1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

II.6 : L'organisation de l'État nouveau

Quelques mots reviennent constamment dans les textes fondamentaux de « l'État national-syndicaliste » : Autorité, Hiérarchie et Ordre. Ces termes, la présence de l'armée et des officiers dans tous les secteurs de l'administration nous font souvenir que le Caudillo est un soldat et veut, selon l'expression de Marcatte, instaurer dans l'État « une discipline semblable à celle des armées ». Passés les premiers temps de l'agitation et du pittoresque, les observateurs s'accordent à reconnaître que l'Espagne nationaliste a une apparence de calme, et, même, dans certaines régions, de paix, inimaginables à la même époque en zone républicaine.

Le maintien de l'Ordre

L'étonnant est de constater cette tranquillité dans des régions comme l'Andalousie et l'Estrémadure qui avaient été parmi les plus « rouges » avant juillet 1936. Sans doute, la répression contre l'agitation révolutionnaire a-t-elle été ici particulièrement sanglante. Mais des mesures violentes et désordonnées ne réussissent généralement pas à briser toute forme visible d'opposition. Pour y parvenir il a fallu instaurer une véritable organisation de la répression. Les nationalistes ont d'abord brisé les cadres de l'opposition républicaine ou révolutionnaire; des mesures ont été prises pour mettre hors d'état de nuire tous les individus considérés comme dangereux et qualifiés, assez curieusement, par les chefs militaires, de « rebelles ». Comme en zone républicaine, on est passé, en matière de répression, de la terreur organisée à une apparence de justice. Bahamonde a bien décrit cette évolution qui mène des fusillades de masse du début à l' « instruction sommaire », puis à partir de février 37, à l'action systématique des conseils de guerre. Ceux-ci sont habilités à juger les « délits de rébellion, sédition, résistance et désobéissance à l'Autorité » [1], définition déjà dangereuse parce que très vague; les quelques précisions données ne font que la rendre plus redoutable encore : ainsi peuvent être condamnés, non seulement ceux qui possèdent des armes à feu, mais, par exemple, ceux qui « entravent la liberté du travail» ou qui « propagent des nouvelles tendancieuses susceptibles d'ébranler le prestige de l'armée ». Toute personne qui insulte ou attaque un militaire ou un fonctionnaire est passible d'une sanction. Il est vrai qu'il ne s'agit là que de textes, dont seule l'application devrait nous intéresser. Mais la répression est aussi, en zone nationaliste, une réalité quotidienne : « Nous serons sans pitié, déclare Queipo, pour les assassins qui ont sacrifié à la fureur politique les enfants, les femmes, les vieillards. Quant aux gens de l'Union républicaine, ils sont trop liés au Frente popular pour qu'onpuisse les en détacher » [2]. Ainsi tous ceux qui, à un moment, si bref soit-il, ont soutenu la République après le 18 juillet, sont menacés. Même leur ralliement ultérieur au franquisme ne leur garantit pas forcément l'impunité : l'ancien député Rasado Gil, qui a eu le malheur de demander un vote de confiance en faveur du gouvernement de Madrid le 1° octobre 36, est condamné pour ce crime à deux ans de prison, bien qu'il se soit, quelques mois après, enfui en zone nationaliste. Des partisans du Movimiento eux-mêmes, dont l'attitude est considérée comme subversive, sont poursuivis: en juillet 38, le marquis de Carvajal est condamné pour défaitisme par le tribunal de Saragosse à la confiscation de ses biens [3]. Encore, dans les deux cas précités, ne s'agit-il que de fautes vénielles et de sanctions relativement modérées. Emprisonnements et exécutions se succèdent et la répression - souvent accompagnée de violences et de tortures - s'amplifie sous le régime instauré par le secrétaire d'État à l'ordre public, le général Martinez Anido. Cela lui vaut de nombreuses attaques, notamment de la part des Camisas vie jas, mais sa mort n'interrompt pas les mesures de violence [4].

Condamnations [5], mesures d'épuration et de surveillance vont se multiplier et se poursuivront après la fin de la guerre. C'est seulement en janvier 39 que sera publiée la loi sur les responsabilités politiques qui vise à liquider « les fautes politiques de ceux qui ont contribué par leurs actes ou par des omissions graves à provoquer la subversion rouge ou à l'entretenir ». Elle vise à réprimer non seulement des actes commis pendant la guerre civile, mais ceux qui l'ont été pendant la période antérieure par les affiliés et dirigeants des syndicats, partis et loges. Ainsi sont considérés comme responsables « ceux qui ont organisé les élections de 1936, ceux qui ont été candidats du gouvernement aux Cortes de 36», et, de façon générale, « ceux qui, de 1934 à 1936, ont contribué à la subversion ». Ces délits, qui sont passibles de peines allant de la prison à la confiscation des biens, doivent être jugés par un tribunal spécial dit « tribunal national des responsabilités politiques », qui n'entrave en rien l'action des conseils de guerre.

Epuration et surveillance

Les mesures d'épuration sont tout aussi radicales. Elles visent particulièrement les fonctionnaires qui ne se sont pas ralliés au Movimiento [6]. Dans la zone immédiatement contrôlée par les nationalistes, le problème est réglé de façon simple: les autorités nouvelles donnent à tous les agents de l'État qui ne se trouvent pas sur place l'ordre de se présenter à l'autorité militaire la plus proche de leur résidence. Ceux qui ne le font pas sont considérés comme rebelles. Ailleurs, les mesures d'épuration entrent en vigueur au fur et à mesure de la conquête. Par exemple, après l'occupation de la Biscaye, un décret du 3 juillet 37 y suspend « provisoirement tous les fonctionnaires de l'enseignement » ; ceux qui le veulent peuvent « solliciter leur réintégration du rectorat de Valladolid » ; il leur suffira de remplir des formulaires sur lesquels ils indiquent les charges qu'ils ont pu assumer sous la République, « les groupes ou partis politiques auxquels ils ont appartenu » et les noms des personnes qui « peuvent se porter absolument garantes de leur attitude ». A la fin de la guerre, l'épuration des fonctionnaires sera généralisée et étendue : il suffit, pour tomber sous le coup de la loi, « d'avoir rempli des fonctions étrangères à l'activité administrative, d'avoir accepté de l'avancement à titre exceptionnel », ou seulement de n'avoir pas secondé le soulèvement dans la mesure du possible.

