1961

" A ceux qui crient à « l'Espagne éternelle » devant les milices de la République avec leurs chefs ouvriers élus et leurs titres ronflants, il faut rappeler la Commune de Paris et ses Fédérés, ses officiers-militants élus, ses « Turcos de la Commune », ses « Vengeurs de Flourens », ses « Lascars ». "

P. Broué, E. Témime

La Révolution et la Guerre d’Espagne

II.10 : La junte Casado et la liquidation de la République

Comme des mois plus tôt dans les cités vaincues, Malaga, Bilbao, Barcelone, la chute de la Catalogne attise les oppositions, les haines ou les jalousies. Partisans de la résistance et de la capitulation s'affrontent. On s'arrache les moyens de fuir. On s'accuse mutuellement de vouloir d'inutiles massacres ou de chercher à trahir. Les officiers républicains espèrent que ceux du camp opposé montreront à leur égard quelque mansuétude et songent aux chances d'une capitulation honorable. Les agents de l'étranger, ceux de la cinquième colonne intriguent. La lutte s'engage finalement entre ceux qui parlent encore de résistance et ceux qui veulent une paix immédiate.

Aucune période de la guerre civile n'a suscité littérature plus abondante ni plus contestable, mémoires, actes d'accusation, polémiques et plaidoyers. Paradoxalement, le travail de l'historien se trouve compliqué par l'abondance d'un matériel qui lui est trop manifestement destiné. Bien des témoins semblent songer surtout à sauver leur vie et leur carrière politique future.

Le gouvernement Negrín en France

Dès maintenant, le sort du territoire républicain est discuté non en Espagne, mais en France, au consulat espagnol de Toulouse, où le gouvernement Negrín a trouvé asile après la déroute de Catalogne. Le président Azaña, comme son entourage, ne croit plus possible la prolongation de la lutte et Negrín multipliera en vain les efforts pour le convaincre que son devoir est de rentrer en Espagne avec lui. L'absence du gouvernement représente en effet un important facteur de démoralisation. Et ces interminables conciliabules accentuent dans la zone républicaine la conviction que tout est perdu. De fait, la situation empire de jour en jour; les bombardements incessants terrorisent les populations urbaines; les difficultés de ravitaillement deviennent tragiques. Beaucoup cherchent désespérément les moyens de sortir du piège de la zone Centre-Sud. Le problème de l'évacuation est à l'ordre du jour des travaux gouvernementaux; Negrín y consacre une partie de son activité à Toulouse. Le Mexique propose d'accueillir 30 000 familles. Lord Halifax promet l'aide britannique pour évacuer les réfugiés menacés. La Compagnie Midatlantic signe un contrat de location pour les 150 000 tonneaux de sa flotte de transport. Deux commissions gouvernementales travaillent en permanence Sur les deux aspects du problème: celui des moyens de transport, celui des personnes à évacuer.

Cependant, ce n'est pas l'évacuation que le gouvernement Negrín considère comme la tâche la plus urgente. Au cours des dramatiques conseils de cabinet de Toulouse le président, Del Vayo et les communistes font prévaloir leur point de vue: avec ou sans Azaña, le gouvernement rentrera en Espagne pour y diriger la « résistance à outrance ». Pourquoi cette décision?

Sans doute, selon Segundo Blanco, « le gouvernement fait ce qu'il peut, ni plus, ni moins ». Franco, en effet, ne veut pas négocier avec lui. Il a refusé de traiter sur la base des trois points de Negrín. Il ne reste donc plus qu'à résister. Cela seul peut amener les nationalistes à modérer leurs exigences et à traiter, comme le désirent vivement les Anglais. La résistance est le seul moyen d'échapper à la capitulation sans conditions. C'est ce qu'Alvarez del Vayo s'efforce de prouver. Pour lui, Negrín et ses amis ne croient évidemment plus à une victoire militaire proche, mais estiment que les forces armées de la zone Centre-Sud sont suffisantes pour prolonger de quelques mois la résistance; même si Madrid tombe, les troupes républicaines peuvent tenir longtemps dans le secteur montagneux du Sud-Est. Or, selon eux, la guerre, depuis Munich, est inévitable en Europe. Elle peut encore sauver la République en lui donnant des alliés.

