1963

Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks.

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Le parti bolchévique

P. Broué

XVI: Le parti de la bureaucratie

La bureaucratie

Les procès de Moscou n'ont été, pendant vingt années, qu'une lucarne entrouverte sur la réalité de l'U.R.S.S., un petit aspect de la gigantesque épuration du parti et de l'Etat qui a profondément secoué l'U.R.S.S. entre 1936 et 1938. D'autres fenêtres se sont ouvertes depuis lors, en particulier lors du XXII° congrès, quand les dirigeants du parti ont révélé cette épuration pour en faire porter la responsabilité à ceux qui étaient eh 1936-38 les fidèles lieutenants de Staline et sont devenus, après sa mort le « groupe anti-parti » .

Chélépine, président du comité de la sécurité d'Etat, raconte: « Dans cette période, des lois pénales d'exception furent adoptées. Elles permettaient de discréditer et d'exterminer des dirigeants honnêtes, dévoués au parti et au peuple. Nombre d'organismes extra-judiciaires parurent. Il a été établi que la proposition de les créer fut élaborée par Kaganovitch en personne. [ ... ] Molotov, Kaganovitch et Malenkov [ ... ] décidaient d'un trait de plume du sort de beaucoup d'hommes. [ ... ] Il a été établi, documents à l'appui, que Kaganovitch, sans attendre la fin des débats judiciaires et sur des affaires diverses, rédigeait lui-même les projets de sentences et y apportait arbitrairement les changements qui l'arrangeaient. [...] Ces hommes [ ... ] doivent être hantés de cauchemars, il doit leur sembler entendre les sanglots et les malédictions des mères, des femmes et des enfants, des camarades innocents morts » [1]. Spiridonov, secrétaire du parti à Léningrad : « Durant quatre ans, une vague continue de mesures de répression déferla sur des hommes honnêtes qui n'avaient rien fait de déshonorant. Souvent, l'affectation à un travail responsable équivalait à un pas vers le bord du gouffre. Beaucoup furent exterminés sans jugement ni instruction, sur la foi d'accusations fabriquées à la hâte. Etaient victimes de la répression non seulement les travailleurs eux-mêmes, mais aussi leurs familles, jusqu'aux enfants absolument innocents, dont la vie était ainsi fêlée dès le début » [2]. Et la vieille militante Lazourkina, membre du parti depuis 1902 : « Le grand mal causé par Staline n'était pas seulement dans le fait que, beaucoup de nos meilleurs ont péri, que l'arbitraire régnait, que des innocents étaient jetés en prison. [ ... ] La peur régnait. On se calomniait les uns les autres, on n'avait pas confiance, on allait jusqu'à se calomnier soi-même. On nous frappait pour nous faire calomnier. On nous donnaient les listes, on nous forçait à les signer, on nous promettait de nous relâcher, on nous menaçait : si vous ne signez pas, nous vous tuerons » [3]. Chvernik, enfin, leur compagnon d'armes, cite à propos de Malenkov, Kaganovitch et Molotov des faits précis, confirmant les accusations lancées par l'opposition de gauche : « Chaque déplacement de Malenkov s'accompagnait de l'arrestation des secrétaires de comités régionaux du parti et d'un grand nombre d'autres dirigeants. [ ... ] Kaganovitch, [ ... ] par le chantage et la provocation, obtenait l'arrestation de nombreux militants. [ ... ] Après sa nomination comme commissaire du peuple aux voies de communication, des arrestations en masse commencèrent dans les transports ferroviaires. [ ... ]. Furent arrêtés sans aucun motif plausible suppléants de Kaganovitch, presque tous les chefs de ligne, chefs de sections politiques et autres dirigeants des transports. Actuellement ils ont été réhabilités, beaucoup d'entre eux à titre posthume. [ ... ] C'est sous le pouvoir de Molotov que fut introduite la méthode illégale de la condamnation des gens d'après les listes. [ ... ] Il disposait de son propre chef du sort des personnes arrêtées » [4].

Margarete Buber-Neumann - qui sera plus tard arrêtée par la Guépéou et déportée en Sibérie, avant d'être livrée à la Gestapo et déportée cette fois à Neuengamme - raconte l'histoire qui faisait fureur à Moscou, en 1938, tandis que la guerre prenait en Espagne un tour critique : « Teruel est pris ! - Sa femme aussi ? ». L'ampleur de l'épuration, le nombre des arrestations et des exécutions n'ont jamais été officiellement révélés. Alexandre Weissberg parle de sept millions de personnes arrêtées. Dallin et Nicolaievski estiment que de sept à douze millions de soviétiques ont été condamnés aux travaux forcés. Ces estimations, invérifiables, ne semblent pas invraisemblables, dans la mesure où les successeurs de Staline ont accumulé les précautions pour dissimuler le chiffre exact des arrestations arbitraires qu'ils dénonçaient. Sur ce nombre, combien d'exécutions? Au XX° congrès, Khrouchtchev parle de 7 679 réhabilitations, la plupart à titre posthume, attribue à Béria la responsabilité de plusieurs dizaines de milliers d'exécutions et dit que Staline approuva personnellement 383 listes de personnes a exécuter par la N.K.V.D., sans jugement, comprenant « plusieurs milliers de noms ». Pijade, le dirigeant yougoslave, a parlé de trois millions de victimes. Les interventions au XXII° congrès de Chvenik, Chélépine, Spiridonov et autres suggèrent en effet des chiffres élevés, des centaines de milliers, au moins plutôt que des milliers : c'est bien d'un bain de sang qu'il s'est agi. Le voile se lèvera-il un jour prochain, à la suite, par exemple, de la réalisation du projet de monument élevé à la mémoire des victimes de Staline dont on a parlé beaucoup après le XXII° congrès ? Nous devons en tout cas constater le luxe de précautions dont on entoure aujourd'hui encore les réhabilitations, et la discrétion avec laquelle on lève les contraintes qui pesaient depuis plus de vingt-cinq ans sur les familles, et notamment les enfants survivants des victimes.

L'extermination des bolcheviks.

Cependant, si les dimensions de la purge restent aujourd'hui encore du domaine des hypothèses, il n'en est plus de même de sa signification. La grande purge a frappé d'abord et avant tout la vieille garde des bolcheviks, les survivants du parti de Lénine, ceux qui reparaissent aujourd'hui, les uns après les autres dans les notices biographiques à la fin des Å“uvres de Lénine avec la mention. « Tomba victime des calomnies des ennemis. »

L'établissement d'une liste complète des militants et dirigeants bolcheviques, cadres de la révolution et de l'Etat soviétique du temps de Lénine, exécutés pendant la grande terreur est une tâche irréalisable aujourd'hui. Une simple énumération, pourtant, s'impose, en soi déjà terriblement significative. Les plus connus des vieux-bolcheviks, Zinoviev, Kamenev, Boukharine, ont disparu, exécutés après leurs procès : ils étaient, avec Staline et Trotsky, les survivants du bureau politique du temps de Lénine. Nous avons vu que les condamnés des grands procès étaient parmi les hommes les plus représentatifs de la vieille garde bolchevique : Bakaiev dirigeait la Tcheka, Racovski Ivan Smirnov, Sérébriakov, Piatakov étaient membres du comité central pendant la guerre civile et tous les hommes cités par le testament de Lénine, sauf Staline et Trotsky ont été exécutés, comme traîtres. En ce qui concerne les hommes qui ont disparu en prison, Jugés « à huis-clos » ou abattus sans procès, nous nous contenterons d'énumérer les noms des principaux bolcheviks cités au cours de ce travail les ex-« trotskystes » Smilga, Préobrajenski, Beloborodov, Sapronov, V. Kossior, V. Ivanov, Sosnovski, Kotzioubinski, les ex-« zinovievistes » Kaïourov, Safarov, Vardine, Zaloutski, Koukline, Vouyovitch, les anciens de lopposition ouvrière Chliapnikov et Medvedev, les anciens « droitiers » Ouglanov, Rioutine, Slepkov, Schmidt, Maretski, Eichenwald, les anciens opposants à des dates diverses, Riazanov, Milioutine, Lomov, Krylenko, Téodorovitch, Syrtsov, Lominadzé, Chatskine, Tchapline: au même titre que des hommes qui, depuis le début, avaient été les « compagnons d'armes », de Staline, les S. Kossior, Roudzoutak, Postychev, Tchoubar, Eikhe, Solts, Gamrnik, Ounschlicht, Mejlauk, Goussev, les survivants de l'époque pré-bolchevique Steklov et Nevski, l'ancien président de la Société des vieux-bolcheviks. Avec eux disparaissent les membres de leurs familles : le deuxième fils de Trotsky, Serge Sédov, pourtant apolitique, ses deux gendres, anciens de la guerre civile, Man-Nevelson et Platon Volkov, sa première femme Alexandra Bronstein, les femmes de Kamenev, Toukhatchevski, leurs sÅ“urs, la fille de Boukharine, la femme de Solntsev, la femme et l'enfant de Joffé.