Les mesures qui établissent le système de surveillance constante et radicale de la population sont trop nombreuses et trop dispersées pour qu'on puisse les résumer en quelques mots [7]. La carte d'identité est rendue obligatoire au-dessus de 16 ans, ce qui est une mesure courante dans les régimes autoritaires. La création d'un « Service d'identification » aidera singulièrement la police. Il vaudrait mieux dire « les polices», car, à côté de l'ancienne garde civile, il y a toujours la Seguridad (Sûreté) et, en outre, la police secrète; peu après la création du Parti unique, la Phalange aura aussi sa propre police. Il est difficile d'échapper à un appareil policier aussi considérable.

Les mesures de surveillance ne concernent pas les seuls individus. Elles s'étendent à, tous les moyens de propagande et d'information : la radio, le cinéma et surtout la presse. Déjà la loi sur l'État de guerre a interdit le fonctionnement d'appareils émetteurs de radio et permis l'établissement d'une censure en principe exclusivement militaire. Peu à peu, la Censure nationale s'organise : deux commissions fonctionnent en mai 37 à Séville et à La Corogne [8]. Elles comprennent des représentants de l'autorité militaire, mais aussi, ce qui indique assez l'élargissement de ses compétences, des délégués de la société des auteurs, des entreprises cinématographiques, des centres culturels et des pères de famille. Ces premières dispositions seront complétées par une série de mesures destinées à contrôler la production de films, de livres et de journaux. Le ministre de l'Intérieur, par l'intermédiaire des gouverneurs civils, est responsable de la censure cinématographique. Dès le 23 décembre 1936, sont interdites la « publication et la circulation des livres et des imprimés pornographiques, marxistes ou dissolvants » [9].

La presse est encore plus dangereuse par l'influence qu'elle peut exercer quotidiennement sur les masses. Aussi le général Franco a-t-il toujours attribué un rôle particulièrement important à la « délégation pour la presse et la propagande » dont le but est « d'utiliser la presse pour faire connaître les caractères du Movimiento, son œuvre et ses possibilités ». C'est le chef du service de presse [10] qui dirige la censure et sert de lien avec les directeurs de journaux : ceux-ci sont devenus de véritables exécutants du pouvoir. Pratiquement désignés par la Phalange, ils sont responsables de tout et, pour une faute: peuvent être destitués et même radiés des registres. Aussi les informations diffusées en zone nationaliste ont-elles été préalablement sévèrement contrôlées.

Il convient par suite de n'accorder que peu de crédit aux descriptions enthousiastes faites à cette époque par des journalistes politiquement favorables à Franco et qui se contentent en réalité des informations données par l'office de presse destiné aux journalistes étrangers. Il est facile de trouver des ombres au tableau, Séville a l'air d'une cité paisible, dit Bahamonde [11], mais les convois de blessés arrivent la nuit, et, pour éviter à la population un spectacle pénible, Queipo fait sonner l'alerte pendant le temps. En octobre 37, « le trafic est interrompu après huit heures du soir aux portes mêmes de Séville ». Les guérilleros continuent longtemps à tenir en Andalousie et prennent encore de gros risques. Bahamonde parle d'une attaque en plein jour contre des gardes civils, En mai 38, et bien que la pacification paraisse presque achevée, Stohrer signale de semblables activités près de Caceres et dans les Asturies. Dans le même rapport, l'ambassadeur d'Allemagne évalue à 40 % la fraction de la population de la zone nationaliste qu'il considère comme « politiquement instable» : la toute-puissance des autorités nationalistes ne peut dissimuler complètement l'opinion favorable aux « rouges » de certains groupes de populations.

Il est difficile de préciser dans quelle mesure les autorités civiles et militaires chargées du maintien de l'ordre coopèrent ou se contrecarrent. Dans les zones proches de front, le problème ne se pose pas : tous le pouvoir est aux mains des militaires. Les délégués civils nommés et installés par les officiers restent de simples subordonnés. Par la suite, quand la région est pacifiée, les compétences sont peu à peu rendues aux gouverneurs civils, aux commissions de gestion mises en place, ou dans certains cas, aux maires qui ont pu entrer en fonction; Le gouverneur, civil dépend en principe du ministre de l'Intérieur. En réalité, il doit compter avec l'autorité militaire qui lui reste hiérarchiquement supérieure et conserve longtemps seule la responsabilité de l'ordre public. Les militaires ont le droit d'apprécier « le manque de capacité» ou les « fautes de moralité» des civils, et de les remplacer, quand ils le jugent absolument nécessaire, par un « délégué à l'ordre public ».

D'ailleurs le manque de fonctionnaires « sûrs » oblige souvent à choisir les gouverneurs « civils» parmi les officiers. A Malaga, par exemple, après la victoire nationaliste, le gouverneur civil est le capitaine Garcia Alted, qui laisse toute liberté aux troupes italiennes et manifeste de façon éclatante ses opinions politiques en revêtant l'uniforme de la Phalange.

Il est normal, dans ces conditions, que la seule puissance véritablement respectée soit l'Armée ou que des conflits éclatent entre les pouvoirs civils et militaires [12].

