1925

« Cette brochure est écrite sur un ton violent, car Kautsky ne mérite pas de ménagements. Néanmoins, elle met en lumière tous les arguments fondamentaux, et même la plupart des arguments secondaires de Kautsky. Elle est destinée en premier lieu aux prolétaires étrangers qui ne sont pas encore décidés à rompre avec des chefs comme Kautsky. Mais, comme elle touche et éclaire théoriquement les questions essentielles de notre vie courante, elle peut être utile également aux masses ouvrières de notre Union. Elle leur montrera toute la déchéance du théoricien de la IIe Internationale.. »

N.I. Boukharine

La bourgeoisie internationale et son apôtre Kautsky

Le soi-disant krach du communisme et le capital privé dans le commerce

Nous passons à présent à l’analyse des rapports existants entre le commerce d’État, la coopération et le commerce privé. Le rôle du capital commercial privé doit être de même clarifié. Mais il faut, auparavant, faire certaines remarques générales.

Le rôle du commerçant privé devient inévitablement très important dans le pays où domine le marché et où existent des millions de petits producteurs. Chaque commerçant privé n’est pas toujours un capitaliste commerçant. Mais, d’autre part, il est absolument clair que la présence d’un commerce privé, si petit soit-il, est une base pour la création d’un capital commercial privé. Cette vérité est indiscutable. Elle doit être un axiome pour nous.

D’autre part, il faut avoir en vue ce qui suit. Si, dans le domaine de la production industrielle, l’État est dominant, c’est-à-dire la grosse industrie socialiste, le rôle du capital commercial, avec ses fonctions d’intermédiaire, est objectivement distinct de son rôle social dans les conditions du régime capitaliste où les moyens fondamentaux et décisifs de la production appartiennent aux capitalistes. Dans un cas comme dans l’autre, le capital commercial reçoit un bénéfice, produit du labeur des ouvriers, de celui des artisans et de celui des paysans. Mais sous le régime, où les moyens de production sont régis par le prolétariat, le capital commercial est un intermédiaire entre l’industrie prolétarienne et les consommateurs de différentes espèces ; sous le régime capitaliste, il est l’intermédiaire entre l’industrie capitaliste et les consommateurs. Si nous prenons les rapports caractéristiques et typiques pour notre pays, nous voyons que le capital commercial était un intermédiaire entre le capitaliste industriel et le paysan, tandis que maintenant il est objectivement l’intermédiaire entre le paysan et l’État ouvrier. Sous le régime capitaliste, il est le chaînon qui réalise le bénéfice industriel pour le capitalisme industriel. Sous le régime de la dictature du prolétariat, il aide objectivement à la réalisation des profits de l’industrie socialisée et, par cela même, il collabore indirectement à l’accumulation socialiste.

Mais les vérités élémentaires de l’économie politique nous disent que le capital commercial a tendance à se transformer en capital industriel. Une certaine stabilité du capital commercial et une certaine accumulation de ce capital le transforment en capital industriel. La domination du capital dans la circulation passe dans la sphère décisive de la vie économique, dans la production. C’est pourquoi il existe un certain danger dans notre système : si le capital commercial croît de plus en plus, s’il passe à l’offensive, s’il se transforme en capital industriel, s’il commence à concurrencer avec succès l’industrie de l’État, alors que l’initiative privée se fraye un chemin à travers l’économie bureaucratique de l’État (selon l’expression des libéraux), et alors nous sommes en présence d’un mouvement régressif qui nous éloigne du socialisme. C’est ainsi qu’est possible notre évolution à rebours.

Mais, par malheur pour Kautsky et toute la confrérie socialiste, des menchéviks et des S.-R., qui ont soif d’un mouvement pareil, il n’existe rien de semblable chez nous. Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu’il n’existe et qu’il ne peut être question d’aucune offensive de la part du capital dans l’industrie. Au contraire, un développement ferme et certain, un relèvement constant se produit dans notre industrie d’État, dans notre grosse industrie socialisée.

Nous verrons maintenant que dans le commerce le même processus se produit, quoique les proportions entre le capital coopératif et d’État et le capital privé soient ici, naturellement, complètement différentes.