Les militants disparaissent par pans entiers : ainsi, d'un seul coup, tous les communistes russes, techniciens ou diplomates ayant joué un rôle en Espagne, Antonov-Ovseenko comme Rosenberg, le général Berzine et Stachevskl comme Michel Koltsov, l'envoyé spécial de la Pravda. Presque tous les communistes étrangers réfugiés à Moscou sont frappés. Ainsi disparaîtront les Allemands Heinz Neumann, Remmele, Fritz Heckert, vétéran spartakiste, le spécialiste des questions militaires Kiepenberger, et d'autres noms connus, toute la vieille garde du parti communiste polonais, Warski, l'ami de Rosa Luxembourg, Wera Kostrzewa, déjà citée, Lenski et Bronski, combattants de la révolution russe, les Hongrois dont la liste s'allonge aujourd'hui à la fin des Å“uvres rééditées de Béla Kun: et d'abord Béla Kun lui-même. Dans son rapport au comité central de la ligue des communistes de Yougoslavie, le 19 avril 1959, Tito parlera de « plus de cent communistes authentiques [ ... ] qui trouvèrent la mort dans les prisons et les camps de Staline » : encore, seul survivant ou presque d'une purge qui l'amena à succéder, à la tête du parti communiste yougoslave à Gorkitch, exécuté sans procès, dose-t-il soigneusement ses réhabilitations, taisant jusqu'au nom de Voya Vouyovitch, dans la liste des militants exécutés.

Une analyse par secteurs de l'activité soviétique de l‘origine politique des victimes de la purge fait apparaître clairement, non seulement que les cadres d'origine révolutionnaire ont été exterminés, mais encore que la majorité des « ralliés » a survécu à la purge et en a bénéficié. Parmi les économistes, Boukharine, Smilga, Préobrajenski, Bazarov ont été liquidés : l'ancien menchevik Stroumiline, collaborateur du gouvernement tsariste pendant la guerre, devient le théoricien officiel. Les diplomates d'origine révolutionnaire, Krestinski, Iouréniev, Karakhane, Antonov-Ovseenko, Kotzioubinski, sont exécutés : les anciens mencheviks. Maiski, Troianovski, l'ancien bourgeois démocrate Potemkine, tous ralliés tardivement, survivent et progressent dans la hiérarchie. Tous les premier. Tchékistes fameux Lettons Peters, Latsis, Peterson, les premiers collaborateus de Dzerjinski, Agranov, Pauker, Kedrov, Messing, Trilisser, sont exécutés avec l'avènement d'Ejov, mais Zakovski, rallié après la guerre civile, survit et dirige les interrogatoires. Sosnovski est abattu, lui qui était la conscience de la Pravda révolutionnaire, et c'est Zaslawski, l'un de ceux qui lançaient contre Lénine l'accusation d'être un « agent allemand », qui dirige la chronique judiciaire de la Pravda et y injurie ses adversaires de toujours, comme le fait au même moment André Vychinski dont la carrière a été parallèle à la sienne. Dans l'armée rouge, dont nombre de chefs de la première heure, tous vieux-bolcheviks et oppositionnels, les Mouralov, Mratchkovski avaient été frappés les premiers, ce sont encore les vieux militants qui fournissent le gros des victimes : Mouklévitch était bolchevik depuis 1906, Dybenko depuis 1910, Primakov et Putna depuis 1914, Eideman, Kork, Iakir depuis 1917 et Toukhatchevski depuis son retour en Russie, en 1918. Ceux qui survivent, à l'exception du petit groupe de Tsaritsine; les Vorochilov, Boudienny, Timochenko, liés depuis toujours à Staline, sont d'anciens officiers tsaristes, comme Chapochnikov qui n'a adhéré au parti qu'en 1929, Govorov qui n'y adhèrera qu'en 1942.

La comparaison des listes d'exécutés avec celle des organismes dirigeants est édifiante : plus de la majorité absolue des membres du comité central de 1917 à 1923, les trois secrétaires du parti entre 1919 et 1921, la majorité du bureau politique entre 1919 et 1924. Il faut renoncer à poursuivre la comparaison, faute de renseignements entre 1924 et 1934. Mais sur les 139 titulaires ou suppléants élus au comité central au congrès de 1934, 10 au moins étaient déjà emprisonnés au printemps de 1937, 98 furent arrêtés et exécutés en 37-38, dont 90 environ entre le deuxième et le troisième procès de Moscou. Seuls 22 membres, soit moins d'un sixième, se retrouveront dans le comité central désigné en 1939 : la grande majorité des manquants ont été exécutés.

Dans ces conditions, le parti a subi un choc terrible et une profonde transformation : on peut estimer à 850 000 le nombre total des exclus, soit environ 36 % de l'effectif total. Cette fois l'appareil a été frappé, et sévèrement. Brzezenski a soigneusement étudié les nominations, révélatrices de la profondeur de l'épuration, de responsables nouveaux. Il estime que sur les 100 à 150 000 cadres subalternes ceux que Staline appelait les « sous-officiers » -, 50 à 65 % ont été remplacés en 1937, de 30 à 40 % en 1938, soit entre 70 et 75 % pour les deux années. Les « officiers  » - de 30 à 40 000, selon Staline -, les secrétaires des villes-districts, les chefs de sections des comités de district sont renouvelés à 80 % environ. Quant au « haut commandement » - les 3 à 4 000 responsables nationaux ou régionaux -, c'est lui qui est le plus touché, comme le montre le massacre de la majorité des membres du comité central et la disparition, entre 1937 et 1938, de tous les secrétaires régionaux, sauf deux. L'examen de la carrière des épurés montre bien que, c'est la génération révolutionnaire qui a été systématiquement frappée. Sur 55 membres titulaires du comité central éliminés entre 1936 et 1939, Brzezinski note que 47 étalent d'authentiques vieux-bolcheviks, entrés au parti avant 1917, 7 autres ayant adhéré avant 1920 et un seul après la fin de la guerre civile. Le même phénomène se révèle quand on étudie l'ancienneté de parti des délégués au XVII° congrès en 1934 et au XVIII° en 1938. Au XVII° congrès, 2,6 % des délégués étaient des adhérents d'après 1929 ; mais ils constituent 43 % de ceux du XVIII° congrès; 75 % des délégués de 1934 étaient des vétérans de la guerre civile : ces derniers ne sont plus que 8,1 % des délégués de 1939. Sur un total de 1966 délégués en 1934 - 60 % d'origine ouvrière - 1108 ont été arrêtes entre les deux congrès pour « crimes contre-révolutionnaires » [5].