En dehors de l'application des mesures édictées par le gouvernement, la grande préoccupation des gouverneurs civils et des administrations locales est le ravitaillement de l'armée et de la population. Celui-ci est d'ailleurs facilement assuré; les boutiques sont toujours pleines et les magasins offrent même des tissus anglais. Seuls le riz, le thé et le café seront rationnés en 37-38. Les nationalistes peuvent même se permettre d'exporter une partie de la production agricole et disposent encore de réserves. Mais celles-ci vont diminuer rapidement à la suite de l'occupation des grandes villes. Après la chute de Barcelone, il faudra assurer le ravitaillement d'une population sous-alimentée depuis des mois. Les problèmes économiques seront plus délicats une fois la guerre terminée.

Les prix ont monté pendant la guerre civile, mais sont restés à un niveau raisonnable. Toute hausse de prix doit avoir été autorisée et il n'est pas rare de voir une boutique fermée pour contravention à la législation sur les prix. Le régime autoritaire empêche ainsi que le niveau de vie de la population ne soit réduit dans des proportions trop considérables. Evidemment, il n'empêche pas toutes les spéculations. Selon Courmont, qui est entièrement favorable aux nationalistes, les prix des tissus « ont fait un bond énorme », la viande de bœuf, entre octobre 36 et mai 38, a augmenté de 37 % et le vin de 48 %.

Aussi, malgré l'abondance apparente, le régime reste-t-il celui de l'austeridad, expliquée officiellement par les nécessités de l'économie de guerre. Pour mieux marquer les sacrifices consentis par tous à la cause commune, le régime a inventé le système du « plat unique ». Le vendredi au début de la guerre, puis le jeudi, tout le monde devra se contenter d'un seul plat. En réalité, comment contrôler une pareille institution ? Il faut avouer que nous sommes dans le domaine de l'utopie, sauf, bien entendu, pour ceux qui mangent au restaurant et qui, de même, devront, en outre, accepter d'être « privés de dessert» le lundi. En fait, il s'agit de manifestations platoniques, destinées surtout à frapper l'étranger qui sera ainsi convaincu de la discipline et des sacrifices consentis par le pays en guerre. La pauvreté de la population est la vraie cause de l'austérité.

Le calme et la prospérité ne sont donc en réalité qu'une façade. Si l'on veut comprendre réellement l'État nouveau, il convient d'en examiner en détail les institutions.

L'État national-syndicaliste

Avec les officiers, dont la fidélité et la discipline sont précieuses pour Franco et dont l'on ne pouvait se passer, les nouveaux cadres du système politique sont fournis par les phalangistes du Parti unique. Nous sommes dans l' « ère bleue » de l'État national-syndicaliste. La Phalange est « le mouvement inspirateur et la base de l'État espagnol », selon la première phrase de ses statuts [13] qui reprennent et précisent les principes de morale politique énoncés dans le décret du 19 avril: les intérêts individuels doivent céder au « service de l'État, de la Justice sociale, et de la Liberté chrétienne de l'individu ». Ainsi, au concept de liberté politique ou sociale dont il n'est plus question, s'oppose le principe de la liberté chrétienne qui est seulement une liberté morale. Ce qui compte, en effet, c'est le respect des « valeurs éternelles de la Patrie » et la hiérarchie sociale. Cette notion de hiérarchie inspire toute l'organisation du Parti, des phalanges locales, au Caudillo. Le « chef national du Mouvement » a, nous l'avons vu, la réalité du pouvoir. C'est lui qui choisit les membres du premier Conseil national, nomme le président de la Junte politique et désigne cinq des dix conseillers nationaux qui en font partie [14]. Il est le chef suprême des milices de la Phalange, choisit et relève de leurs fonctions les chefs provinciaux, décide des inspections régionales. Il a le pouvoir suprême, à la fois de décision et d'appel.

La Junte politique n'est donc qu'un conseil, aux attributions politiques, auprès du chef national; elle se réunit une fois par mois au moins, pour étudier les propositions à faire au chef de l'État et examiner les comptes du Movimiento. Les ordres sont transmis du sommet, Junte ou Conseil national, aux commandants provinciaux et aux phalanges locales.

Une phalange locale est constituée par vingt « affiliés militants » au moins. Il ne peut être question de faire entrer dans le parti tous ceux qui en font la demande. Mais il ne faut pas non plus décourager les bonnes volontés, d'ou la distinction entre « adhérents » et « militants » qui fait irrésistiblement penser à l'organisation de certains ordres religieux et notamment à celle de la Compagnie de Jésus. Les adhérents ne sont pas « membres de la Phalange ». Ils doivent cependant « souscrire la formule d'adhésion et de serment » établie par la Jefatura nationale et payer une cotisation. La qualité de militant est donnée aux adhérents qui ont cinq ans d'activité, aux anciens membres de la Phalange et des requetes et aux généraux, officiers des armées d'active ou en service de guerre, ainsi qu'à « ceux qui obtiennent ce titre par décision personnelle du Caudillo ou sur proposition des Jefaturas provinciales ». Chaque section a une hiérarchie semblable avec un chef local, un secrétaire, un trésorier, un chef local des milices ; dans les grandes villes, la Jefatura municipale a sous ses ordres « les chefs de quartiers, de sous-quartiers, d'îlots et de maisons ». Ainsi est créé un quadrillage auquel nul ne peut échapper et qui est plus efficace que n'importe quelle police.

La Phalange est, dans tous les domaines, l'instrument du pouvoir totalitaire ; elle est présente sous toutes les formes : mouvements féminins, mouvements de jeunesse (Flechas) ; elle a encadré la jeunesse universitaire en créant le Sindicato español unversitario, organisation étudiante unique et obligatoire, destinée à « exalter la profession intellectuelle dans un sentiment profondément catholique et espagnol ». Comme la Phalange, il est organisé hiérarchiquement avec, à sa tête, un chef national nommé par le Caudillo et investi de l'autorité suprême. En dehors des étudiants qui font normalement partie du S.E.U., paient leur cotisation, souscrivent à la formule d'adhésion - qui suppose une obéissance inconditionnelle - et portent les cinq flèches et le joug, insignes de la Phalange, il existe deux catégories exceptionnelles d'affiliés, les « honoraires », qui, sans être étudiants, ont contribué, par un travail intellectuel, à la grandeur de l'Espagne, les « protecteurs » qui ont favorisé le développement du S.E.U. par des dons ou une aide financière.