En admettant que cette thèse soit juste [1], le plus difficile reste à faire : convaincre les Espagnols eux-mêmes de la possibilité et de la nécessité de la résistance. Les ministres présents à Toulouse acceptent de rentrer, sauf Giral. Mais Azaña reste à Paris, répondant à Alvarez del Vayo: « Personne ne croit à notre capacité de résistance et ceux qui y croient le moins sont nos propres généraux. » Il démissionne le 2 mars. Son successeur « légitime », Martinez Barrio, président des Cortes, ne donne pas non plus à Negrín la caution légale de la présidence et refuse de retourner en Espagne.

Le retour du gouvernement en Espagne

Dès son arrivée à l'aérodrome de Los Llanos, Negrín réunit les chefs militaires. Cette conférence peut lui faire mesurer les difficultés de la mission qu'il s'est donnée. Après son exposé, tous les chefs militaires, à l'exception de Miaja, déclarent la résistance désormais impossible; il faut négocier pour éviter le désastre. A la démoralisation de l'arrière et des soldats, Negrín voit s'ajouter un nouvel obstacle à sa politique, le défaitisme des chefs de l'armée, tel qu'il s'exprime depuis plusieurs semaines à travers les initiatives politiques du chef de l'armée du Centre, le colonel Casado.

Officier républicain de longue date, ancien commandant de la garde présidentielle, Casado est un des militaires professionnels qui composaient l'état-major de Largo Caballero. Il passe pour un homme de gauche, a des relations avec certains socialistes et anarchistes, mais reste Un officier, convaincu de l'importance de sa « mission de soldat », persuadé qu'il est « respecté dans le camp ennemi » [2]. Il est très hostile au parti communiste, considère que c'est « l'excès des commandements communistes » qui a conduit les démocraties occidentales à abandonner la République. Comme militaire, il juge la résistance impossible. Or, Franco ne négociera pas tant que Negrín, Del Vayo et les communistes domineront la République. Il faut donc les éliminer pour obtenir une paix honorable [3]. Casado est convaincu que les partisans de la négociation bénéficieront de l'appui britannique dès que l'influence communiste aura disparu. Il faut, dit-il à Negrín, obtenir le retour d'Azaña et former un nouveau gouvernement de républicains et de socialistes, excluant le P.C.

En fait, à cette date, il a déjà pris, depuis plusieurs semaines, des contacts politiques en vue de renverser le gouvernement. Chez les anarchistes, il s'est lié avec Cipriano Mera [4], qui commande sous ses ordres un corps d'armée, avec Garcia Pradas, dont l'hostilité au P.C. ne s'est jamais démentie. Certes la C.N.T. continue de soutenir Negrín, dont Segundo Blanco se fait le porte-parole au sein du mouvement libertaire. Mais l'hostilité de la F.A.I. l'emporte à une réunion du comité de liaison C.N.T.-F.A.I.-Jeunesses libertaires, qui demande le 25 février la formation « d'un nouveau gouvernement ou d'une Junte de défense ». Chez les socialistes, l'ami de Caballero, Wenceslao Carrillo, est, lui aussi, au courant des projets du colonel et les approuve. Il rassemble ses amis de Madrid pour tenter d'arracher la direction du P.S. et de l'U.G.T. aux partisans de Negrín restés près de lui en France; après leur retour, il multiplie les attaques contre Gonzalez Pena. Un autre socialiste vient appuyer le mouvement casadiste : Julian Besteiro n'est ni un militant ni un homme d'action, mais l'incarnation du socialisme républicaine classé, à l'extrême-droite du parti socialiste, cet universitaire n'a joue aucun rôle important depuis le début de la guerre. Il passe pour l'homme du compromis depuis qu'Azaña l'a chargé de chercher à Londres les bases d'une médiation anglaise. C'est une personnalité « bien vue » à Londres et à Paris.