Après la mort de Staline, Khrouchtchev invoquera pour expliquer la grande épuration, la personnalité du secrétaire général, sa « manie de la persécution », son caractère de plus en plus « capricieux, irritable et brutal », et l'influence de Béria, utilisant ces « faiblesses » et le poussant à « soutenir par toutes les méthodes possibles la glorification de sa propre personne » . Vingt ans auparavant, Trotsky avait donné, quant à lui, une analyse plus satisfaisante que cette explication psychologique : « Les milieux dirigeants éliminent quiconque leur appelle le passé révolutionnaire, les principes du socialisme, la liberté, l'égalité, la fraternité, les tâches pendantes de la révolution mondiale. La férocité des répressions atteste la haine de la caste privilégiée pour les révolutIonnaires. En ce sens, l'épuration augmente l'homogénéité des milieux dirigeants et semble bien affermir le pouvoir de Staline » [6]. Les cadres nouvellement promus à la place des anciens bolcheviks ont, en effet, été formés dans le moule uniforme du parti stalinien.

Une nouvelle promotion.

Un rapport au XVIII° congrès révèle qu'en 1938 31 % des membres des comités locaux, 41 % des membres de comités de districts, 60 % des membres des comités régionaux sont élus pour la première fois. Sur 333 secrétaires du parti des Républiques et des régions, 80,5 % ont adhéré au parti après la mort de Lénine, 91 % ont moins de quarante ans et n'ont pas vécu 1917 ni la guerre civile en militants communistes. Sur les 10 902 secrétaires des comités de district et locaux, 92 % ont moins de quarante ans, 93,5 % ont adhéré après 1924. Staline déclare avec satisfaction que, pendant les trais années de purge, 500 000 « jeunes bolcheviks  » ont été promus à des postes responsables [7]. En fait, le parti a été entièrement renouvelé par cette effusion de sang, suivie d'une transfusion. La génération révolutionnaire a été exterminée.

La nouvelle génération est tout autre. Nous savons déjà que l'adhésion au parti n'avait plus le même sens en 1924 qu'elle avait eu avant et aussitôt après 1917. Au XVIII° congrès, le nouveau chef de l'administration politique de l'armée, Léan Mekhlis, ancien secrétaire de Staline, chante sa victoire, celle de l'arrivisme et de la servilité de la nouvelle promotion des cadres, révèle avec un tranquille cynisme l'appel du régime aux instincts les plus égoïstes d'ascension individuelle, et célèbre ainsi la défaite de son prédécesseur Gamarnik, et de sa « clique  » des commissaires de l'époque la guerre civile : « Ils nommèrent aux postes les plus importants des ennemis du peuple, incompétents dégénérés jusqu'à la moelle, qui avaient vendu leur âme aux agents des services étrangers. Ils opprimaient les meilleurs commissaires et travailleurs politiques, les personnes capables et habiles qui étaient loyales au parti de Lénine et de Staline, les maintenant à des rangs inférieurs et à des postes relativement peu importants. Maintenant, sous la direction du comité central du parti et des camarades Staline et Vorochilov, ont été nommés des milliers de merveilleux bolcheviks, élèves du léninisme-stalinisme. [ ... ] C'est une Å“uvre d'amour pour eux que de répandre parmi les masses les paroles de Lénine et de Staline  » [8].

De fait, il y des places à prendre dans l'appareil du partI, dans celui des soviets, dans l'administration économique, l'armée, la N.K.V.D. Pratiquement tous les diplomates russes à l'étrange ont été épurés. Entre 1937 et 1938, sept vice-commissaires a la défense trois maréchaux 13 sur 15 des chefs d'armée, 30 sur 58 des commandants de corps, 110 des 195 commandants de division, de 15 à 20 000 officiers sont révoqués et arrêtés [9]. Au XVIII° congrès, Kaganovitch dit que « les années 1936-1937 virent de grands renouvellements dans les cadres dirigeants des industries lourdes, particulièrement celles des carburants et des chemins de fer » [10]. On plaça des milliers de nouveaux venus : sur 70 000 spécialistes employés sous le contrôle du commissaire du peuple a l'Industrie des carburants 54 000 n'ont terminé leurs études qu'après 1929. Ce sont des « cadres qui se conforment à toutes les directives du parti, du comité central, du pouvoir soviétique et à toutes les directives du camarade Staline  » [11].

Pour comprendre ce que représentaient les nouveaux venus, leur état d'esprit, Il importe de se référer aux conditions de l'épuration telles qu'elles nous apparaissent à travers la presse dans la campagne de vigilance qui la précède, l'explique et la provoque, et dont les archives de Smolensk nous donnent une image précise. Les réunions se passent en dénonciations réciproques, la N.K.V.D. est débordée. On dénonce aussi bien pour régler de vieux comptes, libérer un emploi que l'on convoite, créer les conditions de son propre avancement, autant que pour n'être pas suspecté de tiédeur ou de libéralisme dans la lutte contre les saboteurs, les terroristes et les espions. L'hystérie délatrice atteindra de tels sommets qu'une résolution du comité central citera, dans la Pravda du 19 janvier 1938, l'exemple du secrétaire régional de Kiev - épuré depuis - qui tenait pour suspect tout communiste n'ayant jamais fait de dénonciation.

Les hommes qui « montent  » dans ces conditions sont d'un autre type que les bureaucrates de la première époque stalinienne, rigides et brutaux, mais « peuple  » d'allure. Un universitaire anglo-saxon, résumant sur ce point les observations de « personnes déplacées  », dit que le nouvel administrateurs soviétique est « le fanatique intrigant et froid, passé maître dans l'art de la dialectique récoltée dans les académies du communisme, un « parfait monsieur  » qui ne fait que singer ce qui avait été autrefois la vraie inspiration révolutionnaire  » [12]. Les techniciens et spécialistes se recrutent dans les couches les mieux instruites et sont pour 50,4 % en 1940 recrutés dans des familles qui, avant 1917, n'étaient ni ouvrières, ni paysannes. Plus de 70 % des recrues du parti, après 1938, sont membres de la nouvelle intelligentsia : ils occupent désormais une place de plus en plus grande dans les cadres. En 1934, le congrès comptait 21,1 % de délégués ayant une instruction supérieure ou secondaire, les proportions correspondantes dans le parti étant respectivement de 4,4 et 15,7. Plus de 54 % des délégués du XVIII° congrès ont reçu une instruction supérieure au secondaire et on peut déduire de l'absence de toute statistique sur la composition sociale du congrès de 1939 que la proportion parmi les délégués d'ouvriers et de paysans travaillant dans la production n'a cessé de décroître [13].

Cet afflux de sang frais dans l'appareil ne modifie en rien sa nature, ni la composition du noyau dirigeant, les hommes de l'entourage immédiat de Staline, qui tiennent les leviers de commande. Ce groupe des survivants des purges dont Merle Fainsod suggère « qu'il n'est peut-être pas fantastique de supposer  » qu'il est aussi celui des « exécuteurs en chef  » [14] résulte d'une longue sélection. Après les disparitions successives de Kirov, Kouibychev, Ordjonikidzé, il reste tout de même, de la vieille génération stalinienne, les hommes de la première heure, les fidèles de la lutte contre l'opposition, Molotov, Kaganovitch, Kalinine, Mikoyan, Andreiev, Chvernik. Au lendemain des grands procès et de la purge, ils sont rejoints au sommet de l'appareil par les chefs de file d'une nouvelle génération, des hommes dont l'ascension a commencé, au plus tôt, dans la lutte contre l'opposition de 1923, les Jdanov, Béria, Malenkov, Khrouchtcnev, Boulganine, Mekhlis, Voznessenski, que l'on retrouve aussi bien dans le secrétariat du comité central qu'au conseil des commissaires du peuple, au bureau politique ou au bureau d'organisation, et dont la carrière illustre l'emprise des permanents sur tous les secteurs de la vie du pays.