A partir de 1938, l'État phalangiste devient l'État national-syndicaliste. Le groupe Suñer, qui comprend, dans le gouvernement, Fernandez Cuesta, Amado et le ministre de l'Action syndicale, Gonzalez Bueno, estime qu'il n'est pas possible d'abandonner le côté positif du programme phalangiste. Ils veulent d'abord obtenir une affirmation de principe: l'État Nouveau doit montrer à tous sa vocation sociale. La Charte du Travail commence en effet par une double déclaration: « le travail sera exigé de tous », mais « tous ont droit au travail. » Elle contient en outre un certain nombre de promesses: la durée de la journée de travail ne doit pas être excessive, la femme mariée sera « affranchie de l'atelier et de l'usine » ; on instituera une fête du travail, qui, par opposition au 1° mai des « Rouges », sera fixée au 18 juillet, anniversaire du « glorieux » soulèvement et s'appellera « la Fête de l'exaltation du travail ». On va même jusqu'à prévoir des congés payés et des institutions pour les loisirs des travailleurs. Il convient pourtant de noter le caractère extrêmement vague de ces dispositions. A partir de quel moment, par exemple, la journée de travail peut-elle être considérée comme « excessive » ? Le texte parle de congés payés, mais ne fixe pas pour le moment leur durée. Plus tard on parlera d'une semaine, mais elle n'est pas encore accordée en 1938. La guerre fournit un prétexte pour remettre à plus tard les réalisations « sociales ». En attendant, on revient sur les avantages acquis. La semaine de travail dans la métallurgie, la sidérurgie, les fabrications de matériel électrique et scientifique, passe de 44 à 48 heures; dans les mines de Huelva, au premier semestre de 1938, la semaine de travail est augmentée d'une heure.

Aussi, sans s'attarder sur les hypothétiques avantages accordés aux travailleurs par le Fuero dei Trabajo, convient-il de mettre en relief les principes profonds qui ont guidé les législateurs du Conseil national de la Phalange. Courmont rappelle que « l'organisation nationale-syndicaliste de l'État s'inspire des principes d'Unité, de Totalité et de Hiérarchie». Nous nous contenterons de suivre son analyse de la Charte et de la formation de syndicats verticaux.

Le principe d'Unité

Le principe d'Unité signifie qu' « en dehors du syndicat, il n'y a rien ». L'entrée dans le syndicat est en effet obligatoire : la délivrance des cartes syndicales, monopole de la Phalange, est, aux mains du Parti unique, un moyen de contrôle nouveau et considérable. L'idée totalitaire se manifeste dans l'organisation même du syndicat : « Tous les producteurs sont réunis ». En effet, contre l'affirmation de la lutte des classes qui est à la base du « matérialisme marxiste », l'État national-syndicaliste prétend dominer les oppositions entre les catégories sociales. Aussi le syndicat doit-il réunir les patrons, les employés et les techniciens dans les mêmes organismes. Les syndicats, enfin, sont strictement hiérarchisés. « Toutes les sections syndicales sont soumises à l'autorité de leurs chefs », ceux-ci étant, bien entendu, choisis par la Phalange qui encadre les travailleurs comme elle encadre le reste de la population. L'État promet qu'il accordera aide et protection, qu'il se montrera loyal envers les travailleurs. En revanche, il exige une fidélité et une obéissance inconditionnelles.

La Phalange intervient enfin dans la vie du pays par le biais des œuvres sociales, qu'on serait plutôt tenté d'appeler des « œuvres de charité» et qu'elle a été seule à organiser. La réalisation essentielle, à cet égard, est l'Auxilio social, fondée à l'automne 1936 par la veuve du phalangiste Onesimo Redondo, Mercédès Sanz Bachiller, mais qui sera effectivement dirigée ultérieurement par Pilar Primo de Rivera. L'Auxilio social a commencé par l'organisation d'un secours d'hiver: au départ, trois réfectoires pour des orphelins. Plus tard, les secours s'étendront aux réfugiés : ce sont les « cuisines de fraternité », un vocable cher au régime. Par la suite, on organisera des distributions de secours aux malades et aux vieux travailleurs. Le centre de l'Auxilio social est à Valladolid [15], Ses moyens sont fournis par l'aide des femmes phalangistes, et, plus tard, par le « Service social », équivalent, pour les femmes de 17 à 35 ans, à ce que peut être, pour les hommes, le service militaire. Lui aussi doit permettre l'établissement d'un climat de fraternité; femmes mariées, veuves et infirmes en sont dispensées [16]. En principe, il est facultatif, mais une femme ne peut se présenter à un examen ou entrer dans l'administration si elle ne l'a pas accompli [17].

La distribution de ces importants secours exige d'importants moyens financiers et l'apport gouvernemental est très insuffisant. Les ressources nécessaires seront fournies par les « quêtes de quinzaine », la vente des timbres de l'Auxilio social et surtout par les « fiches bleues » dont les signataires s'engagent à des versements réguliers [18].

