l’industrie. Il est très possible qu’ils n’arriveront jamais à assainir la Russie, qu’ils ne font que ruiner.

Dans ses affirmations, Kautsky manifeste une telle ignorance, une telle impudence, une telle haine de petit-bourgeois que Dan lui-même, son camarade de parti, n’a pu y tenir. Dans l’article que nous avons déjà cité, ce menchévik russe écrit :

L’analyse et les perspectives pessimistes de Kautsky étaient justes dans une certaine mesure jusqu’en 1921, jusqu'à l’adoption de la nouvelle politique économique.
Elles pourraient redevenir justes si les bolcheviks - ce que personne n’attend, évidemment - revenaient soudain (et pouvaient revenir) au communisme de guerre. Mais elles ne correspondent nullement au développement réel de la Russie actuelle : l’expérience journalière de chaque ouvrier ou paysan russe qui a vécu les années de famine de 1918 à 1920 témoigne contre cette « théorie de l’appauvrissement ». Tous les chiffres de la statistique économique témoignent également contre elle.
Jusqu’en 1921, toute l’économie du bolchévisme se ramenait en effet à la destruction des forces de production et à la consommation des réserves amassées. Et alors, en effet, le désespoir des masses populaires ne trouvait d’autre issue que dans des soulèvements incessants atteignant des proportions formidables et dégénérant en guerre civile.

Amusant spectacle ! Kautsky déclare que, jusqu’en 1920, tout allait encore assez bien, que les masses mêmes étaient enthousiasmées, mais que maintenant tout va de mal en pis et que l’insurrection est proche. Dan, au contraire, affirme que, jusqu’en 1920, la situation était si affreuse que les masses ne cessaient de se soulever - ce qui provoqua la guerre civile - et que les assertions de Kautsky sur la période actuelle sont en contradiction avec toute l’expérience et avec toute la statistique.

Cependant, Kautsky s’est chargé de résoudre la question de l’insurrection. Il a composé à ce sujet un mémorandum qu’il a présenté à la IIe Internationale. Il donne des conseils même aux États impérialistes. Belle argumentation scientifique en effet, que celle qui est en contradiction avec l’expérience et la statistique ! La statistique, on le sait, n’est pas une science ; quant à l’expérience, il n’y a que les empiristes qui en tiennent compte.

Du choc frontal de ces deux chefs social-démocrates éminents, il ressort que tous deux dénaturent la vérité. Dan la dénature quand il ne voit rien que de mauvais dans la période du communisme de guerre (il ne voit ni l’enthousiasme dont parle Kautsky, car il ne comprend pas le sens de la guerre civile et de notre révolution, ni la nécessité du communisme de guerre). Quant à Kautsky, il dénature presque tout, car il n’a dans la cervelle que la Société des Nations.

D’ailleurs, nous faisons beaucoup d’honneur à Kautsky. Dans sa haine de l’État prolétarien, il a surpassé même ses patrons, par exemple les capitalistes anglais (ce qui arrive fréquemment aux serviteurs trop zélés). Ainsi, nous avons sous les yeux en ce moment la revue la plus sérieuse des milieux commerçants anglais : L’Economist du 15 novembre 1924. Dans un article intitulé : Les Problèmes de la situation économique en Russie, nous lisons ce qui suit au sujet de la nouvelle politique (c’est-à-dire de l’année 1921) :

C’est de ce changement que l’on peut faire dater le début de la nouvelle prospérité économique en Russie.

En ce qui concerne la fin de l’année 1924, l'Economist constate :

Quelques-unes des manifestations les plus sensibles de l’amélioration obtenues au début de l’année dans la situation économique sont connues de tout le monde. L’amélioration des transports, l’amélioration des conditions de travail et, surtout, l’établissement d’une monnaie ferme sous forme de billets de banque de l’État au lieu du papier-monnaie soviétiste déprécié - réforme terminée cet été - tels sont les résultats les plus importants à mentionner ; mais l’amélioration des méthodes techniques dans le domaine des finances et dans certains autres, ainsi que le relèvement marqué de la production sont des symptômes d’une grande importance.

