1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914. "


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

Présentation


III: Les gauches dans la social-démocratie allemande

Avant 1914, personne, dans la social-démocratie, n'oserait soutenir, quelles que soient ses éventuelles critiques à l'égard de la direction, que celle-ci a abandonné ses positions de classe et les perspectives de son programme maximum.  Il est pourtant indéniable que se constitue, sur la gauche, un bloc radical, encore confus mais qui exprime la réalité d'un malaise généralisé.

Les critiques sur ce plan sont particulièrement nombreuses et vives au cours du congrès de 1913. Un délégué est venu à la tribune affirmer que beaucoup d'ouvriers pensaient, dans les usines, que les dirigeants « étaient devenus trop proches des idéaux bourgeois » [1]. Un autre y a affirmé :

« A travers la consolidation de l'organisation, la centralisation ( ... ), les camarades pris individuellement n'ont plus de vues d'ensemble, et de plus en plus, c'est le permanent, le secrétaire, qui est le seul à pouvoir contrôler l'ensemble du mécanisme. » [2]

Au cours des dernières années qui précèdent la guerre, se multiplient d'ailleurs les signes de la division profonde entre dirigeants et « dirigés », et de la détérioration constante de leurs rapports. En 1910, en pleine discussion sur la réforme électorale en Prusse, Vorwärts et Die Neue Zeit ont refusé de publier des articles de Rosa Luxemburg en faveur de la grève de masses, créant ainsi un précédent de taille dans la voie de l'établissement d'une censure aux mains de la direction [3]. En 1912, à l'occasion d'une réorganisation de la rédaction de Die Neue Zeit, Kautsky a réussi à enlever au vieux radical Franz Mehring la rédaction de l'éditorial de la revue théorique [4]. En 1913 enfin, c'est avec de très médiocres arguments, et surtout par une application rétroactive sans précédent dans la pratique de la social-démocratie allemande, que l'exécutif a fait  exclure Karl Radek, l'un de ses critiques les plus virulents [5].

Dans le même temps d'ailleurs, l'opposition de ceux que l'on appelle alors les « radicaux de gauche » (Linksradikalen)  tend  à abandonner les formes loyales dans lesquelles elle s'était jusque-là confinée. Lors du débat sur la réforme des institutions du parti, en 1912, Ledebour et ses amis radicaux députés ont organisé une véritable fraction de gauche ; ce n'est pas sans raison que l'exécutif les accuse d'avoir violé la discipline [6]. A la veille de la guerre, on assiste également à un véritable regroupement des éléments radicaux de gauche au sein des organisations qu'ils tiennent pour leurs bastions, et le patron radical de Stuttgart, Westmeyer, fait venir le radical Artur Crispien pour lui confier la direction de la Schwäbische Tageblatt [7]. Enfin, au mois de décembre 1913, paraît le premier numéro d'un bulletin évidemment destiné à regrouper les éléments résolument opposants de la gauche, la  Sozialdemokratische Korrespondenz qu'éditent Julian Marchlewski, Franz Mehring et Rosa Luxemburg.

Des personnalités brillantes, mais marginales.

L'histoire a essentiellement retenu deux noms, ceux de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, que leur combat commun pendant la guerre et leur mort tragique au cours de la même nuit de janvier 1919 allaient lier pour l'éternité. Mais ils sont en réalité seulement deux des plus importantes figures d'un courant qui s'est peu à peu détaché de l'entourage de journalistes et théoriciens groupés autour de Kautsky, au cours de la «bernsteiniade », dans la bataille contre le révisionnisme.

Karl Liebknecht [8], dont certains feront plus tard l'incarnation du bolchevisme allemand, est un enfant du sérail, le fils de Wilhelm Liebknecht, qui fut l'un des fondateurs du parti. Avocat, militant organisateur des Jeunesses, il s'identifie à la lutte antimilitariste dont il s'est fait le champion, notamment lors du congrès d'Iéna en 1905, et dont il a développé la nécessité et les principes dans son célèbre rapport sur Militarisme et anti-militarisme présenté au premier congrès des jeunesses, à Mannheim en 1906 [9]. Les poursuites que lui ont values sa publication, sa condamnation à dix-huit mois de prison, ont fait de lui le symbole du combat des socialistes contre l'armée et la bête noire des nationalistes. Dans le parti, il a défendu, contre l'exécutif, l'indépendance des organisations de jeunesse et, de façon générale, l'appel à la jeunesse pour la lutte révolutionnaire. Il est également le protecteur et le défenseur de tous les émigrés socialistes d'Europe de l'Est réfugiés en Allemagne. Trotsky, qui l'a connu pendant ces années, écrit de lui :