Par ailleurs, et indépendamment de la Phalange, le gouvernement nationaliste s'est particulièrement intéressé à deux problèmes nés de la guerre : l'aide aux familles des combattants, pour laquelle on a créé un « fonds de bienfaisance » alimenté par une taxe de 10 % sur les produits de luxe [19], et la Colocacion familiar de niños, typique de la forme de misère créée par cette guerre. La tâche de cette œuvre consiste à rechercher dans chaque localité des familles susceptibles d'apporter, aux orphelins ou aux enfants séparés de leurs parents par la guerre, « la sainte chaleur de la famille ». Encore faut-il qu'elles soient capables de leur donner « une bonne éducation ». Aussi, le texte officiel prévoit-il qu'elles doivent être des exemples « de mœurs, de religion et de moralité » pour pouvoir donner aux enfants recueillis « une éducation chrétienne et le saint amour de la Patrie » [20]. On les choisit avec grand soin : une junte locale, comprenant l'alcade, le doyen des curés, un inspecteur municipal de la santé, désigne les tuteurs, et fournit à leur sujet des renseignements détaillés qui justifient sa proposition[21] ; elle aura, en outre, à veiller à ce que les tuteurs « remplissent leurs devoirs».

Dans toutes ces institutions, à côté de l'esprit « de charité », on retrouve le désir d'ordre et de lutte pour le triomphe de la morale officielle qui est à la fois la morale chrétienne et la morale politique de la Phalange. Malgré des déclarations d'intentions sociales de la part de l'État, le fait est que les seules réalisations ne sont que des mesures charitables, utilisant les bonnes volontés et les fonds privés. Le fonds de protection benefico-social est alimenté par les bénéfices réalisés au cours de la journée du plat unique, le produit des quêtes publiques autorisées par l'État et enfin, mais en dernier lieu, par des fonds accordés par l'État.

Pour ce qui est de la justice sociale, de la participation aux bénéfices et des autres promesses du Fllero dei Trabajo, elles n'ont pas encore reçu, en 1939, le moindre début d'application. Le seul effort sérieux qui ait été fait consiste dans la création du subsidio familiar, allocation familiale versée au chef de famille sur les fonds d'une caisse alimentée par des cotisations ouvrières et patronales. Il s'agit bien, certes, d'une de ces mesures « sociales » prônées par la Phalange, mais cette aide apportée à la famille traduit surtout l'influence considérable de l'Église catholique.

 L'Église et l'État nouveau

« La seule chose qui soit peut-être certaine dans l'état actuel des choses, dit Stöhrer en mai 38, c'est que sous le présent régime, l'influence de l'Église catholique s'est fortement accrue en Espagne nationaliste. »

Nous avons déjà souligné qu'une grande partie des prêtres espagnols a approuvé et soutenu la rébellion depuis le début. Le cardinal Segura, dont les démêlés avec la Phalange prendront ultérieurement un cours très violent - il sera même amené à quitter pour un temps le territoire espagnol -, avait combattu le Front populaire. Le cardinal Goma y Tomas tente de convaincre l'épiscopat français de la sainteté de la « Croisade ». Dès le 15 août 36, le cardinal Ilundain préside, aux côtés de Queipo, une cérémonie officielle. De moindres personnalités religieuses prennent, dans leurs prêches, des positions très violentes. Bahamonde cite le sermon d'un prêtre de Rota: « Il faut balayer toute cette pourriture ... Je vous avertis: Tout le monde à la messe! Je n'admets pas d'excuse! ». Georges Bernanos a témoigné que l'obligation d'assister à la messe est appuyée, du moins dans les premiers mois de la guerre, par de sérieuses menaces. Il faut toutefois signaler que certains prêtres ont eu le courage de protester contre les exécutions massives, au risque d'être à leur tour victimes de paseos : Bahamonde cite le cas d'un prêtre de Carmona, tué pour avoir protesté contre les crimes de la Phalange.

L'influence de l'Église, en tout cas, ne cessera de croître. Une des raisons qui ont incité plusieurs chefs monarchistes à se rallier au nouveau régime - entre autres Rodezno, qui devient ministre de la Justice - est à coup sûr l'alliance du gouvernement nationaliste avec le Vatican, qu'accompagne l'abolition des mesures laïques prises par les républicains : c'est ainsi que la législation sur le divorce est supprimée, le décret du 2 mars 38 n'autorisent que l'examen « des demandes concernant les dispositions préventives de séparation des conjoints ».

La mesure qui, à cet égard, a produit le plus d'effet est le décret du 3 mai 38 autorisant le retour des Jésuites en Espagne. Ce geste n'est pas présenté comme un geste de faveur vis-à-vis de l'Église catholique, mais comme une réparation. Pour le gouvernement, deux motifs le justifient : d'abord, c'est un ordre « éminemment espagnol » et il est normal au moment où se retrouve l' « Hispanité », que la Compagnie de Jésus recouvre ses droits et ses biens. Cela fait partie du retour à la tradition. L'autre raison est « l'énorme apport culturel » des Jésuites au pays. Au moment où il faut briser l'influence des intellectuels marxistes les Jésuites contribueront naturellement à refaire de l'Espagne un pays uni dans la catholicité. Leur rôle, en tout cas, sera discuté : Bahamonde en fait « les plus violents instigateurs de la répression ».

L'Église est partout présente dans l'État nouveau dans l'armée, d'abord où les aumôneries militaires sont rétablies dès la fin de 36 ; un décret de mai 37 achèvera l'organisation de l' « assistance spirituelle catholique dans les unités de guerre », sous la direction du cardinal-archevêque de Tolède, délégué pontifical. Le personnel en sera recruté parmi les prêtres mobilisés.