Enfin Casado a certainement pris contact avec les diplomates étrangers, britanniques en particulier. Dominguez dit [5] que ses contacts étaient fréquents avec Cowan, qui aurait été le véritable instigateur du complot, allant jusqu'à conseiller le colonel dans le choix de ses collaborateurs. Hidalgo de Cisneros affirme de son côté à Del Vayo que le colonel lui parla à mots couverts de promesses anglaises [6]...

Le gouvernement Negrín est au courant de la situation et des périls qu'elle comporte. Il tente de convaincre ou d'intimider ses adversaires, visiblement hésitants. Il y a derrière Negrín la considérable puissance du P.C., de ses unités militaires, de sa police parallèle. Mais les anarchistes voudraient arracher des concessions à Negrín, le convaincre de partager avec eux certaines responsabilités. Selon eux, le gouvernement qui réside « quelque part dans la zone » républicaine est en fait réduit au triumvirat Negrín-Del Vayo-Uribe. Ils considèrent comme une provocation de sa part la nomination du chef du S.I.M., Garces à la tête de la commission qui doit choisir les personnes à évacuer; ils insistent pour que la direction des opérations d'évacuation ne reste pas « aux mains de Negrín et Vayo», expriment la crainte qu'on n'évacue par priorité les hauts fonctionnaires. Le 3 mars, ils conservent encore l'espoir de participer à l'organisation de l'évacuation et proposent l'un des leurs, Gonzalez Entrialgo, pour le poste essentiel de commandant de la base navale de Carthagène. A plusieurs reprises, ils, répètent à Negrín qu'ils ne sauraient admettre de voir s'accroître le pouvoir communiste par l'attribution de nouveaux commandements. Or, le 2 mars, Negrín a fait son choix et le Conseil des ministres entérine une série de promotions et de mutations dans le haut-commandement. Casado est nommé général, mais remplacé à la tête de l'armée du Centre par le communiste Modeste, promu, lui aussi général. Miaja [7] reçoit une retraite honorifique avec le titre d'inspecteur général de l'armée; la création d' « unités mobiles de choc », destinées à renouveler les méthodes de combat, s'accompagne de promotions d'officiers communistes : Lister, Galan, Marquez sont nommés colonels. Ce sont enfin des communistes qui reçoivent le commandement dans les ports, Vega à Alicante, Tagueña à Murcie, et surtout Francisco « Paco» Galan à Carthagène, poste convoité entre tous, qui lui donne la haute main sur ce qui reste de la flotte.

A ceux qui l'accuseront d'avoir ainsi exécuté un véritable. coup d'État et donné le pouvoir aux communistes, Negrín répliqua que, le gouvernement ayant décidé la résistance, il avait le devoir de placer aux postes de commandement des partisans de la résistance. La prépondérance des communistes n'est que le reflet de leur adhésion totale a la politique de Negrín. Mais pour les adversaires du gouvernement, les mesures prises n'ont qu'une signification: c'est désormais le parti communiste qui contrôle seul l'évacuation et dispose seul du pouvoir.

Nouvelle guerre civile ?

Les remaniements décidés par le gouvernement sont mal accueillis. Non seulement les techniciens militaires mais les cadres des partis et des syndicats, une grande partie de la population y voient la mainmise d'un parti dont le comportement a soulevé bien des haines et des rancœurs. C'est une occasion inespérée pour les conspirateurs, qui manifestent ainsi leur opposition à la fois à un coup d'État communiste et à la prolongation inutile de la guerre, de ses massacres et de ses misères. L'irritation croissante contre ce gouvernement de vaincus après trois ans de guerre civile, va provoquer une explosion de colère à l'encontre de Negrín.