Nous avons déjà rappelé plus haut que dans le système du communisme de guerre, lorsque presque toutes les fonctions de la production et de la circulation appartiennent juridiquement à l’État, et que le commerce privé est interdit, ce dernier possède en fait une importance primordiale. Selon l’étude spéciale de A. Lositski, faite pour vingt-six gouvernements, pour la période de 1918-19, il a été fourni, à la population des villes et des agglomérations ouvrières, 42 % des produits agricoles par le Commissariat de l’Alimentation (organe de la répartition d’État), et 58 % par les « colporteurs de produits ». Il faut avoir en vue que l’industrie ne travaillait alors presque exclusivement que pour la défense du pays. En 1920, l’approvisionnement de la population par rapport à 1921 était tombé de 86,5 %. Les paysans ne recevaient que 13 % de ce qu’ils recevaient en 1912.

Après la N. E. P., l’État se trouva en face d’un état de choses où l’appareil d’État pour l’écoulement des marchandises était absent, tandis que se déchaînait un torrent de plusieurs millions de petits commerçants privés. Même dans le domaine du commerce de gros, même dans les affaires entre organes d’État, « l’intermédiaire privé », c’est-à-dire le capitaliste commerçant, jouait un rôle énorme au début. La statistique du Conseil Suprême de l’Économie Populaire note que, pour la période de janvier à mars 1922, une moyenne d’environ 1 quart du chiffre d’affaires de 54 à 63 organisations d’État se traitait avec des particuliers. Une étude spéciale, faite par Jirmounski sur le rôle du capital privé, montre que ce chiffre est très inférieur à la réalité1 .

Dans la deuxième moitié de l’exercice 1921-22 (mai-juin-juillet), 37-38 % du chiffre d’affaires total des organisations d’État étaient entre les mains de particuliers et 35-45 % de ce chiffre d’affaires entre organisations d’État et particuliers2.

Par conséquent, aux sources mêmes de la production, les particuliers détenaient une partie importante des clés. Nous obtenons un tableau encore plus vif si nous considérons certaines des branches les plus importantes de l’industrie pour la période de mars à novembre 1922.

Dans l'industrie textile, environ 40 % de la production tombaient directement entre les mains de particuliers. A certains mois, ils parvenaient à recevoir de 70 à 80 % de cotonnades.

Le sel, qui jouait alors un rôle énorme, ne trouvait en majeure partie son écoulement que par le marchand de gros particulier.

Le caoutchouc était acheté en gros par les commerçants particuliers dans la proportion de 48,5 %, etc.3 .

On peut dire que, dans le domaine du commerce, la situation était très dangereuse : il y avait à la base un nombre infini de commerçants privés, à commencer par les paysans, qui donnèrent naissance à de petits et infimes « capitalistes » qui, à leur tour, donnèrent naissance à des cadres plus importants. En haut de l’échelle, des hommes d’affaires agiles ci souples, de l’espèce des spéculateurs, des profiteurs, pénétrèrent dans tous les pores et tous les interstices de l’organisme de l’État, après avoir reçu la possibilité de se mouvoir. Ils s’insinuèrent partout où il y avait la possibilité d’obtenir un gain exagéré, de grands bénéfices par la spéculation.

C’était une époque tout à fait exceptionnelle, car l’État et la coopération en fait d’appareil commercial ne possédaient qu’un grand vide. Mais durant cette époque s’effectuait un double processus : d’une part, un processus d’une certaine accumulation du capital privé, et, d’autre part, un processus d’organisation fiévreuse, d’un choix d’hommes, d’accumulation d’expérience commerciale dans les organes d’Etat et ceux de la coopération nouvellement organisés. De cette façon, le rôle du capital commercial privé durant cette courte période fut, jusqu’à un certain point, de récolter les « frais d’enseignement » des organisations qui se remettaient progressivement sur pied dans leur lutte avec le capital privé. Ce n’est qu’après cette période de début que l’État ouvrier put entreprendre une offensive progressive, lente, et à peine visible au début sur le front commercial.

Selon les données fournies par le Commissariat des Finances, la dynamique du développement peut être caractérisée par les tableaux suivants :

Trafic intérieur de l’U.R.S.S.

(en millions de roubles)

I. - AVANT 1923-24


État

Coopération

Commerce privé

Total

Chiffres absolu

3 203,5

1 123,3

3 392,2

7 719,0

% par rapport au total

41,5

14,6

43,9

100


Sous total : 56,1

Avec le commerce paysan (arrivages), chiffres approximatifs

3 203,5

1 123,3

4 391,2

8 719,0

% par rapport au total

36.4

12 7

50,9

100


Sous total : 49,1




II.- 1923-24
Chiffres absolus

6 021,3

2 845,5

4 965,7

13 832,5

% par rapport au total

43,5

20,6

35,9

100


Sous total : 64,1



Avec le commerce paysan (arrivages), chiffres approximatifs

6 021,3

2 845,5

6 965,7

15 832,5

% par rapport au total

38,1

18,6

43,4

100


Sous total : 56,6



Par conséquent, le commerce d’État et de la coopération se sont élevés de 56,1 % à 64,1 %, tandis que le commerce privé est tombé de 43,9 % à 35,9 %. Nous obtenons la même augmentation relative du commerce d’État et de la coopération, si nous tenons compte du commerce direct des paysans (arrivages).