L'Église et l'Enseignement

Mais c'est dans le domaine de l'enseignement que l'action du clergé se fait le plus sentir, surtout après 38, lorsque Franco fait appel à Sainz Rodriguez comme ministre de l'Education nationale. Suñer, pourtant fervent catholique, dit que le nouveau ministre a été « le législateur le plus vaticaniste que l'Espagne ait connu ». Le personnel enseignant laïque a été généralement fidèle à la République: à plusieurs reprises, le gouvernement de Franco a dû fermer, faute de personnel, des Instituts secondaires; ainsi, en 37, sont fermés à titre provisoire les Instituts nationaux de Santander, Merida et Talavera: les locaux sont généralement occupés ensuite par l'armée. Quand le personnel existe, il ne saurait être intégré qu'avec de grandes précautions. Les professeurs qui ont été maintenus dans leur poste par les commissions d'épuration sont considérés comme ayant néanmoins besoin d'une direction et d'une formation nouvelles. Aussi organise-t-on pendant l'été des cours spéciaux à leur usage dans toutes les capitales de province. La première semaine, ils écouteront des conférences sur la religion, la patrie, l'homme et le maître: au cours de la deuxième semaine les thèses traités sont classés dans les rubriques: « Pédagogie de la religion», «Histoire de la Patrie» «l'Enfant », « l'Ecole ». Les conférenciers chargés des cours sur la religion sont désignés par l'évêque. Les titres des leçons sont significatifs : la première sera consacrée à démontrer « la supériorité de la religion chrétienne sur les religions de type oriental ». Une autre leçon portera sur « la conception catholique du maître, sel on l'encyclique de Pie XI ». Les concessions au modernisme qui permettent de parler de « psychologie» et de « psychopathologie» ne doivent pas faire oublier l'intervention constante et essentielle de l'Église dans la formation scalaire.

L'instruction religieuse est rendue obligatoire dans l'enseignement primaire comme dans le secondaire. Seuls en sont dispensés les « indigènes du protectorat du Maroc et des colonies africaines » qu'il convient de ne pas choquer par un prosélytisme maladroit. Partout ailleurs et pour tous les autres, l'instruction religieuse va de simples notions de catéchisme et d'histoire sainte dans les premières années à des leçons plus compliquées d'explication « large» du dogme catholique. On termine, dans la 5° année d'études secondaires, par des « notions d'apologétique ».

En dehors même de ces leçons, la religion est toujours présente. Ainsi on exige, dans les écoles, le respect des « règles de dévotion à la Vierge Marie» : un décret d'avril 37 oblige les maîtres à placer dans leur salle de classe une image de la Vierge, « de préférence sous l'invocation très espagnole de l'Immaculée Conception », de telle manière que les élèves, à l'entrée et à la sortie, puissent la voir en échangeant avec leur maître les phrases rituelles : « Ave Maria purissima, sin pecado concebida ... » De plus, une invocation particulière est renouvelée chaque jour, pendant la durée de la guerre. Bien entendu, il s'agit, selon le législateur, d'un retour aux traditions d'« esprit populaire ». Mais en réalité, c'est une orientation bien définie de l'enseignement, destiné à former un citoyen qui soit en même temps un catholique pratiquant.

Dès l'école primaire, il faut, selon les instructions officielles, « que toute l'ambiance scolaire subisse l'influence de la doctrine catholique ». Les manifestations purement religieuses s'y multiplient: une ordonnance de février 38 donne congé pour la fête de saint Thomas d'Aquin, organise une cérémonie commémorative « pour perpétuer dans l'esprit des générations d'élèves ce modèle de sainteté ». Toutes les autorités académiques y assistent, et les étudiants sont représentés par le S.E.U. De même, obligation est faite de placer le « saint Crucifix » dans les Instituts d'enseignement moyen et les Universités. Tout doit proclamer la transformation radicale: l'Ecole laïque est celle d'un « régime soviétique », l'enseignement « national » doit être chrétien et c'est l'enseignement de la « fraternité sociale » telle que la proclame l'Église qui doit faire disparaître « l'odieux matérialisme ». Il s'agit d'une éducation en profondeur qui ne s'arrête pas aux partes de l'écale. Il ne suffit pas que les enfants assistent en groupe à la messe, sous la conduite de leurs maîtres. Les recommandations faites aux inspecteurs de l'enseignement primaire leur rappellent que l'Ecale est une institution qui permet d' « exalter l'esprit religieux » et qui est « éducatrice et formatrice de bons patriotes », que la jeune fille enfin doit y apprendre « sa fonction élevée dans la famille et le foyer ».

Ainsi se trouvent constamment liées les formes d'éducation religieuse, civique et patriotique. Pour entretenir cette atmosphère, il est recommandé d'utiliser des « chants populaires, hymnes patriotiques et biographies » ainsi que la « lecture des journaux, les commentaires de faits actuels », ce qui est évidemment une originale conception de l'étude de l'histoire. Et, comme cette éducation s'adresse à tous, on apprendra aussi, dans des « classes d'adultes », ce qu'est le « Mouvement national ».

Le but de tout cela : donner l'idée que la vie est « combat, sacrifice, discipline, lutte et austérité ».

Mais la discipline promise à tous doit être imposée à tous. La société nationaliste est chrétienne et hiérarchisée. Le serment de fidélité, prêté selon des formules diverses, en est le témoignage. Ainsi les magistrats entrant en charge prêtent serment debout devant le « saint Crucifix ». A la formule : « Jurez-vous devant Dieu et devant les saints évangiles une adhésion inconditionnelle au Caudillo d'Espagne, de rendre une justice honnête et impartiale, d'obéir aux lois et dispositions se rapportant à l'exercice de votre charge sans autre mobile que le fidèle accomplissement de votre devoir et le bien de l'Espagne ? », le juge répond par la formule consacrée.

La formule des serments d'académiciens est plus originale et plus symbolique encore. Devant un bureau où sont disposés « un exemplaire des Evangiles dans le texte de la Vulgate» (couverture ornée du signe de la croix) et « un exemplaire de Don Quichotte » (couverture ornée du blason de la Phalange), l'académicien doit jurer « devant Dieu et son ange gardien» de « servir toujours et loyalement l'Espagne, sous l'autorité et la règle de sa vivante tradition, de sa Catholicité qu'incarne le Pontife romain, de sa continuité représentée par le Caudillo».