Tous ceux qui suivent tant soit peu la littérature économique savent que l’on ne saurait suspecter l’Economist de sympathies exagérées envers l’Union soviétique. Mais Kautsky, nous l’avons dit, a surpassé ses patrons.

Prenons la Frankfurter Zeitung. Voici ce que nous y lisons au sujet de la dernière période du développement de notre économie.

La Russie renaît économiquement. Si même l’on doute de l’exactitude de la statistique officielle, on est obligé de s’incliner devant les faits que l’on voit de ses propres yeux. L’animation extraordinaire de Moscou saute aux yeux même de ceux qui ne peuvent comparer la situation actuelle avec la décadence des années précédentes. Il ne saurait être question d’une mise en scène artificielle sur une aussi vaste échelle. De province, je reçois des attestations analogues de témoins impartiaux... « Notre croissance impétueuse », telle est l’expression que l’on entend de toutes les bouches.

Croyez-vous, Monsieur Kautsky, que nous ayons trompé également le correspondant de la Frankfurter Zeitung ?

Nous pourrions citer encore une foule de témoignages du même genre. Mais ceux que nous avons rapportés suffisent. Tout lecteur impartial comprend qu’il est impossible de se fier aux témoignages et à la « science » de Kautsky.

Nous donnerons maintenant, sur le développement de l’agriculture, quelques chiffres empruntés aux documents officiels de la Direction centrale de la Statistique.


Surface ensemencée de 1916 à 1924 en U.R.S.S. (sans le Turkestan, la Transcaucasie et la République mongolo-bouriate)

(en milliers de déciatine)1

Années Total Blés d'hiver Blés de printemps
1916 87 382,9 27 887,7 59 545,2
1923 70 861 25 525,3 44 335,7
1924 77 241,7 28 158,9 49 082,8


Quantité de bétail en U.R.S.S.

(en milliers de têtes)

Années Chevaux Gros bétail Moût, et chèv. Porcs
1916 31542,8 50 074,6 84 353,5 19 527,7
1923 21 408,1 41 268,6 58 258.7 9 394,9
1924 22 878 47 596,8 69 959,8 17 202,2

Comme on le voit par ces tableaux, l’agriculture se rapproche assez rapidement du niveau d’avant-guerre. On remarquera que, l’année dernière, la surface ensemencée a considérablement augmenté, malgré la mauvaise récolte. Comme le montre le tableau ci- dessus, la surface ensemencée en blés d’hiver dépasse déjà celle de 1916. Voici, année par année, le tableau de l’accroissement de la surface ensemencée en blés d’hiver :

Années En milliers de déciatine
1916-17 27 837.7
1921-22 22 363,8
1922-23 26 582
1923-24 27 605,5
1924-25 28 382.62

Ainsi donc, en dépit des assertions de Kautsky, la superficie des emblavures et la quantité de bétail augmentent régulièrement en U.R.S.S. Si l’on donne à la surface des emblavures le coefficient 100 pour 1916, le coefficient sera de 81 pour 1923 et de 88,4 pour 1924 (pour les blés d’hiver les chiffres correspondants sont 95,3 et 101,3).

Pour le bétail, la proportion est la suivante :

Années Chevaux Gros bétail Moutons Chèvres Porcs
1916 100 100 100 100 100
1923 67,9 82,4 69,5 57,5 48,1
1924 72,5 95 88,4 71,5 88,1

Le développement de l’industrie s’effectue à une allure beaucoup plus rapide. Ce développement, particulièrement impétueux pendant le deuxième semestre de l’exercice de 1924-1925, ressort avec évidence du tableau suivant :

Valeur de la production industrielle

(en milliers de roubles d’avant-guerre)