Les anarchistes et les socialistes de gauche qui ont dû renoncer à leurs ambitions révolutionnaires tiennent enfin leur revanche sur « le parti de l'ordre ». Les hauts fonctionnaires et les officiers de carrière s'empressent de saisir l'occasion d'une paix « honorable ». Ils souhaitent un compromis par lequel Franco reconnaisse leur rang dans la hiérarchie sociale. Les dirigeants des partis et des syndicats veulent l'assurance de pouvoir quitter le pays. La masse de la population, qui ne croit plus à rien se retourne contre ceux qui veulent accumuler des souffrances désormais inutiles, contre les privilégiés du nouveaux pouvoir; un seul souhait, finir la guerre le plus rapidement possible; on espère vaguement que Franco sera d'autant plus enclin à la clémence que les communistes auront été éliminés. Les agents franquistes, tous les jours plus nombreux, attisent les discordes.

C'est à Carthagène qu'éclatent les premiers troubles, dans une totale confusion. L'amiral Buiza a déjà fait savoir à Negrín que la flotte quitterait le pays s'il ne se décidait pas à négocier. Malgré un voyage spécial de Paulino Gomez, le ministre de l'Intérieur, chargé de préparer le terrain, la nomination de Galan met le feu aux poudres. Une partie de la garnison se soulève sous la direction du chef de l'artillerie, le colonel Armentia, et s'oppose à l'installation du nouveau commandant. Les phalangistes, mêlés aux insurgés, s'emparent de la radio, diffusent de fausses nouvelles. La flotte prend la mer pour ne pas tomber entre leurs mains. Pourtant l'insurrection échoue. Le colonel Armentia, après avoir longuement hésité, se rend, puis se donne la mort. La 10° division, sous le commandement du communiste de Frutos, marche sur Carthagène; en quelques heures, à la tête de la 11° brigade, le communiste Rodriguez a brisé l'insurrection. Mais la flotte ne revient pas, décidant finalement, sur l'injonction de l'amirauté française, de rejoindre Bizerte, où les équipages sont internés: ainsi disparaît un des moyens de l'évacuation. Le gouvernement semble s'être affolé : Hernandez, commissaire général, aurait dirigé la riposte de sa propre initiative.

A Madrid, cependant, la situation s'aggrave brusquement. Casado s'est en effet décidé: prévenu par Gomez Ossorio, gouverneur de Madrid, de la teneur des décrets, il prend immédiatement contact avec les partis pour constituer un Comité de défense où lui-même représenterait les militaires. Menendez, au Levant, est d'accord avec lui, ainsi que Matallana. Miaja se rallie au mouvement et lui apporte son prestige. Garcia Pradas rédige le manifeste des révoltés. Pedrero, du S.I.M., le socialiste Girauta, directeur de la Sûreté, sont du complot. Mera apporte le concours du 4° corps d'armée et le socialiste Francisco Castro celui d'une brigade de carabiniers. Les officiers asaltos se rallient dans leur quasi-totalité.

La junte Casado

Réunis dans les caves du ministère des Finances, les conspirateurs passent la soirée du 5 dans l'attente du coup d'État. La 70° brigade, commandée par l'anarchiste Bernahe Lopez, occupe les points stratégiques de la capitale. Quand ses hommes ont achevé leur mouvement, la radio lance la proclamation de la Junta. Besteiro parle le premier pour demander au gouvernement Negrín de se retirer: « L'armée de la République, avec une autorité indiscutable, prend en mains la solution d'un problème très grave, essentiellement militaire.» Critiquant la politique de Negrín, il l'accuse de ne chercher qu'à gagner du temps, avec « la morbide croyance que la complication croissante des événements internationaux conduira à une catastrophe de proportion universelle ». Il demande à tous les Espagnols de soutenir « le gouvernement légitime de la République, qui, pour le moment, n'est autre que l'armée ». Casado s'adresse à son tour aux Espagnols « d'au-delà des tranchées ». Il offre le choix: « Ou la paix pour l'Espagne ou la lutte à mort. » Mera dit que la « mission » de la Junte est d'obtenir « une paix honorable, basée sur la justice et la fraternité ». Puis on annonce la composition de la Junte : le général Miaja la préside, Besteiro est conseiller aux Affaires étrangères, Casado à la Défense, Carrillo à l'Intérieur, Eduardo Val aux Communications: un autre anarchiste, Gonzalez Marin, survivant de la Junte de 37, Antonio Perez de l'U.G.T., et les républicains San Andres et Jose del Rio complètent la formation, dont le « syndicaliste » Sanchez Requena est nommé secrétaire. Tous les syndicats ou partis du Front populaire y figurent, à l'exclusion du P.C.