Béria, né en 1899, est entré au parti en 1917. Tchékiste en 1921, il sert dans la Guépéou jusqu'en 1931 et devient à cette date secrétaire régional. Quand Ejov, sacrifié à la haine générale, disparaît en 1938 - dans un asile d'aliénés, dit-on -, il le remplace à la tête de la N.K.V.D. et devient suppléant du bureau politique. Boulganine, lui, a adhéré à vingt-deux ans, en 1917, et a été d'abord tchékiste. Il fait ensuite une carrière d'administrateur d'industrie, de 1922 à 1938, où il devient président de la Banque d'Etat à la place d'un vieux-bolchevik fusillé. Il entre en 1939 au comité central et au conseil des commissaires. Jdanov a fait toute sa carrière dans l'appareil du parti : en 1939, il est membre du bureau politique, du bureau d'organisation, et toujours secrétaire à Léningrad, où il a succédé à Kirov. Khrouchtchev est entré à vingt-deux ans dans le parti, en 1918. Etudiant à l'université ouvrière de Kharkov, il s'est distingué contre l'opposition en 1923 et semble avoir été dans ses débuts dans l'appareil un protégé de Kaganovitch. Nommé au poste-clé de premier secrétaire de Moscou à la veille des grands procès, il a été envoyé comme premier secrétaire en Ukraine, en janvier 1938, lors de la révocation de Kossior, au moment de la destruction de tous les cadres ukrainiens du parti et des jeunesses. Malenkov n'est au premier plan que depuis 1934, mais il a déjà derrière lui une carrière bien remplie, tout entière au cÅ“ur de l'appareil. Membre du secrétariat personnel de Staline, il a été un des responsables de la section organisation et instruction et, à partir de 1934, chef du directoire des cadres au secrétariat du comité central. En 1939, il est secrétaire du comité central et membre du bureau d'organisation : il semble bien qu'il ait partagé avec Ejov, mais dans l'ombre, la direction de la répression contre les vieux-bolcheviks. Mekhlis est aussi un ancien secrétaire de Staline : il est membre du bureau d'organisation et chef des services politiques de l'armée. Voznessenski a adhéré au parti à seize ans, en 1922. D'abord apparatchik, puis technicien de l'industrie, il a été professeur, puis directeur en 1931 de l'Institut des professeurs rouges. Président de la commission du plan à Léningrad, lié à Jdanov, il est commissaire du peuple et président du Gosplan en 1939.

Aucun de ces hommes tout-puissants n'est pourtant plus qu'un simple rouage de l'appareil, une créature soumise et dévouée à celui qui a fait sa carrière, le protège et le menace, qu'ils servent et qu'ils craignent : le « chef génial » les a faits et peut les défaire. Postychev était l'un d'eux et - si l'on en croit Khrouchtchev - il a payé de sa vie l'insolence d'une réponse et une tentative d'opposition [15]. Deux autres d'entre eux - Boulganine l'a dit et Khrouchtchev raconté - admettent dans une conversation privée qu'ils ne savent pas, quand ils entrent chez Staline, s'ils en sortiront pour rentrer chez eux ou pour être conduits en prison [16]. La crainte qu'ils inspirent est à la mesure de celle qu'ils éprouvent. Du haut en bas de la pyramide bureaucratique coule une cascade de peur et de haine. De bas en haut monte un flot d'adulation, de louanges et de prières : « Staline, notre espoir, Staline, notre attente, Staline, diacre de l'humanité progressiste, Staline, notre drapeau, Staline, notre volonté, Staline, notre victoire » proclame, place Rouge, après la condamnation de Piatakov, le premier secrétaire de Moscou, Nikita Khrouchtchev, qui fustige les « avortons infâmes » aux « mains meurtrières » [17]. Presque vingt ans après, devenu le tout-puissant premier secrétaire, le même homme confessera publiquement que lui et ses semblables devaient craindre pour leur vie si, par malheur, Staline leur trouvait le « regard fuyant  » [18]. Comparés aux hommes de fer qui avaient constitue la petite phalange révolutionnaire au temps de Lénine, par rapport à leur puissance et a leur autorité d'administrateurs incontrôlés, les lieutenants de Staline peuvent paraître, à bien des égards, insignifiants et pusillanimes. Mais c'est probablement pour cette raison même qu'ils vivent et commandent toujours et chantent très haut les louanges de celui qui peut a son gré disposer de leur vie, - quittes à l'accabler après sa mort.

La bureaucratie.

Cette contradiction est celle de la société russe depuis quinze ans. D'une part, les formes économiques sont les plus progressives qu'il soit, les plus propices au développement des forces productives, au progrès des sciences et ses techniques de fa culture en général, et c'est seulement grâce à elles que le pays arriéré a fait le bond prodigieux qui le transforme en un pays moderne. De l'autre l'état d'arriération de l'économie et de la société en 1917, l'isolement de la révolution, ont eu raison des formes politiques, progressives elles aussi, des soviets et engendré, avec la bureaucratie et l'appareil du parti monolithique et centralisé, la forme politique la plus rétrograde qui soit, le premier obstacle et la véritable cause du « sabotage » que dénoncent sans cesse les dirigeants et qui ne reflète que l'impasse où conduit la volonté de diriger une économie moderne par en haut, sans la moindre participation et sans représentation autonome des masses intéressées a la production. L'article 126 de la constitution « stalinienne » de 1936 reconnaît expressément le rôle « constitutionnel » du parti unique et déclare : « Les citoyens les plus conscients et les plus actifs de la classe ouvrière et des autres couches de travailleurs s'unissent dans le parti communiste de l'U.R.S.S., qui est l'avant-garde des travailleurs dans leur lutte pour l'affermissement et le développement du régime socialiste et qui représente le noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs tant sociales que d'Etat.  »

Or, plus que jamais, en 1939 et dans les années qui suivent, le parti n'a de signification qu'à travers son appareil, cerveau et colonne vertébrale, noyau dirigeant de « travailleurs responsables ». En 1934 encore, Kaganovitch avait rappelé au XVII° congrès l'obligation pour les membres du parti d'avoir reçu une formation politique, de connaître le programme et la constitution du partI. Les statuts sont révisés en 1939 et divisent les membres du parti en deux catégories, ceux qui « acceptent » et ceux qui « connaissent » le programme du parti, ceux qui sont dirigés et ceux qui dirigent, ceux que Staline appelle les « couches dirigeantes du parti  », que l'on peut à cette date évaluer à 133 000 permanents environ, soit un pour dix-sept adhérents, alors que ce rapport, en 1925, était, selon Molotov, de un pour quarante. Ce sont ces permanents de l'appareil central qui fournissent un peu moins de la moitié des membres du comité central, dont, en outre, un tiers est formé de dirigeants du parti ou du gouvernement dans les Républiques, et un cinquième de cadres supérieurs de l'armée et de la police. Le système des nomenklatura donne à chaque responsable, du niveau du rayon à celui de la région, le droit de nomination à plusieurs milliers d'emplois. Le secrétariat a plus que jamais une autorité sans partage sur les nominations aux leviers de commande; la circulaire de mars 1937 sur la liberté de discussion des candidatures et le rétablissement du vote secret n'a eu, en pleine purge sanglante, qu'une portée dérisoire et d'ailleurs éphémère, puisqu'elle a été abolie en mars 1938.

Au XVIII° congrès, Staline déclare : « Notre tâche aujourd'hui est de concentrer le travail de sélection des cadres, du haut en bas, entre les mains d'un organisme unique » [19]. C'est ce qui est réalisé avec le directoire des cadres, chargé de la sélection, de la mutation et de la promotion des cadres dans toutes les branches d'activité, et qui sera dirigé par :Malenkov. A ses côtés, le directoire de l'agitation-propagande, l'agit-prop, confié à Jdanov, a la haute main sur tous les moyens d'information et de culture, la presse, la radio, l'édition et fera de son chef le maître à penser des savants, des philosophes, des écrivains et des artistes. Des anciens départements subsistent celui des écoles, celui de l'agriculture et le toujours discret « département spécial » de Poskrebychev. Le département d'organisation et d'instruction, rétabli, est chargé de l'inspection et du contrôle du fonctionnement des organisations locales.