Par rapport à 1921-22<

Années Industries à fonctionnement ininterrompu Industries saisonnières Total Industries à fonctionnement ininterrompu Total
1921-22 833 284 16 996 850 280 100 100
1922-23 1 199 359 39 497 1 238 856 144 146
1923-24 1 553 367 64 468 1 617 835 187 190
1er semestre 1924- 25 1 174 235





Comme on le voit, le chiffre du premier semestre de l’exercice 1924-1925 atteint presque celui de l’année dernière tout entière, quoique, durant cette année, la progression ait été extrêmement forte. Si l’on compare les chiffres du tableau précédent à ceux de la norme d’avant-guerre, on a la proportion suivante :

1921-22

23 %

1922-23

31 %

1923-24

40 %

1924-25 (moyenne)

70 %

Actuellement, nous avons dépassé ce dernier chiffre et le développement de notre industrie s’effectue à une allure de plus en plus vive, particulièrement celui de la grande industrie, qui se relève la dernière, mais par contre avec une rapidité extrême.

Le niveau du salaire réel s’élève également. Pour toute l’industrie, sa moyenne est de 85 % (y compris les services gratuits) de celui d’avant-guerre. Dans une série de branches d’industrie, les salaires sont même supérieurs à ceux de 1913 et le développement continu des forces de production ne fera que contribuer à leur augmentation.

Citons encore quelques chiffres pour les aunes branches de l’économie. Voici un tableau qui donnera une idée du développement des transports :

Moyenne journalière de wagons chargés


Trimestres
Années 1er 2e 3e 4e Moyenne annuelle
1921-22 . 10 022 8 825 10 020 9 482

9 590

1922-23 . 11 971 11 809 11 299 11 895

11 744

1923-24 . 13 514 12 996 13 056 14 525

13 517

1924-25 . 16 344 16 374 16 637 - -



Par suite du développement de la circulation des marchandises dans le pays, le crédit acquiert de plus en plus d’importance. Il en est de même des banques. Voici des chiffres montrant l’augmentation de la balance de la Banque d’État :

Balance de la Banque d’État

(en millions de roubles)

1er janvier 1922 53
1er janvier 1923 131
1er janvier 1924 1 099,1
1er janvier 1925 2 051,2
23 juin 1925 2 819,3

Quelques mots enfin sur le budget de l’État. Il est incontestable, et tout le monde le reconnaît, que nous avons consolidé notre système monétaire, puis le budget de l’État. Notre budget d’État croît rapidement, reflétant ainsi la progression générale de l’économie en U.R.S.S. D’après les évaluations préliminaires, il se montera pour 1925-1926 à 3 milliards 560 millions de roubles, soit à 870 millions (32,6 %) de plus que pendant l’exercice actuel.

Ces quelques chiffres que nous venons de citer suffisent.

En définitive :

Les chiffres contredisent Kautsky ;

L’Economist, dans la question qui nous occupe, est contre lui ;

La Frankfurter Zeitung est contre lui ;

M. Dan est contre lui ;

L’expérience de chaque paysan et ouvrier, d’après le témoignage de Dan, est aussi contre lui.

Voilà donc les témoins les plus divers. Mais notre homme se moque de leurs témoignages. Que peuvent bien lui faire les chiffres, les données, les témoignages ! Censeo Carthaginem esse delendam ! Je pense qu’il faut détruire Carthage, telle est sa devise.

Et pour détruire la Carthage rouge, Moscou, tous les moyens sont bons : l’Entente comme la calomnie. Les faits sont contre nous : au diable les faits ! Les témoins infirment nos déclarations : ils se trompent ; à bas les témoins !

Voilà où en est arrivé l’ex-théoricien du marxisme, le renégat actuel qui a nom Karl Kautsky.

Notes

1 1 déciatine = 1 hectare 09.

2 Le léger écart de chiffres entre le 1er et le 2e tableau s'explique par le fait que, dans le 2e tableau, la superficie emblavée en Ukraine a été évaluée d’après les données de la Direction Statistique ukrainienne, alors que, dans le 1er tableau, elle a été évaluée d’après les données de la Direction Centrale de la Statistique de l’U.R.S.S.

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