« Nature impulsive, passionnée, pleine d'abnégation, il possédait l'initiative politique, le sens des masses et des situations, une hardiesse incomparable dans l'initiative. » [10]

Mais ces qualités-là n'ont guère de prestige dans la social-démocratie d'avant guerre. Porte-drapeau plus que dirigeant, agitateur plus que théoricien, Liebknecht n'a pas encore connu de situation à la dimension de son envergure, et  il  n'est  pas un homme d'appareil. Les fonctionnaires et les parlementaires - ceux qui, désormais, façonnent ce qu'on peut appeler « l'opinion publique » du parti - le traitent avec la condescendance que mérite à leurs yeux son comportement d'enfant terrible au nom vénéré [11].

Franz Mehring [12], dans les années 1910, est au centre des premières rencontres hebdomadaires des gauches de Berlin [13]. Né en 1846, cet historien de la littérature, critique de grande réputation, a d'abord été démocrate, et n'est devenu social-démocrate qu'au temps des lois d'exception. Longtemps rédacteur en chef du Leipziger Volkszeitung et éditorialiste de Die Neue Zeit, il a rompu avec Kautsky à partir de 1910 pour se rapprocher de Rosa Luxemburg. Sans doute le plus lucide de tous les critiques de gauche [14], son âge et sa formation intellectuelle lui interdisent pourtant d'être un véritable dirigeant de tendance ou de fraction.

C'est un itinéraire semblable qu'a suivi une autre figure de proue de la social-démocratie et de son aile radicale, elle aussi devenue social-démocrate au temps des persécutions. Clara Zetkin [15], née en 1857, a vécu plusieurs années dans l'émigration en France, où elle a connu la plupart des dirigeants socialistes européens. Elle dirige l'organisation des femmes socialistes dont elle édite l'organe, Die Gleichheit. Liée à Rosa Luxemburg par une profonde amitié, elle est, comme Mehring, une de ces figures prestigieuses qui restent fidèles à la tradition radicale et révolutionnaire.

Pourtant, ces personnalités, généralement estimées, et dont le nom au moins est largement connu dans les masses en dehors des milieux du parti proprement dit, ne peuvent constituer les pôles de regroupement d'une opposition. Celle-ci va se rassembler en fait essentiellement autour de militants d'origine étrangère.

Un astronome hollandais de réputation mondiale, Anton Pannekoek, joue un rôle important dans le parti social-démocrate allemand. Appelé en 1906 à enseigner à l'école centrale du parti à Berlin, il a dû y renoncer sous la menace d'une expulsion, mais s'est fixé dans le pays, notamment à Brême, pendant plusieurs années, et a contribué à y former une génération de militants révolutionnaires [16]. En 1909, il a écrit Les Divergences tactiques au sein du mouvement ouvrier, dans lesquelles il souligne l'hétérogénéité du prolétariat, l'influence de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier et socialiste : il est l'un des premiers à appliquer à l'Allemagne et à la social-démocratie allemande l'analyse,  jusqu'alors réservée par les marxistes au mouvement ouvrier anglo-saxon, suivant laquelle l'existence d'une couche ouvrière privilégiée constituerait la source principale de l'opportunisme [17]. En 1912, il polémique avec Kautsky, notamment dans son article « Action de masses et révolution », critique la pratique de la direction du parti, la justification théorique qu'en donne Kautsky dans ses écrits, et souligne, contre lui, la nécessité de la destruction de l'État bourgeois par des actions de masse prolétariennes [18]. Il insiste sur la nécessité d'une action antimilitariste de la social-démocratie, souligne le fait que l'époque impérialiste est celle de nécessaires luttes de la classe ouvrière pour le pouvoir. Théoricien et éducateur dans le parti allemand, il conserve d'étroits contacts avec ses camarades hollandais, membres du groupe « tribuniste », qui ont, en 1909, rompu avec la social-démocratie officielle pour constituer un groupuscule dissident au programme révolutionnaire,  le  S.D.P. [19]. Seuls dans le mouvement international, les bolcheviks apportent leur appui au groupe tribuniste, où figurent, aux côtés d'Anton Pannekoek, le poète Hermann Gorter et l'écrivain Henriette Roland-Holst. Bien des commentateurs ont,  depuis, souligné les liens étroits entre les analyses et les perspectives tracées par Lénine et Pannekoek, qui permettent de les considérer comme deux des théoriciens les plus représentatifs de l'aile gauche internationale dont les éléments se constituent au sein du mouvement social-démocrate [20].