L'appareil est ainsi formé de couches concentriques. Autour de Staline, il y a les 14 membres du bureau politique, puis les 71 membres du comité central, et surtout les 3 à 500 fonctionnaires supérieurs du secrétariat du comité central, puis les 333 sectaires des Républiques et des territoires et leur état-major, les 10 902 secrétaires d'organisations inférieures, les cadres de la pyramide qui étend son rôle dirigeant à tous les secteurs de la vie du pays par des hommes qu'elle nomme, contrôle, dirige, récompense ou punit et qui, à leur tour, dirigent la masse informe les membres ordinaires et des sans-parti. ..

Il est devenu difficile, en 1939, d'évaluer les dimensions de la couche sociale qu'on appelle « bureaucratie  », du fait du caractère de plus en plus imprécis des statistiques officielles révélatrices de certaines tendances sociales dans la mesure même où elles cherchent à les dissimuler. Les indications sont à rechercher surtout dans la rubrique de ce que les documents officiels appellent depuis 1934, la « nouvelle intelligentsia soviétique  », phénomène original, sans précédent dans l'histoire, selon les théoriciens du régime. Les bases de la division en catégories sociales ne sont que rarement expliquées, et il est impossible, par exemple, de savoir dans quelle catégorie sont rangés les innombrables contrôleurs des normes ou du plans, qui peuvent évidemment être classés comme employés ou salariés parmi les travailleurs de l'industrie.

En 1939 Molotov chiffre l'intelligentsia à 9 500 000 personnes, parmi lesquels 1 750 000 directeurs et autres chefs d'entreprise d'institutions, de départements d'usine, de sovkhozes et de kolkhozes. Les techniciens, ingénieurs et autres y représentent 1 060 000 individus, cinq fois plus qu'en 1926 où ils étaient 225 000 [20]. Cette augmentation énorme est le résultat de l'industrialisation : elle est nettement supérieure à celle des docteurs, des professeurs, des étudiants. Le fait le plus frappant est la croissance de la catégorie « autres groupes » : ceux qui ne sont ni professeurs ni médecins, ni travailleurs scientifiques, ni travailleurs culturels, ni comptables, ni juges, ni étudiants, en d'autres termes, très vraisemblablement, les apparatchiki divers et les cadres de l'armée et de la police sont passés, pendant la même période, de 375 000 à 1 550 000 individus. D'autres chiffres permettent de saisir le caractère bureaucratique de cette intelligentsia : 86 % des cadres techniques ayant une formation secondaire sont employés dans les « services », 12 % seulement dans l'industrie et 2 % dans l'agriculture. Parmi ceux qui ont une instruction secondaire, 81 % sont dans les « services », 18 % dans l'industrie, 1 % dans l'agriculture [21]. Le courant qui entraîne la formation d'une énorme couche de fonctionnaires et de techniciens employés dans des bureaux au détriment de leur affectation dans la production ne cesse pas, malgré tous les efforts officiels. Le mot d'ordre de « réduction de la machine » se révèle inefficace. En août 1940, un ordre du comité central des syndicats révèle que l'usine d'autos de Moscou a 931 employés de syndicats rétribués, celle de Gorki 648 ; le seul syndicat des employés du commissariat au commerce a 2 807 permanents en 1938 ; après réorganisation, les six syndicats qui le remplacent en auront 3 546. Le syndicat des mineurs a, en 1940, 742 fonctionnaires permanents, contre 444 en 1938 [22].

Or c'est un fait significatif qu'à partir de 1938 les portes du parti s'ouvrent largement, surtout devant les représentants de cette nouvelle bureaucratie administrative ou économique, d'une intelligentsia où se retrouvent une majorité d'hommes dont la famille appartenait à l'intelligentsia prérévolutionnaire et dont la formation individuelle s'est faite sous la férule stalinienne. Aucun chiffre n'est donné pour l'ensemble de l'U.R.S.S. Nous savons pourtant qu'en 1941, dans la province de Tchéliabinsk, le parti a admis dans ses rangs 903 ouvriers, 399 kolkhoziens et 3 515 « employés », tandis qu'il occupe comme stagiaires 660 ouvriers, 298 kolkhozIens et 2 025 « employés ». Merle Fainsod dit : « Après l'élimination des vieux-bolcheviks dans la grande purge de 1936-38, le parti fut de nouveau rempli et revigoré par l'admission de cadres plus jeunes, de bureaucrates, ingénieurs, directeurs d'usine, présidents de kolkhozes, contremaîtres et stakhanovIstes. Dans ce processus, un pas considérable fut effectué, au moins au niveau du personnel, vers une fusion du parti et de l'administration » [23]. Le parti communiste de l'U.R.S.S. n'est plus un parti ouvrier mais un parti d'administrateurs et de chefs. L'accent mis sur le recrutement de membres de la nouvelle intelligentsia fait reculer le souci de recrutement dans la classe ouvrière, qui fournit dès lors au parti surtout ses propres cadres et son aristocratie, chefs d'atelier, contremaîtres, stakhanovistes. Dès le début des années 30, les statistiques officielles du parti cessent d'indiquer l'activité professionnelle réelle de ses membres. Quelques indications partielles sont pourtant révélatrices : en 1934, déjà, sur 700 000 ouvriers travaillant dans 85 des plus grandes entreprises, 94 000 seulement, soit moins de 14 %, étaient membres du parti. En 1937, l'organisation du parti compte 1 076 membres sur 10 000 ouvriers d'une entreprise métallurgique de Léningrad. Comme 170 d'entre eux ont fait des études supérieures et 277 des études secondaires, on peut en conclure légitimement que la proportion de membres du parti parmi les ouvriers travaillant effectivement dans les ateliers ne dépasse pas 6 à 7 % [24].

La différenciation croissante.

Les statistiques soviétiques sont, nous l'avons déjà dit, aussi intéressantes par ce qu'elles cachent que par ce qu'elles montrent. C'est ainsi qu'il aura fallu attendre de 1934 à 1957 pour apprendre que le salaire d'un secrétaire d'organisation de base du parti est de 1 400 roubles mensuels, soit environ le double du salaire moyen d'un ouvrier d'usine. De la même façon, on assiste à la disparition, dans les statistiques, de catégories sociales dont l'existence et l'augmentation numérique sont hautement significatives. Avant 1917, on dénombrait 1 500 000 domestiques dans l'empire des tsars. Ce nombre, proche de zéro dans les années post-révolutionnaires, passe à 150 000 en 1923-24, 339 000 en 1927. Le premier plan quinquennal en prévoit 398 000 pour 1928 et 406 000 pour 1932. Mais les domestiques disparaissent des statistiques au moment où, en réalité, les appétits de la nouvelle oligarchie semblent les avoir considérablement multipliés.

L'éventail de salaires est en effet extraordinairement ouvert, non seulement entre la masse des travailleurs et le groupe des bureaucrates, mais aussi à l'intérieur de ce groupe. Le phénomène n'est pas nouveau, il ne cesse pourtant de s'accentuer, les cadres recevant des avantages supplémentaires sous forme de pensions et de primes, de droits d'héritages spéciaux, d'exemption de la progression dans l'impôt sur le revenu, d'indemnités compensatrices, d'allocations diverses. S'y ajoutent des paiements en nature, tels que droit à des logements plus spacieux, accès à des magasins spéciaux, à des tarifs moindres pour des marchandises de qualité supérieure, droit à des transports spéciaux, depuis l'autocar des fonctionnaires jusqu'à la voiture avec chauffeur qui reste à la disposition du « maître », sans compter le privilège énorme que constitue l'utilisation en priorité des maisons de repos en Crimée ou dans le Caucase. Une estimation de ce type d'avantages pour le calcul de revenu effectif d'un bureaucrate, rédacteur en chef d'un journal hongrois, a abouti à un chiffre impressionnant, trente-cinq fois supérieur au salaire du fonctionnaire subalterne; elle donne certainement un ordre de grandeur convenable.