L' « Hispanité »

La fondation de l'Institut d'Espagne répond à un double but : conserver les richesses nationales, préserver et diffuser la tradition. Si son président est le grand musicien Manuel de Falla, la liste des présidents d'Académies est révélatrice d'un état d'esprit, puisqu'y figurent les représentants les plus éminents de l'opinion conservatrice:

Pemartin, le duc d'Albe, le comte de Romanones, Goicoechea. Par la fondation de l'Institut, la protection accordée aux arts doit redonner à l'Espagne un prestige tel qu'elle reprenne rapidement la tête de toutes les nations de langue espagnole. L'« Hispanité » doit se réaliser dans l'union de l'Espagne et des États hispano-américains. On recommande aux étudiants du S.E.U. de faire tous leurs efforts pour nouer des liens avec ceux d'Amérique latine. Ainsi commence à se réaliser la vocation impériale, ce thème favori des phalangistes. C'est dans cet esprit que sont fondés l'ordre d'Alphonse X le Sage, destiné à récompenser les Espagnols « qui se sont distingués dans les sciences, l'enseignement, les lettres ou les arts» et l'ordre « impérial des Flèches rouges » qui, de façon plus vague, doit « récompenser le mérite national ». Certes, une telle politique comporte des dangers et notamment celui de mécontenter des alliés. De jeunes phalangistes ont manifesté bruyamment leur désir de reconstituer une grande puissance ibérique, ce qui ne pouvait manquer d'indisposer le Portugal. Mais le gouvernement nationaliste a pris soin de limiter ces excès de langage.

C'est donc plus par un jeu de l'esprit que par une réalité vivante que l'Espagne de Franco se présente comme succédant à l'Espagne des rois catholiques, de Charles Quint et de Philippe II. Il convient de donner à tous les Espagnols la conviction que, s'ils acceptent les souffrances et les difficultés de la guerre, c'est pour réaliser un grand idéal, pour que l'Espagne puisse reprendre la devise de la monarchie : « Une, grande, libre». En attendant, à défaut de puissance réelle les nationalistes doivent se contenter d'affirmations de principe et de gestes symboliques, comme le rétablissement de l'ordre d'Isabelle la Catholique, dont le chef de l'État devient le grand maître. Ces décorations, les cérémonies qui commémorent les « glorieux » anniversaires, la mort de Calvo Sotelo, le soulèvement du 18 juillet, sont destinés avant tout à entretenir la volonté de lutte de l'armée nationaliste.

L'Armée nationaliste

L'esprit de sacrifice, la valeur militaire des troupes nationalistes sont incontestables. Il arrive que les alliés italiens ou allemands discutent les décisions du commandement espagnol ou l'insuffisante préparation des troupes engagées : ils ne se plaignent jamais d'un manque de courage. Il est nécessaire, dans une guerre de plus en plus acharnée. Selon le général Walch, en 1938, la « durée moyenne d'un lieutenant sorti de l'Ecole militaire » est de 43 jours. Les cadres conservent cependant leur valeur, car un effort particulier a été fait en ce domaine. Le recrutement, l'organisation et la formation de la troupe ont été confiés depuis fin 36 au général Orgaz. Son premier soin a été de créer des écoles et des cours de formation d'officiers. Les académies militaires se multiplient : il en existe trois d'infanterie, une de cavalerie, une d'intendance, une enfin du génie [22]. Les spécialistes sont plus difficiles à recruter: en janvier 37, on mobilise les radiotélégraphistes; puis on crée une Ecole de l'air; on distribue libéralement primes de « vol » et d' « aérodrome ».

Il n'y aura jamais de mobilisation générale: on peut encore rencontrer, en zone nationaliste, des hommes jeunes en civil. Au début, il est certain que le gouvernement a hésité avant de faire entrer dans l'armée une masse d'hommes politiquement hésitante, et même hostile dans certaines régions. La supériorité de l'armée de métier paraissait alors suffisante pour que le recours à une mobilisation puisse être évité. Au moment de la grande bataille devant Madrid, l'armée nationaliste n'a guère plus de 250 000 hommes, dont une partie importante est constituée par la légion étrangère et les troupes « maures ». Le recrutement marocain restera important, facilité par la souplesse du général Franco vis-à-vis des indigènes. Le Caudillo a toujours pris soin de distinguer les lois applicables à la métropole et celles qui sont créées pour la zone rifaine. S'il a pris pour les troupes maures quelques dispositions particulières de discipline, comme l'interdiction de fréquenter les cabarets, il a pris aussi des mesures spéciales de secours financiers pour les blessés et leurs familles. Ancien soldat de la guerre du Rif, il a su s'attacher ses troupes, il y choisit sa garde d'honneur. Il ne perd jamais de vue les nécessités d'un large recrutement militaire au Maroc et ménage constamment les nationalistes marocains malgré de fracassantes affirmations de principe sur la Nation et l'Empire.

Cependant, à partir de 37, l'armée se renforce. La formation d'une armée « rouge » capable de se battre oblige les nationalistes à lever de nouvelles troupes. Au moment de la bataille de Teruel, l'armée franquiste comprend 600 000 hommes; depuis fin 37, elle a achevé la fusion en une force unique des troupes régulières et des milices. Dans les nouvelles milices du Parti unique, on a fait entrer 66 banderas de la Phalange, 31 tercios de requetes et 36 bataillons d'organisations politiques diverses. Le nouveau chef des milices, le colonel Monasterio, un des chefs de l'armée du Sud, avait pris une part importante aux premiers combats. Ainsi ont disparu, non seulement les partis politiques, mais les possibilités pour eux de ressusciter un jour comme forces de combat.

Le Parti, l'Église, l'Armée : ce sont les trois forces de l'Espagne nouvelle, les piliers de l'État national-syndicaliste. C'est un État totalitaire, qui brise les oppositions, dispose d'un remarquable appareil policier, impose l'obéissance d'une puissante « bureaucratie d'État». Mais ce n'est pas une puissance fasciste. Du fascisme, il n'a gardé que les formes, les cadres, l'appel au nationalisme, simple moyen de détourner les esprits vers des rêves de grandeur et de conquête, car l'Espagne, pauvre avant la guerre, ruinée après, ne peut que rêver de grandeur sans espérer l'atteindre. Quant aux réalisations « sociales» - telles qu'il en existe en Italie et surtout en Allemagne -, il n'en est pratiquement pas question ici. Les œuvres dites sociales sont des œuvres de charité. Les conditions de vie ouvrière et paysanne sont toujours aussi mauvaises. La réforme agraire indispensable n'est même pas envisagée.

C'est qu'en réalité, derrière la dictature de l'Église et de l'Armée, derrière la dictature de Franco, il y a la domination d'une classe, ou plus exactement d'une caste sociale. L'Espagne de Franco, c'est l'Espagne de grands propriétaires, de l'ancienne aristocratie, l'Espagne des oligarques. L'Armée et le Parti ne sont que les instruments de leur autorité et ils exercent le pouvoir avec d'autant plus de rigueur qu'ils ont eu peur de le perdre lorsque la révolution a soulevé la masse populaire et qu'il leur a fallu lutter longtemps et durement pour l'emporter. A la fin de l'année 37, malgré les succès obtenus, ils n'ont pas encore la certitude de la victoire.

Notes

[1] Décret du 28 juillet 1936.

[2] Cf. Le Temps, 28 juillet 1938.

[3] D'après le Temps du 2 juillet, on lui reproche d'avoir déclaré : « Un armistice ne parait pas inconcevable, et encore moins improbable ».

[4] Le général Martinez Anido, comme gouverneur de la Catalogne avait, en 1921, dirigé les coups de ses pistoleros contre les cadres de la C.N.T. Il avait été également le premier ministre de l'Intérieur du Directoire militaire de Prjmo de Rivera. Son passé en faisait le symbole de la répression la plus féroce contre les ouvriers et les révolutionnaires. C'est ce qui explique en partie les attaques des Camisas vie jas.

[5] Dès qu'une province est soumise, les conseils de guerre commencent à fonctionner. Après la chute de la Catalogne, le Temps du 15 février 1939 rapporte les condamnations à mort de Ventura, ancien président du tribunal révolutionnaire de l'Uruguay (bateau ayant servi de tribunal au début de la guerre) qui avait condamné à mort le général Goded ; de Garrigo Lopez, président du premier Comité ouvrier de la General Motorl, et du syndicaliste de l'automobile Emilio Morales.

[6] Des mesures particulières ont été prises à l'égard du corps diplomatique, dont la situation à l'étranger est évidemment particulière.

[7] On précisera alors les fautes entraînant la révocation définitive ou la suspension provisoire, le déplacement d'office, ou l'interdiction d'accéder à un poste de direction.

[8] La commission de Séville est présidée par Carlos Pedro Quintana, celle de La Corogne par Francisco de la Rocha.

[9] Remarquable association d'idées dont les auteurs ne pourront se lasser, car elle se retrouve dans tous les textes régissant la littérature en zone nationaliste. Telle cette étonnante organisation des bibliothèques, non pas censure passagère, explicable par la guerre, mais préparation d'un contrôle systématique destiné à éliminer définitivement la « littérature dissolvante » des bibliothèques publiques et des centres de culture. Dans chaque district universitaire est formée une commission dont font partie « le recteur ou son délégué, un professeur de la faculté de philosophie ou de lettres, un délégué du corps des archivistes bibliothécaires et archéologues », qui sont les délégués des universitaires laïques, mais aussi « un représentant de l'autorité ecclésiastique, un de l'autorité militaire, un désigné par la délégation de la Culture de la Phalange, enfin un père de famille désigné par l'association catholique des pères de famille ». A chaque autorité, il appartiendra de dénoncer, parmi les publications considérées comme dangereuses, celles qui représentent une « dépréciation de la religion catholique », un manque de respect « à la dignité de notre glorieuse armée » et un « attentat envers l'unité de la Patrie ». De façon plus précise, il est recommandé de détruire purement et simplement les œuvres « pornographiques et sans valeur littéraire », révolutionnaires, mais « sans contenu idéologique de valeur essentielle ». On pourra conserver au contraire les œuvres de valeur; mais, pour éviter qu'elles ne tombent entre les mains de « lecteurs ingénus », elles ne seront accessibles qu'aux lecteurs munis d'une autorisation spéciale de la commission de la Culture.

[10] C'était, pendant la guerre, Juan Pujol, dont on s'accorde à reconnaître les compétences.

[11] Un año con Queipo.

[12] Bahamonde (op. cit.) fait le récit d'un très grave conflit qui éclate à Badajoz. L'origine en est un simple incident à propos de l'organisation d'une des multiples souscriptions lancées par le régime ; mais il dégénère en une véritable épreuve de force entre le gouverneur militaire Canizarès et le « civil » Diaz de Llano. L'armée et la Phalange unies imposent finalement leur volonté : le gouverneur civil doit s'incliner.

[13] Statuts de la Phalange espagnole traditionaliste et des J.O.N.S. Décret du 4 août 1937 .

[14] Les cinq autres sont désignés par le Conseil sur proposition du Caudillo.

[15] Le décret du 7 octobre 1937 qui l'institue prétend contribuer à « réaliser le programme de la Phalange ».

[16] Pour les veuves, à condition qu'elles aient au moins un enfant.

[17] Le service comporte un minimum de six mois de service continu ou de six périodes successives d'un minimum de un mois.

[18] Cf, Marcotte, L'Etat national-syndicaliste.

[19] La taxe est perçue sur la vente des tabacs, les entrées dans les spectacles, les consommations dans les cafés et les restaurants, la vente des parfums.

[20] B. O. du 2 janvier 1937.

[21] Doivent notamment être portées sur la famille du tuteur les informations suivantes : valeur morale, religieuse, économique, indication des ressources et bulletin médical.

[22] Voir l'encadrement allemand dans le chapitre II.

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