Le gouvernement Negrín, qui se trouve à Elda, dans un isolement total, protégé par un détachement de 80 soldats encadrés par des officiers communistes, engage, le 5, une discussion qui se prolongera jusqu'à la soirée du 6 mars. Sur le papier, il dispose encore de moyens considérables: trois Sur quatre des corps d'armée du Centre sont commandés par des communistes: Barcelo, Bueno, Ortega. De même, au Levant, il a trois corps d'armée à opposer à Menendez, en Estrémadure trois divisions, et dans toutes les unités, les officiers communistes. Malgré cela, Negrín ne tente pas de résister; il lance un appel solennel à Casado afin d'éviter toute effusion de sang et lui offre de nommer des délégués pour « régler toutes les divergences ». Casado répond en menaçant de faire fusiller tous les membres du gouvernement si le général Matallana, retenu à Elda, n'est pas libéré dans les trois heures. Au moment où les officiers communistes prennent les armes à Madrid contre la Junte, le gouvernement quitte l'Espagne. Negrín et Del Vayo prennent l'avion pour la France. Avec eux partent les dirigeants communistes, politiques comme la Pasionaria et Uribe, militaires comme Lister, Modesto, Hidalgo de Cisneros, Nunez Maza. Mais la fuite du gouvernement n'empêche pas l'effusion de sang qu'il semble avoir voulu éviter.

A Madrid, le commandant Ascanio, à la tête du 2° corps d'armée (il a pris la place de Bueno, malade), entreprend de couper la capitale du reste de la zone républicaine par le nord. Une lutte triangulaire s'engage alors, les franquistes exploitant la situation, les communistes, et les casadistes s'accusant mutuellement, et, semble-t-il, avec raison, d'abandonner le front pour régler leurs comptes.

Le 7, Barcelo s'empare du quartier général de Casado, où il est attaqué par Mera. Le 10, le colonel Ortega, suspect aux yeux de la Junte, se rend aux troupes de Casado. A la suite de sa médiation, des négociations s'engagent entre le P.C., représenté par Dieguez, et Casado. Le P.C. demande la liberté garantie pour ses militants et pour sa presse, et l'entrée d'un communiste dans la Junte. Casado accepte en principe de ne pas se livrer à des représailles, mais fait fusiller le lieutenant-colonel Barcelo [8] et le commissaire communiste Conesu, qu'il rend responsables de l'exécution, après la prise de son quartier général, de plusieurs officiers, dont les colonels Gazolo et Otero. Le 12, un tract du P.C. appelle à la fin des combats fratricides « Non seulement nous abandonnons toute résistance au pouvoir constitué, mais les communistes, au front, à l'arrière, à leur poste de travail et de lutte, continueront à donner l'exemple de leur abnégation et de leur sacrifice, de leur héroïsme et de leur discipline.»

Cette semaine de guerre civile a fait 2 000 morts. Il n'y a eu pourtant de véritables combats qu'autour de Madrid. Au Levant, les troupes fidèles à Menendez ont eu quelques accrochages avec les blindés du commandant Sendin, qui se tenaient prêts à couper les communications avec Madrid. Mais la 45° division, aux ordres de la Junte, a occupé les locaux du P.C. et arrêté ses dirigeants. Le républicain Julio Just négocie l'accord entre casadistes et communistes. En Estrémadure, les communistes Teral et Martinez Carton se sont tenus dans l'expectative; les seuls incidents sérieux ont eu lieu à Ciudal Real, où le gouverneur, Antona, a fait tirer au canon sur un immeuble du P.C. et fait arrêter Mangada, malgré son adhésion à la Junte.