Il serait, certes, erroné, de considérer que la majorité des bureaucrates connaissent en 1939 un niveau de vie comparable simplement à celui de l'ouvrier spécialisé américain. Pourtant, leur groupe social se différencie nettement de l'ensemble des autres. David Dallin écrit : « La distinction [du fonctionnaire] et de l'homme « ordinaire » a atteint un point dont on ne peut se faire une idée. L'origine bourgeoise, intellectuelle de certains, le snobisme des autres parvenus issus de paysans et d'ouvriers -, la lassitude de plusieurs années de privation, d'appauvrissement imposé, suivies au milieu des années 30 par l'encouragement du gouvernement à « vivre joyeusement » ; tout cela a provoqué le développement de formes hiérarchiques connues seulement de la société féodale du Moyen Age. Ne pas coudoyer « le peuple », avoir de bons vêtements et de beaux meubles, posséder un phonographe et un poste de T.S.F., circuler dans des tramways « doux » à l'usage exclusif des fonctionnaires, passer ses vacances dans des « maisons de repos  » différentes des lieux fréquentés par les ouvriers, manger dans des restaurants réservés, [ ... ] tout cela concourt à leur donner un sens de supériorité  » [25]. C'est au même furieux désir d'arrivisme et de consolidation des privilèges que répond la multiplication des grades et des titres - plus de deux cents pour les fonctionnaires civils -, des décorations et des médailles : le régime crée les hommes à son image. Les nouveaux notables constituent une élite dont l'ascension se manifeste obligatoirement par des signes extérieurs : la « réussite  » personnelle est le principal stimulant de la production et de la discipline, sa recherche le moteur du progrès.

La réaction organisée.

La littérature soviétique n'a donné que depuis quelques années les exemples concrets de la mentalité bourgeoise qui prévaut ouvertement dans les rangs de la bureaucratie. Critiqué pour avoir mis l'accent sur les « seuls aspects négatifs », Doudintsev n'en a pas moins crûment révélé l'arrogance seigneuriale des nouveaux riches : pour loger seule dans une pièce, à l'hôpital, la femme d'un directeur, on déménage dans les couloirs les lits d'une dizaine de malades. La résurgence des tendances typiquement bourgeoises se traduit dans la loi, à partir de 1935, notamment parce que Klaus Mehnert, qui s'en réjouit, appelle la « contre-révolution familiale » [26]. Le divorce est rendu plus difficile par des taxes, 50 roubles pour le premier, 150 pour le deuxième, 300 pour le troisième. Il est mal considéré dans les milieux du parti. L'avortement est interdit en 1936 - alors qu'il était autorisé depuis 1917 - et puni de peines de prison. Mais les peines frappent plus souvent les femmes des classes de travailleurs que celles des classes privilégiées. Dans le culte de la famille qui réapparaît, les dirigeants voient la renaissance de rapports sociaux stables ; les privilégiés y trouvent un ordre nécessaire à leurs yeux, sans que leur liberté personnelle, fondée sur des moyens financiers étendus, en soit réellement atteinte.

Le rétablissement, en 1940, des droits d'inscription et de la rétribution scolaire a partir de la huitième année, c'est-à-dire pour tout l'enseIgnement supérieur et une partie du secondaire, a la même signification : la mesure ne gêne pas les familles privilégiées, mais elle interdit les études à nombre d'enfants appartenant à des couches sociales inférieures. Klaus Mehnert écrit : « Cela fut ressenti par le peuple comme une mesure permettant aux nouvelles couches supérieures de réserver l'accès à l'enseignement supérieur a leurs propres enfants » [27]. Cette mesure exprime clairement une tendance de la caste bureaucratique à se fermer et à se perpétuer, - autrement dit, son aspiration a devenir une classe.

Après l'ère des grandes purges, la réaction est particulièrement marquée dans la législation du travail. Les syndicats sont, d'abord, profondément épurés. Selon le secrétaire du conseil central pan-russe des syndicats, Moskatov l'influence des « ennemis du socialisme et de la classe ouvrière, les mencheviks, les traîtres trotskystes et boukhariniens » avaient réussi » à isoler des masses [...] les organismes syndicaux dirigeants  »; 90 % des membres des comites centraux, 55 % des présidents et 85 % des secrétaires sont, cette année-là, élus pour la première fois [28].

Les nouveaux « dirigeants » n'opposeront, bien entendu, pas la moindre résistance aux mesures introduites à la fin de la grande purge : le 20 décembre 1938 le livret de travail devient obligatoire; il est fourni par l'entreprise qui en a la garde tant qu'elle emploie le travailleur [29]. Le 28 décembre, de nouveaux décrets rognent sur ce qui subsistait du code de travail; le préavis de congé donné par l'ouvrier est porté d'une semaine à un mois. Même s'il est respecté, le travailleur qui a dénoncé son contrat perd tout droit à l'assurance maladie et aux congés de maternité jusqu'à ce qu'il ait passé six mois consécutifs dans un nouvel emploi. Des punitions, avertissement blâme transfert, licenciement doivent obligatoirement sanctionner les retards, départs prématurés, flâneries au travail. Quatre sanctions, en deux mois entraînent le licenciement sans préavis, l'expulsion du logement, la perte du droit à toute allocation [30]. Une circulaire du 8 janvier 1939 précise que tout retard supérieur à vingt minutes doit être assimilé à une « absence injustifiée  » [31]. L'intention du législateur de faire appliquer dans toute sa rigueur la réglementation nouvelle apparaît dans une information de la Pravda du 26 janvier annonçant la condamnation à huit mois de prison d'un chef d'atelier convaincu de n'avoir pas congédié sans préavis des ouvriers coupables d'absence injustifiée. L'angoisse du licenciement devient une menace permanente. En même temps, la lutte contre la « fluidité de la main-d'Å“uvre » est menée par la réorganisation du système de la sécurité sociale : l'allocation maladie-égale au salaire n'est accordée qu'aux ouvriers syndiqués qui sont depuis six ans dans la même entreprise. Ceux qui y sont depuis trois, quatre ou cinq ans ont droit à 80 % ceux qui y sont depuis deux et trois ans, a 60 %, depuis moins de deux ans à seulement 50 % du salaire [32].

Les mesures du 26 juin 1940, officiellement « réclamées » par les syndicats, iront plus loin encore : la journée de sept heures - pendant six jours -, jamais appliquée en fait depuis son adoption « politique » en 1927, est supprimée et remplacée par la journée de huit heures pendant sept jours. Il est interdit aux ouvriers et employés de quitter leur emploi de leur fait, et l'infraction est punie de peines de deux à quatre mois de prison. L'absence injustifiée - dont nous connaissons la définition extensive est désormais passible de six mois de « travail correctif » dans l'entreprise, plus une amende se montant à 2,5 % du salaire [33]. Un règlement approuvé par le conseil des commissaires du peuple le 18 janvier 1941 assimilera à des absences injustifiées le refus de travailler un jour férié et celui d'effectuer des heures supplémentaires, même illégalement demandées par la direction [34] .

Les syndicats épurés eux-mêmes auront quelque peine à accepter ces mesures et la Pravda accusera certains responsables d'avoir cherché à protéger les resquilleurs; 128 000 fonctionnaires des syndicats sur 203 821 seront révoqués. Au même moment, le 2 octobre 1940, une ordonnance du présidium du soviet suprême organise la « formation professionnelle obligatoire » pour les jeunes gens de quatorze à dix-sept ans, ceux de quatorze et de quinze ans étant soumis à deux années d'enseignement professionnel, ceux de seize et dix-sept ans à six mois de formation accélérée, tous étant, en outre, astreints à quatre années de travail salarié sous le contrôle d'une direction nouvelle, celle des réserves de main-d'Å“uvre d'Etat. Les élèves du secondaire et du supérieur - où la gratuité de l'enseignement vient d'être supprimée - sont seuls dispensés de la formation professionnelle et des quatre années de service civil [35].