Donc, à l’encontre de Kautsky, à l’encontre des apologistes du capital du camp des soi-disant social-démocrates, nous constatons chez nous, quoi qu’il en soit, un processus de développement des formes anticapitalistes dans le trafic des marchandises.

Nous avons mentionné des chiffres généraux qui ne prétendent pas à une exactitude absolue, mais la preuve qu’ils reflètent la réalité est prouvée par le lait que toutes les autres données indiquent la même tendance de réduction relative du rôle du commerce privé.

Voici, par exemple, les données sur les clients de douze de nos syndicats d’État (syndicat textile, des cuirs, des métaux, des métaux de l’Oural, des machines agricoles, du naphte, des silicates, du tabac, des huiles végétales, des graisses, de l’amidon et de la mélasse, du sel) :

Chiffres d’affaires de gros de 12 Syndicats, avec répartition par catégorie de clients


(en %)
Exercices Total général en milliers de roubles Etat Coopération Sociétés mixtes Particuliers Indéterminés

1er semestre 1923-24

210 829 55,3 23,3 0,5 20,0 0,9

2e semestre 1923-24

331 127 44,2 39,5 0,1 15,6 0,6

3e semestre 1924-25

410 856 39,7 46,0 1,2 12,6 0,5

De cette façon, dans un laps de temps très court, le pourcentage des achats particuliers a été diminué presque de moitié (de 20,0 à 12,6 %)4

L’analyse du chiffre d’affaires des Bourses de marchandises dénote une même tendance générale. Le chiffre d’affaires de la Bourse de Moscou et de 70 Bourses de province a été plus que doublé depuis le premier semestre de l’exercice 1923-24 à la fin du premier semestre 1924-25 (202,9 . La répartition par clients est très intéressante, d’ailleurs.

Chiffres d’affaires de la Bourse de Moscou et de 70 Bourses de province par catégories de clients

(en millions de roubles)

I. - Ventes


État

Soc. mixtes

Coopération

Particulier


BM

70 BdP

BM

70 BdP

BM

70 BdP

BM

70 BdP

1er semestre 1923-24

637,1

442,1

16,0

16,3

28,3

57,3

59,4

64,6

En %

85,9

76,2

2,2

2,8

3,8

9,9

8,4

11,1

2e semestre 1923-24

725,2

701,4

17.2

28,4

29,3

90,2

42,6

61,0

En %

88,1

79,0

2,1

3,3

3,6

10,2

5,2

6,9

1er semestre 1924-25

1167,5

1106,5

26,3

38,9

59,8

15,0

51,0

71,6

En %

89,5

80,5

2,0

2,8

4,6

11,5

3,9

5,2

La participation des entreprises privées au chiffre d’affaires des ventes à la Bourse est tombée : à la Bourse de Moscou, de 8,1 à 3,9 % ; aux Bourses de province, de 11,1 à 5,2 %.

II. - Achats


État

Soc. mixtes

Coopération

Particulier


BM

70 BdP

BM

70 BdP

BM

70 BdP

BM

70 BdP

1er semestre 1923-24

473,7

327,0

26,8

16,8

83,5

123,4

156,8

112,2

En %

63,9

56,5

3,6

  2,9

11,3

21,3

21,2

19,3

2e semestre 1923-24

527,0

432,8

18,2

25,3

179,1

316,7

98,0

106,3

En %

64,7

49,2

2.2

2,8

22,0

36,8

11,1

12,0

1er semestre 1924-25

935,1

627,2

22,2

59,0

263,0

498,0

84,8

119,2

En %

74.5

50,7

1,7

4,3

20,2

36.3

6,6

8,7

Par conséquent, le pourcentage des achats des particuliers par rapport au chiffre d’affaires total à la Bourse est tombé : à la Bourse de Moscou, de 21,2 à 6,6 %, c’est-à-dire de plus de 3 fois ; aux 70 Bourses provinciales, de 19,3 à 8,7 %, c’est-à-dire de plus de deux fois.

Il faut tenir compte, en outre, que les affaires traitées avec les particuliers étaient effectuées pour la plupart au compte du Crédit d’État, sous une forme ou sous une autre. Pour l’année 1923-24 jusqu’en mars, « 25 % au moins des produits industriels étaient livrés à crédit au capital privé »5

En analysant les différents processus du commerce intérieur, on constate certaines lois. Par exemple : développement rapide des opérations ; retraite continuelle du commerce privé ; développement particulier de la coopération, en tant que principale forme de répartition, etc. Le processus de cette retraite du commerce privé possède aussi ses caractéristiques ; avant tout, le commerce privé est rejeté hors des opérations de gros et se réfugie dans le commerce de demi-gros et de détail ; ensuite, il cède plus rapidement ses positions dans les villes pour se rejeter sur les campagnes. Dans ces dernières, le capital commercial privé procède principalement à des achats de blé et de matières premières. Mais là aussi, le commerce privé bat en retraite lentement des fortes positions économiques qu’il a su occuper sous la pression du commerce d’État et particulièrement de la coopération qui, sous notre régime, possède des droits et des avantages spéciaux et se trouve en liaison étroite avec les organes économiques de l’État prolétarien. L’immense travail de construction et d’organisation, qui est la caractéristique de notre époque, n’englobe pas encore suffisamment notre pays arriéré, divisé en dizaines de millions de fermes paysannes. C’est pourquoi, tout naturellement, le processus d’organisation économique sera ici de longue durée. Nous voyons pourtant, d’ores et déjà, comment la coopération, soutenue par les organes économiques de la dictature du prolétariat, remplace progressivement le revendeur, l’épicier et l’usurier.

Et quand nous parlons ici du rôle du capital privé, nous devons avoir en vue qu’il était financé par nous-mêmes dans une certaine mesure. Par exemple, « en 1923-24, l’approvisionnement en blé et en matières premières par les acheteurs privés s'effectuait en majeure partie avec les acomptes des entreprises d’État qui finançaient ainsi l’acheteur en gros privé. La pratique des différentes entreprises lut très variée sur ce point, mais en générai on peut considérer que le crédit moyen fourni par les entreprises d’État (sous forme d’acomptes directs, de crédits de banques sur marchandises ou lettres de voitures) était d’environ 30 % du chiffre d’affaires »6. Il va de soi qu’au lui et à mesure du développement de la coopération, le crédit d’État se tourne de plus en plus de ce côté, et sous l’attaque économique combinée qui le presse de- tous côtés, le capital privé est obligé de reculer pas à pas et de se réfugier de plus en plus à l’arrière du front économique en passant d’un domaine dans un autre. Mais là aussi pénètrent les détachements économiques du nouveau régime. C’est ainsi que se développe et se produit l’offensive victorieuse- du socialisme.

Que peut objecter contre ces chiffres, ces laits, ces raisonnements, le « savant » Karl Kautsky ? Que dira M. Dan au sujet d’une telle préparation à une « large dénationalisation » ?

Que diront-ils ? La même chose, amis lecteurs. Toujours la même chose. Malgré tout, malgré la raison, ils vont répéter comme des perroquets les mêmes mots et les mêmes phrases qu’ils ont appris depuis les journées d’Octobre.

Telle est la volonté de la bourgeoisie internationale, dictée par la haine de la révolution, l’amour du coin tranquille, le respect de la sacro-sainte propriété, du chapeau haut-de-forme, du grand lit moelleux, du morceau de lard que la bourgeoisie leur jette, à eux, les défenseurs de la « culture et de la civilisation ».

« Ohne Wurst und Speck

Hat das Leben keinen Zweck »7.

Ou bien, concernant le révolutionnaire (!) Kautsky : « Le monde a surtout besoin maintenant de tranquillité et de stabilité. »

Dormez bien, Monsieur Kautsky !

Mais pourquoi alors écrire des brochures si incendiaires ? Faites attention, citoyen ! Vous risquez de vous tromper doublement. En ce qui concerne le « lard » d’abord, et en ce qui concerne la « stabilité »...

Notes

1 Jirmounski, Le Capital privé dans le trafic, 1924,page 13

2 Jirmounski, Le Capital privé dans le trafic, 1924, page 18.

3 Jirmounski, Idem, pages 21 et suivantes.

4 Renseignements fournis par le Commissariat du Commerce.

5 S. M. Rôle du capital privé dans notre économie. Programme économique 1925, avril, page 86.

6 S.M. : Le Rôle du capital privé..., page 86.

7 « Sans saucisson ni lard, la vie n’a pas de sens ». Proverbe petit-bourgeois.