En résumé, rien ne montre la volonté du P.C. de se débarrasser de la Junte Casado. Seules les unités commandées par Ascanio ont attaqué les troupes casadistes. Ailleurs, les corps encadrés par les communistes se sont contentés de se défendre. Les initiatives de Castro Delgado et Jesus Hernandez à Valence sont restées sans lendemain. Le départ de l'état-major communiste, le 6 mars, prouve que le P.C. s'est, incliné et qu'il juge maintenant, lui aussi, la défaite inévitable. Togliatti, Checaet Claudin, de la J.S.U., restés en Espagne après le 6, sont arrêtés, puis libérés sur l'ordre du général Hernandez Sarabia. Ils ne semblent pas avoir eu d'autre mission que celle d'assurer l'évacuation des cadres; un groupe d'une cinquantaine de militants décolle le 25 mars d'un petit aérodrome, près de Carthagène [9].

L'échec des négociations pour une paix honorable

Cette « guerre civile » avait eu au moins un résultat, celui de compromettre définitivement la réalisation de l'objectif commun aux deux partis: les amis de Negrín ont pu faire remarquer en effet que la Junte Casado n'avait fait que reprendre la politique du président, moins les chances de la réaliser, puisqu'elle avait renoncé au chantage à la prolongation des combats. Les partisans de Casado rétorqueront que c'est le soulèvement communiste qui a porté un coup mortel aux minces possibilités de résistance. Quoi qu'il en soit, c'est un fait que celle-ci n'est plus possible.

En tout cas, les luttes intestines réglées, la Junte a les mains libres pour négocier. Elle propose de le faire sur les bases suivantes :

  1. Affirmation de l'intégrité et de la souveraineté nationales.
  2. Respect de tous les combattants dont les motifs étaient « sincères » et « honorables».
  3. Garantie qu'il n'y aura pas de représailles en dehors des jugements réguliers et que les délits politiques seront distingués de ceux de droit commun.
  4. Respect de la vie et de la liberté des militaires des milices et des commissaires n'ayant commis aucun acte criminel. 
  5. Respect de la vie, de la liberté et de la carrière des militaires professionnels.
  6. Mêmes garanties pour les fonctionnaires.
  7. Délai de grâce de vingt-cinq jours pour quiconque veut quitter l'Espagne librement.
  8. Pas de soldats italiens ou marocains dans l'ancienne zone républicaine.

Sans doute, ce sont là des prétentions exorbitantes dans les circonstances où elles sont formulées. La partie la plus solide du document est la demande de garantie pour les militaires et les fonctionnaires: il s'agit de sceller ainsi, au-dessus des combats, la réconciliation entre adversaires d'une même classe. Mais, sur l'ensemble, la Junte ne peut qu'aller de désillusion en désillusion. Elle veut des négociations : Franco veut une capitulation. Elle veut un traité: Franco ne veut rien signer. Et c'est un premier affront: le plénipotentiaire de Franco est un officier « républicain» de l'armée du Centre, un subordonné de Casado (qui pense un Instant à le faire fusiller), le colonel Cendaños ; il connaît, avant que Casado ne le lui remette, le texte du mémorandum ... Deuxième affront, Franco refuse de négocier avec Casado et Matallana; il n'envisage que la reddition et exige pour traiter des officiers de grade moins élevé. Casado s'incline et désigne deux officiers d'état-major, le commandant Leopoldo Ortega et le lieutenant-colonel Antonio Garijo, attaché à Miaja depuis de nombreuses années (mais que Franco récompensera plus tard « pour services rendus » à la cause nationale). Le 23 mars: les deux plénipotentiaires sont à Burgos. Leurs propositions ne sont même pas examinées. Franco veut que l'aviation se rende le 25, et tout le reste de l'armée le 27. Ses représentants, les colonels Ungria directeur de la Sureté, et Vittoria, font oralement quelques promesses: application du code de justice, pas de représailles « politiques », possibilité pour certains de s'expatrier.

Les réactions de la Junte sont violentes : Carrillo dit que les républicains ne peuvent rien accepter s'il n'y a aucun texte écrit. Bestelro riposte: « Je ne suis pas venu ici pour continuer la guerre. » Et Carrillo: « Ni moi pour trahir ».

Le 25, Ortega et Garijo, de nouveau à Burgos, espèrent convaincre leurs interlocuteurs que la Junte ne peut aller plus loin. Mais un ordre de Franco interrompt les négociations : l'aviation ne s'est pas rendue comme il l'a demandé. La Junte est aux abois; certains anarchistes veulent résister; les militaires y sont opposés. Casado croit pouvoir évacuer Madrid en trois jours. Le 26, la Junte annonce à Franco que l'aviation se rendra le 27 et demande de fixer la date de la capitulation. La réponse de Franco, laconique, n'admet pas de réplique : les troupes nationalistes vont attaquer; les troupes républicaines devront arborer « le drapeau blanc », effectuer une « reddition spontanée », en suivant autant que possible « les instructions données » par les envoyés nationalistes les soldats groupés en brigades après avoir abandonné leurs armes ...

Pour ce genre de capitulation, il n'est pas besoin de gouvernement. La Junte d'ailleurs n'en est plus un. L'État républicain s'est dissous : il ne s'est trouvé aucun fonctionnaire de police pour obéir à l'ordre d'arrêter à Madrid le phalangiste Valdès, libéré début mars. Dans les heures qui viennent, les conseillers n'ont plus qu'à essayer de réaliser l'évacuation au plus vite et le plus complètement possible. « Notre préoccupation », déclare la Junte dans la nuit du 26 au 27, est « l'évacuation des citoyens de la zone républicaine qui doivent s'expatrier. » Les gouverneurs sont invités à remettre des sauf-conduits à tous les citoyens menacés. La Junte demande des bateaux à l'étranger, spécialement à Londres et à Paris.

Mais la décomposition est trop avancée pour que cette ultime opération puisse être menée à bien. Les bateaux retenus par Negrín ne viennent pas, sous prétexte qu'on n'a pas payé d'avance, et la Midatlantic remet son contrat à Burgos. Londres et Paris ne font rien. Alors que 45 000 personnes sont entassées à Alicante, un seul bateau français en partira, avec 40 passagers.

Il n'y a plus ni armée, ni autorité. Du 27 au 30 mars, c'est la course éperdue vers la mer de tous ceux, qui, restés jusqu'au dernier moment, tentent d'échapper à l'ennemi.

La Junte tient sa dernière réunion le 27 au soir : tout est fini. Carrillo et d'autres conseillers partent pour Valence dans la nuit. Casado, qui voulait diriger l'évacuation de Madrid pendant les jours suivants, les y précède finalement en avion. Des bandes de jeunes gens arborent les insignes nationalistes et scandent dans les rues le nom de Franco. Ce qui reste d'autorité en Espagne républicaine s'emploie à assurer la transmission pacifique des pouvoirs: ainsi à Valence, où les conseillers traitent avec un représentant de la cinquième colonne. Casado annonce cet accord à la radio pour essayer d'obtenir le calme. Le 29 au soir, le général Miaja a quitté l'Espagne. Casado et ce qui reste de conseillers autour de lui prennent place, après de longues discussions, sur le Galatea, bateau de guerre anglais. Les nationalistes n'ont pas cherché à les en empêcher. Mais ils arrêtent Besteiro, resté à Madrid, et Sanchez Requena, à Valence. Ici ou là, quelques centaines de combattants se font tuer ou se donnent la mort. Des centaines de milliers ont abandonné le front, mais le plus grand nombre est finalement pris. La domination de Franco s'étend à toute l'Espagne. La guerre civile est terminée.