Commentant ces mesures dans la Pravda du 30 octobre 1940, le vieux Kalinine écrit : « La lutte de classe se déroule dans une direction différente. La lutte pour la plus haute productivité du travail, telle est aujourd'hui l'un des principaux fronts de la lutte des classes. » La jeune classe ouvrière russe - la moitié de ses vingt millions d'ouvriers d'usine, des transports, du bâtiment a, à cette date, moins de trente ans - se trouve enserrée dans un carcan plus terrible que celui qu'aucun Etat capitaliste ait jamais pu construire, qui l'enferme dès l'enfance et ne cesse de faire peser sur chacun la menace de l'arrestation et de la condamnation. Les comptes rendus des tribunaux donnent mieux que toutes les analyses une image fidèle des nouveaux rapports sociaux: en septembre 1940, le chef du département politique de la ligne de chemin de fer de Gorki, Vorobiev, et son complice Romanov, chef du service « passagers », sont traduits en justice, accusés d'avoir « toléré » en deux mois 1 572 cas de violations de discipline et 145 « départs volontaires » . Vorobiev a en outre, utilisé à son service personnel une employée de chemins de fer comme cuisinier et un secrétaire comme valet de chambre. La Pravda du 24 septembre, qui en rend compte, révèle que toutes les autorités politiques et administratives connaissaient l'activité de Vorobiev, que du reste ses subordonnés imitaient. L'accusé Romanov confesse : « Je me suis conduit comme un poltron devant Vorobiev. Je ne voulais pas de complications. » Vorobiev est condamné à deux ans de prison, Romanov à un an de travail forcé - dans son emploi - et une amende de 20 % de son salaire. Aucun des responsables qui connaissaient les actes reprochés à Vorobiev ni de ceux qui l'imitaient n'a été frappé.

Les ouvriers coupables de « petit vol », quelques morceaux de sucre, des galettes, des cadenas, de scandale dans la rue, ivresse dans un autobus, « propos que l'on ne peut reproduire en public », sont condamnés à un an de prison, et les Izvestzia du 27, août rapportent la condamnation à trois ans de prison d'un ouvrier qui a fait scandale dans la clinique où on lui refusait le certificat médical qu'il demandait pour éviter la condamnation pour « absence injustifiée ». La lutte de classe continue bel et bien entre les ouvriers et la bureaucratie : les lois draconiennes et les proscriptions répétées n'en sont que l'expression.

La fin de l'« antifascisme ».

Depuis le 23 août 1939, un nouveau tournant a été pris: Staline a signé avec l'Allemagne de Hitler le pacte de non-agression connu sous le nom de « pacte Hitler-Staline » qui donne le signal du début de la deuxième guerre mondiale. L'histoire n'en a pas été faite, si l'on veut bien admettre que réquisitoires et, apologies n'ont rien à voir avec l'histoire. Sans doute l'historien a venir saura-t-il montrer la difficile partie de poker à trois qu'ont jouée dans les deux années précédentes, le bloc franco-anglais, l'axe Rome-Berlin et l'U.R.S.S. L'accord de Munich indiquait incontestablement que les démocraties occidentales étaient prêtes à d'importantes concessions, jusques et y compris le renoncement a leurs engagements diplomatiques antérieurs, pour éviter le choc. La guerre d'Espagne avait aussi montré les limites de leur « antifascisme », dominé par leur sentiment de classe. La diplomatie de Staline avait toujours recherché l'alliance allemande, y compris après 1933, dans l'espoir de maintenir l'U.R.S.S. en dehors de la guerre qui se préparait. Il semble bien n'avoir jamais entièrement renoncé à des efforts en ce sens, même au temps de l'antifascisme le plus claironnant, dans la première année de la guerre d'Espagne. A partir de 1937, les indices ne manquent pas de ce que Staline songe, de façon de plus en plus précise, au rapprochement avec Hitler : il est vraisemblable, ainsi qu'on l'a soutenu, que, par certains aspects, la condamnation de Radek comme celle de Toukhatchevski aient été destinées à couvrir les traces de négociations engagées avec son aval. En 1938, il devient clair que la politique « antifasciste » a été abandonnée en Espagne : les témoins, là aussi, sont supprimés. Au procès Boukharine, certains des accusés sont présentés comme agents de l'Angleterre tandis que d'autres le sont, comme au deuxième, de l'Allemagne, ce qui ménage toutes les possibilités d'alliance non encore réalisées.

Ce qui intéresse, en l'occurrence l'histoire du parti, est que le pacte germano-soviétique, pacte de non-agression, assorti d'un partage de l'Europe orientale en zones, d'influences, a entraîné un tournant radical dans le domaine de la propagande et de l'idéologie, le parti jetant par-dessus bord sans explication toutes les affirmations de la période antérieure sur la lutte pour la paix conçue comme un statu quo et la lutte contre le fascisme sous toutes ses formes. Etudiant à l'université de Moscou, Wolfgang Leonhard a laissé un tableau très vivant du tournant opéré en 1939 dans l'enseignement [36] : la victoire d'Alexandre Nevski sur les chevaliers teutoniques, en 1242, au lac Peïpous, cesse d'être un événement capital de l'histoire russe et ne mérite même plus une citation. En revanche, un accent particulier est mis sur la politique extérieure de Pierre le Grand et son soutien à la formation de l'Etat prussien en 1701. Les journaux « émigrés » allemands, les romans d'antifascistes disparaissent de la bibliothèque de littérature étrangère. Dès le 23 août au soir sont retirés des cinémas et des théâtres les films et les pièces « antifascistes  ». Le mot « fasciste » lui-même disparaît totalement des colonnes de la presse, qui va traiter sur un ton « objectif  » du déclenchement de la guerre entre « impérialistes » après le I° septembre 1939. L' « alliance  » ira encore plus loin : après l'exécution par la N.K.V.D. de la majorité des dirigeants communistes allemands émigrés en U.R.S.S., Hugo Eberlein, qui avait été délégué au premier congrès de l'Internationale, Hans Kiepenberger, ancien responsable de l'organisation militaire, Pfeiffer, ancien secrétaire du parti à Berlin, Susskind, rédacteur en chef du quotidien de Chemnitz, Hermann Remmele, Heinz Neumann, Fritz Heckert, lui aussi vétéran de la ligue Spartacus, un groupe de militants communistes allemands, dont la veuve de Neumann, Margarete Buber, jusque-là détenus en U.R.S.S., en seront expulsés, c'est-à-dire remis par la N.K.V.D. à la Gestapo, qui les enverra dans les camps d'extermination.

Le même mépris d'une opinion brisée depuis la grande purge se traduit dans la présentation des événements de Finlande. La Finlande, soutenue discrètement par les Occidentaux, refuse le traité d'assistance mutuelle et les rectifications de frontière que réclame l'U.R.S.S., forte des accords secrets avec l'Allemagne. Le 29 novembre, l'armée russe attaque : dès la chute de la première cité finnoise, un gouvernement populaire est installé à grands renforts de propagande sous la présidence du vieux communiste Kuusinen. Quand, après quatre mois de durs combats - un cuisant échec pour l'armée rouge -, la paix est signée avec la Finlande le 12 mars 1940, aucune mention n'est faite dans le communiqué officiel du gouvernement Kuusinen, dont quelques jours plus tard on annoncera, comme incidemment, la dissolution.

La mise au pas, à la suite de la répression, a été efficace : on ne discute pas plus en U.R.S.S. les perspectives mondiales que l'alliance avec ceux qui étaient hier les ennemis du genre humain, ou l'abandon du gouvernement de la «  république-sÅ“ur », au moment où l'on « soviétise » les pays baltes. La nouvelle législation du travail fait peser la menace de la prison ou du travail forcé sur tous les travailleurs : les accusés sont si nombreux que le présidium autorise les tribunaux à siéger sans assesseurs.