Compagnon d'un autre émigré célèbre, Helphand, dit Parvus, brillant théoricien passé peu avant la guerre dans le camp des affairistes [21], Julian Karski - de son vrai nom Marchlewski a joué un rôle important, comme journaliste, à Dresde d'abord,  puis au Leipziger Volkszeitung, comme vulgarisateur de la pensée et de la méthode marxiste, et, auprès des dirigeants du parti, comme spécialiste du mouvement social-démocrate en Europe de l'Est. Dans les années 1910, lui aussi s'en prend au tournant opportuniste de la politique de Kautsky, à ses justifications théoriques, son analyse de l'impérialisme, ses mots d'ordre pacifistes et gradualistes de conquête parlementaire de l'État [22]. En 1913, il écrit en son nom et en ceux de Rosa Luxemburg et Mehring ces lignes qui sonnent comme un verdict :

« Voici ce dont il s'agit : nous trois, et particulièrement moi - ce que je tiens à souligner -, nous sommes d'avis que le parti est en train de traverser une crise interne infiniment plus grave que celle qu'il a connue lors de la première apparition du révisionnisme. Ces mots peuvent sembler excessifs, mais c'est ma conviction que le parti risque de sombrer dans un complet marasme s'il continue dans cette voie. Face à une telle situation, il n'existe qu'un seul mot d'ordre pour un parti révolutionnaire : l'autocritique la plus vigoureuse et la plus impitoyable. » [23]

Rosa Luxemburg.

Aucun de ces hommes n'inspire pourtant à la direction du parti et des syndicats autant de respect et parfois de crainte et de haine que la frêle infirme d'origine étrangère qui apparaît, avec Kautsky, comme l'un des deux théoriciens de la socia-démocratie-allemande au début de ce siècle.

Rosa Luxemburg [24] est née en 1870 en Pologne, d'une famille juive appauvrie. Gagnée très jeune au socialisme, elle a dû émigrer en Suisse dès 1888 : c'est là qu'elle s'est liée à un autre militant polonais émigré, Leo Jogiches, dit Tyszko. Ensemble, ils ont fondé dans l'émigration, puis dirigé, le parti social-démocrate polonais et joué un rôle important dans la révolution russe de 1905-1906, à Varsovie, qui leur a valu de longs mois de prison.

Pourtant, à partir de 1898 et sauf pour la période « polonaise » de la révolution de 1905-1906, c'est avant tout par son action au sein de la social-démocratie allemande et sa participation aux grands débats théoriques que Rosa Luxemburg - naturalisée allemande par le biais d'un mariage blanc - a gagné ses galons, sa réputation, des amitiés et de solides inimitiés. Son nom est inséparable de l'histoire de la « bernsteiniade » et du combat théorique, contre le révisionnisme et pour la « défense du marxisme » ; elle a publié à cette occasion son célèbre pamphlet Réforme ou révolution [25]. C'est elle également, en particulier à travers son ouvrage sur Grève générale, parti et syndicat [26], qui a ouvert le débat sur la « grève de masses » dans le parti allemand, et sur les conclusions et leçons de la première révolution russe. A partir de 1910, comme Pannekoek, comme Mehring et Karski, elle rompt avec Kautsky une collaboration qui avait été aussi une solide amitié personnelle,  et oppose à ses analyses et à ses perspectives de plus en plus révisionnistes sa propre analyse de l'impérialisme et  de l'action de masses. Poursuivie en 1913 pour une déclaration antimilitariste faite au cours d'un discours dans un meeting du parti à Bockenheim [27], elle se trouve portée dans les premiers mois de 1914 en pleine lumière en tant que victime de  la  répression et oratrice des grands meetings de masse organisés dans le cadre de la campagne de protestation et de défense du parti [28]. Entre-temps, elle a pendant plusieurs années enseigné à l'école centrale du parti à Berlin, marquant profondément ses élèves, même lorsqu'ils ne partagent pas ses points de vue [29].

Personnage important de tous les congrès de l'Internationale, où elle dispose en général des mandats de la social-démocratie polonaise en émigration, membre du bureau socialiste international, Rosa Luxemburg n'a réussi cependant à s'assurer, au sein de la social-démocratie allemande, ni une tribune durable par le biais d'un journal ou d'une revue, ni une audience stable plus large que la poignée d'amis et de disciples qui l'entourent. Mais elle a su s'imposer dans ce milieu a priori hostile, difficilement accessible à une femme d'origine étrangère : elle entretient d'excellents rapports aussi bien avec Bebel qu'avec Wilhelm Liebknecht, a été très liée avec les Kautsky ; de tous, elle s'est fait respecter tant par la puissance de son intelligence que par ses talents de polémiste et d'orateur. Cette femme sensible, au tempérament d'artiste, a l'audace des plus grands penseurs, et Lénine, plus tard, saluera en elle « un aigle » [30]. Ils ont été ensemble les auteurs d'un important amendement à la résolution de Bebel sur la guerre présentée au congrès de Stuttgart en 1907, et l'on peut, a posteriori, conclure qu'ils étaient avant-guerre les deux figures de proue de la gauche social-démocrate internationale.

Pourtant, ces deux personnalités indépendantes se sont opposées nettement sur un certain nombre de questions théoriques et pratiques capitales. Au lendemain de la publication de Que faire ? dont elle juge les thèses empreintes d'une néfaste tendance à la centralisation, qu'elle qualifie de « blanquiste » et de « jacobine », Rosa Luxemburg a, écrit, contre Lénine :

« Les conditions de l'activité de la social-démocratie sont radicalement différentes. Elle se développe historiquement à partir de la lutte de classes élémentaire, soumise à la contradiction dialectique que l'armée prolétarienne peut seulement recruter ses troupes dans le cours de la lutte, et qu'elle réalise seulement dans la lutte la nature réelle de son objectif final. Organisation, éducation et lutte ne constituent donc pas des éléments mécaniquement séparés, ni des phases distinctes, comme dans un mouvement blanquiste, mais, au contraire, les aspects divers d'un même processus. D'une part indépendamment des principes généraux de la lutte, il n'existe pas de tactique de combat complètement élaborée dans tous ses détails que le comité central aurait à faire appliquer par les membres d'une organisation social-démocrate, et d'autre part les péripéties même de la lutte qui crée l'organisation déterminent des fluctuations incessantes dans la sphère d'influence du parti social-démocrate. Il en résulte que le centralisme social-démocrate ne saurait reposer sur l'obéissance aveugle, ni sur une subordination mécanique des militants à l'égard du centre du parti. ( ... ) Le centralisme social-démocrate ( ... ) ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l'avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-à-vis de ses groupes et individus. C'est, pour ainsi dire, un autocentralisme de la couche dirigeante du prolétariat, le règne de la majorité à l'intérieur de son propre parti » [31].

Elle s'est élevée très fermement contre la conception du centralisme défendue par Lénine :

« Ce qui importe, pour la social-démocratie, ce n'est d'ailleurs pas de prévoir et de construire à l'avance une recette toute prête de tactique future, mais de maintenir vivante dans le parti l'appréciation politique correcte des formes de la lutte correspondant à chaque circonstance, le sens de la relativité de chaque phase de la lutte, de l'inéluctabilité de l'aggravation des tensions révolutionnaires sous l'angle du but final de la lutte des classes. Mais, en accordant à l'organisme directeur du parti des pouvoirs aussi absolus de caractère négatif que le souhaite Lénine, on ne fait que renforcer très dangereusement le conservatisme naturel inhérent à un tel organisme. Le centralisme extrême défendu par Lénine nous semble imprégné non point d'un esprit positif et créateur, mais de l'esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l'activité du parti et non à la féconder, à rétrécir le mouvement plutôt qu'à le développer, à le juguler, non à l'unifier. » [32]

Sa conclusion, célèbre, a parfois - bien abusivement - servi de résumé à ses divergences avec le bolchevisme :

« Les erreurs commises par un mouvement ouvrier véritablement révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur comité central. » [33]

Bien que cette polémique, vite dépassée, n'ait pas l'importance majeure que lui ont attribuée depuis de nombreux historiens ou commentateurs [34], elle permet de mesurer la distance qui sépare des bolcheviks et de leur conception du parti la pensée de Rosa Luxemburg. Il importe cependant de rappeler en même temps l'attachement de Rosa Luxemburg au parti social-démocrate en tant que tel et à son unité, tant sur le plan national qu'international. Elle ne cesse en effet de penser ce qu'elle a écrit en 1908 à sa vieille amie Henriette Roland-Holst :

« Une scission entre marxistes - à ne pas confondre avec les divergences d'opinions - est fatale. Maintenant que vous voulez quitter le parti, je veux de toutes mes forces vous en empêcher. ( ... ) Votre démission du S.D.A.P. signifierait tout simplement votre démission du mouvement social-démocrate. Cela, vous ne devez pas le faire, et aucun d'entre nous ne le doit ! Nous ne pouvons pas être à l'extérieur de l'organisation, en dehors du contact avec les masses.  Il vaut mieux le pire des partis ouvriers que pas du tout ! » [35]

Le conflit entre eux au sujet de la centralisation et du rôle du parti n'empêche pas Rosa Luxemburg et Lénine de mener ensemble la bataille politique contre l'opportunisme au congrès de Stuttgart ni d'entretenir ultérieurement des relations personnelles. Quand Rosa Luxemburg, cependant, rompt avec Kautsky à partir de 1910 et l'accuse d'ouvrir la voie à un nouveau révisionnisme, elle n'est suivie sur ce point par aucun des social-démocrates russes et notamment pas par  Lénine, qui trouve ses accusations exagérées [36]. Lorsqu'en 1913 elle publie le fruit de ses réflexions de professeur d'économie politique, son ouvrage sur L'Accumulation du capital, elle est vivement critiquée, non seulement par Anton Pannekoek, mais par Lénine, qui juge « fondamentalement erronée » sa thèse selon laquelle la reproduction capitaliste élargie  serait  impossible dans le cadre d'une économie close et nécessiterait le pillage d'économies pré-capitalistes [37]. Alors que Rosa Luxemburg pense avoir démontré à la fois la nécessité de l'impérialisme et sa fragilité face à l'action des masses  qu'il  suscite nécessairement, Lénine lui reproche de faire de l'action révolutionnaire un phénomène objectif et de passer sous silence le rôle de la social-démocratie comme direction révolutionnaire. Quand en 1914, enfin, le bureau socialiste international  se saisit de la question du parti russe, voulue et organisée par Lénine depuis 1912 contre ceux des mencheviks qu'il appelle les « liquidateurs », Rosa Luxemburg, de même d'ailleurs que Kautsky, condamne la politique « scissionniste » de Lénine et se prononce pour la réunification de la social-démocratie russe [38]. Le « congrès manqué » de 1914 - que l'éclatement de la guerre a empêché de se tenir - aurait sans doute vu se produire sur la question russe une discussion au cours de laquelle Rosa Luxemburg et Lénine se seraient une nouvelle fois opposés.

Division des gauches : l'affaire Radek.

La division des gauches en Allemagne, liée aux divisions de la gauche social-démocrate internationale, apparaît clairement dans ce qu'il est convenu d'appeler « l'affaire Radek ». Ce dernier, de son vrai nom Carol Sobelsohn [39]  - c'est à partir de l' « affaire » qu'on l'appellera Radek -, né en Galicie autrichienne, est au sein du parti allemand un franc-tireur ou, pour mieux  dire, un outsider. Militant à l'origine dans le P.P.S. polonais, il a rejoint en 1904 les rangs du parti social-démocrate polonais de Rosa Luxemburg et Leo Jogiches. Il a participé à la révolution de 1905, à Varsovie, où il a dirigé le journal du parti, Czerwony Sztandar, puis, après avoir été arrêté et s'être évadé, il s'est réfugié en Allemagne, à Leipzig, où il collabore au Leipziger Volkszeitung, à partir de 1908, puis à Brême en 1911, où il collabore au Bremer-Bürgerzeitung et se fait remarquer par une plume acérée. Il polémique notamment, non seulement contre les tendances nationalistes au sein de la social-démocratie, mais contre les illusions pacifistes du centre : ce tout jeune homme est l'un de ceux qui s'en prennent à Kautsky et à son analyse de l'impérialisme, dans les colonnes même de Die Neue Zeit en mai 1912 [40].

L'affaire éclate en 1912 : à l'appel de Thalheimer, avec qui il est lié, Radek se rend à Göppingen pour le remplacer temporairement à la tête du journal radical local Freie Volkszeitung, de longue date aux prises avec des difficultés financières dues en particulier à l'hostilité à son égard des dirigeants révisionnistes du Wurtemberg. Là, il va susciter un scandale d'ampleur nationale en accusant l'exécutif d'être complice des révisionnistes dans leur tentative d'étrangler le journal. Au même moment, il est mis au ban du parti social-démocrate polonais de Luxemburg et Jogiches, contre lequel il a soutenu  la dissidence du comité du parti de Varsovie : il est exclu en 1912, sous l'accusation d'avoir autrefois volé argent, livres et vêtements, à des camarades de parti [41]. Le congrès allemand de 1912 avait posé sans le régler le problème de l'appartenance de Radek au parti, contestée par l'exécutif. Celui de 1913 prend acte de son exclusion par le parti frère polonais et, après avoir décidé en principe qu'aucun exclu d'un parti ne pouvait adhérer à un autre parti de l'Internationale, décide d'appliquer rétroactivement cette règle à Radek. Rosa Luxemburg a été l'intermédiaire du parti polonais auprès de l'exécutif allemand et l'auxiliaire des procureurs contre Radek, à l'égard duquel elle manifeste beaucoup d'hostilité et même de répugnance. Marchlewski est avec elle. Mais Pannekoek et ses amis de Brême soutiennent inconditionnellement Radek, et Karl  Liebknecht, au nom des principes, soutient aussi celui qu'il considère comme victime « pour l'exemple » d'un exécutif poursuivant des représailles politiques contre ceux qui critiquent son opportunisme. Sur le plan de l'Internationale,  aussi  bien Lénine que Trotsky se rallient pour leur part à la défense de Radek, qui a fait appel au congrès [42]. La guerre laissera l'affaire en suspens, mais non sans suites...

Il était significatif que les figures de proue des gauches allemandes se soient ainsi divisées à l'occasion de la première épreuve de force menée à l'intérieur du parti sous la forme d'une entreprise de répression contre un opposant de gauche et, mieux, que certaines d'entre elles aient pu servir de couverture à cette répression. Il n'existait aucun sentiment qui ressemblât à une quelconque solidarité de « tendance » face à l'appareil bureaucratique, et l'on peut affirmer qu'aux yeux des militants  il n'y avait pas de gauche allemande constituant un groupe à la fois cohérent et permanent.

Des éléments cependant existent.

Il serait tentant d'en conclure que les « gauches » se composent essentiellement d'intellectuels, journalistes du parti, écrivains, enseignants, les Paul Lensch, Konrad Haenisch, August Thalheimer, Frölich, Heinrich Ströbel, Ernst Meyer, qui ont été les collaborateurs de Rosa Luxemburg, de Mehring ou de Marchlewski dans la presse, ou les élèves de Rosa à l'école centrale  du parti. Mais ce serait là une vue exagérément restrictive. Car Wilhelm Pieck, passé de Brême à Berlin où il a été secrétaire à l'école, car Friedrich Westmeyer, à Stuttgart, W. Koenen à Halle, sont ce que l'on appelle des « travailleurs du parti », des organisateurs permanents, professionnalisés et membres de l'apareil. Car ce sont des militants ouvriers, dirigeants et cadres des syndicats et militants du parti qui mènent la vie dure aux dirigeants syndicalistes dans ces premiers mois de 1914 comme ils l'ont déjà fait à telle ou telle occasion au cours des congrès ou à l'occasion des grèves « sauvages » [43], qui se multiplient et tendent à se généraliser en 1913 et dans les premiers mois de 1914. Ainsi en est-il de Heinrich Teuber,  mineur de  Bochum, de Fritz Heckert, le dirigeant des maçons de Chemnitz, des métallos Robert Dissmann, de Stuttgart, Josef Ernst, de Hagen, dans la Ruhr ou encore d'Otto Brass, de Remscheid, ou du tourneur berlinois Richard Müller.

A la veille de la guerre, ces militants radicaux, de gauche, détiennent des positions solides : dans certains centres industriels, non seulement une majorité parmi les militants mais l'appareil local, et, partout, des tribunes de presse, une large audience dans le parti comme dans la classe et un grand prestige, comme le montre le succès de la tournée entreprise par Rosa Luxemburg en 1914 après les poursuites intentées contre elle [44]. Ils ont aussi, et peut-être surtout une grande influence dans les groupes de jeunes socialistes dépendant ou non formellement du parti, dont l'appareil unit ses efforts à ceux du gouvernement pour empêcher le développement autonome. Dans cette lutte, entamée par Liebknecht et enflammée par les sentiments antimilitaristes qu 'il s'efforce d'animer, se sont formés de jeunes hommes dont beaucoup ont été également les élèves de Rosa Luxemburg à l'école de Berlin : Willi Münzenberg, pour le moment émigré en Suisse, Walter Stoecker, Edwin Hoernle, Jakob Walcher, Wilhelin Koenen, Paul Frölich, Georg Schumann et bien d'autres.

En 1914, ces militants se sont rapprochés les uns des autres, sans pour autant se souder, dans la propagande en faveur de la grève de masse, dans la dénonciation de l'impérialisme et de la course aux armements, dans la critique du mot d'ordre pacifiste de désarmement lancé désormais par Kautsky. Ils sont au premier rang dans le déferlement des grèves économiques, dans les meetings et manifestations ouvrières contre la guerre, pour la défense de Rosa Luxemburg et contre la répression. Mais, ce qui constitue en définitive le fondement commun de leur lutte de militants socialistes, c'est leur croyance profonde que la révolution socialiste constitue l'unique solution opposée à l'impérialisme et à la guerre, et que l'action spontanée des masses constitue en politique la seule force décisive, surtout, comme l'écrit Rosa Luxemburg, dans  « un parti véritablement démocratique » comme l'est à ses yeux le parti social-démocrate allemand [45].

Aux prises depuis des années avec l'organisation autoritaire de leur propre parti, les radicaux de gauche allemands ont en effet fini - contrairement à Lénine - par voir dans la centralisation le principal obstacle à la « radicalisation des masses »  et  par conséquent au développement d'une action révolutionnaire. Conscients des progrès du révisionnisme dans les rangs du parti et en particulier à sa tête, conscients du poids acquis dans les organismes dirigeants par les bureaucrates syndicaux  à l'état d'esprit conservateur, mais convaincus du caractère révolutionnaire de la période impérialiste, critiques infatigables de l'opportunisme des dirigeants et de l'autoritarisme de leurs méthodes, ils pensent, comme Rosa Luxemburg, qu'il n'existe aucune recette en matière d'organisation :

« il est impossible de se prémunir à l'avance contre l'éventualité de flottements opportunistes ; seul le mouvement lui-même peut les surmonter, en utilisant sans doute les armes de la doctrine marxiste, et seulement dès que l'opportunisme a pris une forme tangible dans la pratique. » [46]

Cette conception fondamentale de l'action, l'identification qu'ils font entre le parti et le mouvement de la classe, leur profond attachement à l'organisation dans laquelle - malgré ses excroissances bureaucratiques - ils voient toujours l'expression du mouvement ouvrier social-démocrate, révolutionnaire, les conduisent à refuser d'envisager de s'organiser en fraction. Ils écartent l'éventualité de la formation, même de façon informelle ou sur des frontières approximatives, d'une tendance révolutionnaire de la social-démocratie allemande ou internationale qui les associerait aux bolcheviks, et a fortiori toute scission au sein de l'univers socialiste, parti ou Internationale.

C'est précisément cette question - jusque-là écartée par tous, même comme hypothèse de travail et seulement, à la rigueur, indiquée du doigt, soit par des militants anarchistes comme Landauer, soit par un journaliste comme Franz Pfemfert, tous à l'écart du mouvement ouvrier [47] - que vont mettre à l'ordre du jour d'abord l'éclatement de la première guerre mondiale, puis l'adhésion des dirigeants du parti social-démocrate allemand et des autres grands partis de l'Internationale à la défense nationale dans leurs pays respectifs. Kautsky n'avait pas tort qui écrivait, le 8 octobre 1913, à son vieux compère Victor Adler :

« Il y a ici un certain malaise, une recherche hésitante de nouvelles voies, quelque chose doit se produire ( ... )  ; même les partisans de Rosa ne peuvent pas répondre à la question de savoir quoi. » [48]

Notes

[1] Protokoll... S.P.D. 1913, p. 287.

[2] Ibidem, pp. 246-247.

[3] Schorske,  op. cit., p. 182.

[4] Ibidem, p. 253.

[5] Ibidem, p. 253-256.

[6] Ibidem, p. 217-219

[7] Keil, Erlebnisse eines Sozialdemokraten, I, p. 262.

[8] Karl W. Meyer, Karl Liebknecht : Man without a Country, Washington, 1957.

[9] Militarismus und Antimilitarismus, dont des extraits viennent de paraître en trad. fr. (pp. 79-93), dans K. Liebknecht, Militarisme, guerre, révolution, 1970.

[10] Trotsky, Ma Vie, p. 253.

[11] Ibidem, pp. 242 et 254.

[12] T. Höhle, Franz Mehring. Sein Weg zum Marxismus 1869-1891 (1958) ; Joseph Schleifstein, Franz Mehring. Sein marxistisches Schaffen 1891-1919 (1959).

[13] Ces rencontres avaient lieu le vendredi au restaurant Rheingold (Trotsky, Ma Vie, p. 249).

[14] Mehring refusait de considérer qu'il existait au sein du mouvement socialiste international d'autres « révolutionnaires » que les Russes (Ibidem).

[15] Luise Dornemann, Clara Zetkin - Ein Lebensbild, 1957.

[16] S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, pp. 45-46.

[17] Die taktischen Differenzen in der Arbeiterbewegung, Hambourg, 1909 ; extraits dans Bricianer, op. cit., pp. 52-98.

[18] A. Pannekoek, « Massenaktion und Revolution », Die Neue Zeit, XXX, 2, pp. 541-550, 585-593, 609-619 ; extraits dans Bricianer,  op. cit., pp. 106-112.

[19] Ibidem, pp. 42-43.

[20] Voir notamment Heinz Schurer, « Anton Pannekoek and the Origins of Leninism », The Slavonic and East European Review, XLI, 97, juin 1963, pp. 327-344.

[21] Zeman, Z.A.B. et Scharlau, The Merchant of Revolution. The Life of Alexander I. Helphand (Parvus) 1867-1924.

[22] Horst Schumacher, Sie nannten ibn Karski, Berlin, 1964.

[23] Lettre à Hans Block, 16 décembre 1913, dans E. Meyer, « Zut Loslösung vom Zentrum in der Vorkriegszeit », Die Internationale, 1927, n° 5, pp. 153-158.

[24] Principales biographies : P. Frölich. Rosa Luxemburg, 1939, trad. française, 1966, et J.P. Nettl, Rosa Luxemburg, 2 vol., 1966 et édition abrégée 1968, tous deux en langue anglaise ; par un dirigeant du S.E.D., Fred Œlssner Rosa Luxemburg. Eine Kritische biographische Skizze, Berlin, 1952.

[25] Sozialreform oder Revolution (Leipzig, 1899), publié d'abord dans Leipziger Volkszeitung, 4-8 avril 1899. Gesammelte Werke, III, pp. 35-100.

[26] Massenstreik, Partei und Gewerkschaften (Hambourg, 1906) Gesammelte Werke, IV, pp. 410 sq.

[27] Nettl,  op. cit., p. 481.

[28] Ibidem, pp. 482-484.

[29] Ibidem, pp. 390-396.

[30] Œuvres, t. XXXIII, p. 212.

[31] Organisatorische Fragen, trad. angl., Leninism or Marxism, pp. 87-88.

[32] Ibidem, pp. 93-94.

[33] Ibidem, p. 108.

[34] Voir notamment ce qu'écrit Lénine lui-même sur Que faire ? dans la préface de Douze années (Que faire ? présenté et annoté par J.-J. Marie, 1966, pp. 43-52).

[35] Reproduit dans Henriette Roland-Holst Van der Schalk, Rosa Luxemburg. Ihr Leben und Wirken, p. 221.

[36] Nettl, op. cit., I, p. 433.

[37] Résumé dans Nettl, op. cit., Il, pp. 532-534.

[38] Ibidem, II, pp. 592-595.

[39] H. Schurer, « Radek and the German Revolution », Survey, n' 53, octobre 1964.

[40] « Unser Kampf gegen der Imperialismus », reproduit dans In der Reihen der deutschen Revolution, pp. 156-176.

[41] Un récit détaillé de l'affaire Radek dans le parti polonais est fait par J.P. Nettl, op. cit., II, pp. 574-577.

[42] Schorske, op. cit., pp. 255-256 ; R. Fischer, op. cit., pp. 201-203 ; H. Schürer, op. cit passim ; le point de vue de Radek, exposé dans Meine Abrechnung (Brême, 1913), est bien présenté par Rudolf Franz, « Der Fall Radek von 1913 », Das Forum, IV, n° 5, février 1920, pp. 389-393.

[43] Nettl , op cit., II, p. 478.

[44] Voir  Rosa Luxemburg gegen de, deutschen Militarismus, Berlin-Est, 1960.

[45] Nettl, op. cit., II, p. 479.

[46] « Organisatorische Fragen », trad. citée, p. 15.

[47] L'écrivain Franz Pfemfert, qui publie à partir de 1911 l'hebdomadaire Die Aktion, soutient les éléments de gauche autour de Rosa Luxemburg, mais se prononce pour un « nouveau parti ouvrier » (Bock, Syndikalismus und Linkskommunismus von 1918-1923, p. 47).

[48] Cité dans Victor Adler, Briefwechsel mit August Bebel und Karl Kautsky, p. 582.


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