Notes

[1] Le raisonnement de Negrin et Alvarez del Vayo semble justifié a posteriori par l'éclatement, en septembre 39, de la deuxième guerre mondiale. En février, pourtant, il n'est étayé que sur de fragiles hypothèses. Même en cas de guerre, rien ne prouve que les pays occidentaux pourraient ou même voudraient apporter une aide réelle à la République. D'ailleurs, les dirigeants espagnols tablent sur le fait que l'U.R.S.S. se trouverait dans le camp « démocratique » : le pacte germano-soviétique aurait ruiné ces espérances. La conjoncture internationale dont Negrin et Del Vayo attendaient le salut ne s'est réalisée qu'en 1942. Pour suivre Del Vayo, il faudrait admettre que la République aurait pu tenir ou que les communistes espagnols, à la différence de tous les autres, auraient, de 39 à 42, accepté, sans tenir compte du Pacte, de se ranger dans le camp des « démocraties » …

[2] Casado, The last days of Madrid.

[3] « Negrin termina en disant qu'il avait échoué dans ses efforts pour la paix et que, par conséquent, il n'y avait rien d'autre A faire que résister .. Il ne lui vint pas à l'idée de nous dire qu'avant échoué, il avait décidé de démissionner pour qu'on puisse former un gouvernement capable de réaliser ce qu'il n'avait pu faire. » (The last days of Madrid, p. 119.)

[4] Dès le 16 février, à Madrid, s'est tenue une réunion du comité de liaison consacré à l'affaire Mera, à qui ses camarades reprochent de se lier avec Casado, de risquer une « action précipitée » ou un « faux-pas » (Peirats, op. cit. T. III p. 358).

[5] Dominguez, Los vencedores de Negrin.

[6] Alvarez del Vayo, La guerra empezo .. , p. 307.

[7] Celui-ci venait de se révéler, A son tour, partisan de la négociation.

[8] Eduardo Barcelo Llacuri, officier de carrière, a fait partie du noyau d'officiers sortis des cabinets ministériels qui ont travaillé en août 36 au ministère de la Guerre. Commandant des troupes devant l'Alcazar, Il est ensuite un des chefs du 5° régiment. Les communistes ne sont pas les seuls à le présenter comme un honnête homme. Peirats rappelle cependant, que, commandant de la 14° brigade. I1 fut accusé par le commandant de la division de l'assassinat de deux de ses soldats. Inculpé pour ces faits et incarcéré à Barcelone, il aurait été libéré sur l'intervention de Cordon.

[9] Castro et Hernandez semblent avoir combattu à l'époque l'attitude de capitulation de leur direction et notamment la fuite de la Pasionaria. La discussion sur ce point ne fut jamais abordée à Moscou : ils avaient le soutien de José Diaz, mais la Pasionaria avait celui de Staline. Les uns et les autres attestent que les communistes s'attendaient au coup de Casado et s'y étaient préparés. D'après Hernandez, Togliatti pensait que le soulèvement serait étouffé en une demi-heure. Dieguez, selon Vanni, dit que les communistes auraient pu écraser la Junte et affirme que l'ordre de liquidation définitif a été apporté le 12 mars par Rita Montagnana, femme de Togliatti. Quoi qu'il en soit, il semble que l'U.R.S.S. n'avait pas intérêt à voir se prolonger une bataille perdue qui gênait son rapprochement déjà ébauché avec l'Allemagne, et que le P.C., partisan en réalité de l'arrêt de la guerre, a eu l'habileté d'utiliser, sans la susciter, la réaction spontanée des communistes madrilènes; il est permis toutefois de penser que la direction du Parti se préoccupait en même temps de ne pas « risquer la perte » de dirigeants - comme l'écrit pudiquement Ferrara, le biographe de Togliatti.

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