C'est le moment où, au Mexique, un agent de la N.K.V.D. infiltré dans son entourage parvient à assassiner Trotsky. Quoiqu'aucune preuve matérielle - ni aucun aveu - ne soient venus confirmer cette interprétation, le crime est signé. Staline ne s'est résigné à exiler Trotsky en 1929 que faute de mieux et parce qu'à cette date il ne pouvait le supprimer comme il allait faire supprimer Blumkine. A travers les grands procès, c'est lui qu'il vise, pas seulement politiquement et moralement, mais très concrètement, en essayant d'arracher son extradition. En 1931, il avait réussi à placer parmi les dirigeants de l'opposition internationale deux de ses agents, les frères Sobolevicius, des Lettons connus sous les pseudonymes de Sénine et Roman Well. Démasqués en 1932, exclus de l'opposition de gauche, les deux hommes continueront dans d'autres secteurs leurs activités d'agents secrets : ils seront finalement arrêtés aux Etats-Unis après guerre et sont plus connus aujourd'hui sous leurs noms américains de Jack Soble et Robert Soblen. Staline parvient à les remplacer en plaçant auprès de Léon Sédov un autre de ses agents. Marc Zborowski, né en Pologne en 1908, émigré en France en 1928, qui, sous le nom d'Etienne, sera l'un des dirigeants de la IV° Internationale fondée en 1938. C'est grâce à lui qu'ont été organisés le cambriolage des archives de Trotsky à Paris, le meurtre d'Ignace Reiss et celui de Léon Sédov lui-même en février 1938 [a]. C'est vraisemblablement Trotsky lui-même que les agents de Staline visaient quand ils assassinèrent ses secrétaires Erwin Wolf et Rudolf Klement. Au Mexique, un premier attentat a été organisé par le peintre David Alfaro Siqueiros, le 24 mai 1940 ; Trotsky n'est pas atteint mais on retrouvera le cadavre d'un de ses gardes du corps, enlevé par les tueurs, le trotskyste américain Robert Sheldon Harte. C'est finalement le 20 août 1940 que l'homme qui s'est fait passer pour un sympathisant, sous le nom de Jacson, lui plante son piolet dans le crâne au moment où il s'inclinait pour lire le manuscrit qu'il lui tendait. Arrêté et condamné, cet homme, qui n'a jamais avoué son identité véritable - il s'agit vraisemblablement d'un Espagnol, Ramon Mercader del Rio - a été libéré après dix-huit ans et a immédiatement rejoint Prague, avouant ainsi tacitement ses attaches politiques .

La Pravda annonce le 24 août 1940 la mort de « l'espion international et assassin Trotsky ». Ainsi est éliminé celui dont la pensée et l'action constituaient le seul lien vivant avec le bolchevisme et la génération révolutionnaire de 1917, le témoin le combattant pour la disparition duquel Staline et ses lieutenants avalent fait tant de sacrifices prouvant à quel point, malgré leurs affirmations de victoire, ils le redoutaient encore. Un Autrichien réfugié à Moscou dit à Wolfgang Leonhard que des ouvriers de son usine apprenant en même temps que cette mort l'organisation d'une fête populaire dans le palais de la Culture, y voient une réjouissance publique voulue par les dirigeants [37]. Les souvenirs de l'époque révolutionnaire, les idées du bolchevisme d'Octobre vivent encore dans la conscience de quelques individualités dispersées qui se taisent ou qui, comme ces Jeunes communistes de Moscou « prenant au sérieux les doctrines de Marx et de Lénine » tentent d'organiser une opposition parce qu'ils sont hostiles « à la toute-puissance de la N.K.V.D. » et à la « purge des vieux-bolcheviks » . De mains en mains sûres circulent les textes qu'ils ont rédigés, l'« ode révolutionnaire à la liberté », les « voyages de Gulliver au pays où les murs ont des oreilles » [38]. Ceux-là pensent comme Lénine en 1911 « Il arrive qu'une minuscule étincelle puisse couver pendant des années ; la petite bourgeoisie alors la déclare Inexistante, liquidée, morte, etc. En fait, elle survit, repousse l'esprit d'abandon et de reniement se manifeste de nouveau après une longue période » [39]. En 1940, pourtant, et pour reprendre le titre du roman de Victor Serge, « Il est minuit dans le siècle » : l'extermination de la génération révolutionnaire de 1917 se conclut avec l'assassinat de Trotsky. C'est une Union soviétique entièrement stalinisée qui entre, avec l'agression allemande, le 21 juin 1941, dans la deuxième guerre mondiale : les derniers survivants de l'opposition seront presque tous abattus dans les camps ou utilisés au front dans des missions de sacrifice.


Notes

[a] On peut se reporter, pour les aveux, de Zborowski au compte rendu de l'audience du Subcommittee to investigate the administration of internal Security Act of the Committee of the judiciary United States Senate, LXXXIV° congrès, 2° session, 29 février et 2 mars 1956. D'après l'hebdomadaire trotskyste anglais Newsletter du 27 octobre 1962, Zborowski, condamné à la prison à la suite de ces aveux, aurait purgé sa peine et serait aujourd'hui professeur d'anthropologie à Harvard. La mansué­tude des autorités américaines à son égard s'expliquerait s'il était établi, comme le pense la rédaction de ce journal, que c'était Zborowski qui avait dénoncé à la police les activités de Jack Soble et de Robert Soblen.

[1] XXII° congrès, op. cit., p. 291-293.

[2] Ibidem, p. 358.

[3] Ibidem, p. 363.

[4] Ibidem, pp. 431-432.

Margarete BUBER-NEUMANN, Déportée en Sibérie.

[5] BRZEZINSKI, La purge permanente, p. 99-104.

[6] TROTSKY, Les crimes de Staline, p. 374.

[7] The land of socialism to-day and to-morrow, pp. 207-212.

[8] Cité par BRZEZINSKI, op. cit., p. 205.

[9] Ibidem, p. 105.

[10] Ibidem, pp. 90-91.

[11] Ibidem, p. 91.

[12] DICKS, Human Relations, p. 131.

[13] SCHAPIRO, C.P.S.U., pp. 437-438.

[14] FAINSOD, How Russia, p. 522.

[15] KHROUCHTCHEV, A.S.C., p. 82.

[16] Ibidem.

[17] Pravda, 31 janvier 37.

[18] KHROUCHTCHEV, A.S.C., p. 40.

[19] The land of socialism, pp. 204-205.

[20] LABEDZ, « The soviet intelligentsia », Dædalus, été 60, p.509.

[21] Ibidem, pp. 509-514.

[22] D. DALLIN, La vraie Russie des soviets, p. 65.

[23] FAINSOD, How Russia, p. 227.

[24] Ibidem, p. 228.

[25] D. DALLIN. op. cit., pp. 81-82.

[26] MEHNEHT. op. cit., pp. 43-61.

[27] Ibidem, p. 117.

[28] Cité par John G. WRIGHT, « The crisis in the soviet union », Fourth International, juillet 41, p. 18.

[29] SCHWARZ, op. cit., pp. 136-137.

[30] Ibidem, p. 138.

[31] Ibidem, p. 139.

[32] Ibidem.

[33] Ibidem, pp. 142-144.

[34] Ibidem, p. 146.

[35] Ibidem, pp. 106-107.

[36] LEONHARD, Child of the Revolution, pp. 73-74.

[37] Ibidem, p. 95.

[38] Ibidem, pp. 82-83.

[39] LÉNINE, dans Prolétaire, 22 avril 1911, cité par Leites et Bernaut, Ritual of Liquidation, p. 52.


Archives P. Broué Archives IV° Internationale
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin