1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Chapitre 1 : la monarchie comme un fruit blet...

Le 12 avril 1931, l’Espagne vote pour désigner ses conseils municipaux. Depuis plus d’une année, le général qui gouvernait en dictateur depuis 1923, Primo de Rivera, est parti, congédié par le roi Alphonse XIII qui ne lui avait pas ménagé auparavant son appui. Il a été remplacé par le général Berenguer puis par l’amiral Aznar qui a organisé ces élections - malgré des risques évidents - pour donner au régime. fragile, durement secoué par la crise et un mécontentement général, une certaine base. Le 12 décembre précédent, deux officiers, les capitaines Galán et García Hernández ont tenté à Jaca un pronunciamiento en faveur de la République. Ils ont échoué, et Alphonse XlII a personnellement insisté pour qu’ils soient fusillés, ce qui a été fait. Si le roi a néanmoins pris le risque d’appeler aux urnes et de promettre le rétablissement des garanties constitutionnelles suspendues sous la dictature, c’est qu’il espère que les structures espagnoles traditionnelles - le règne des caciques - donneront la victoire électorale aux candidats monarchistes. Il n’est pas le seul à prévoir un tel résultat, puisque le dirigeant socialiste Largo Caballero et le républicain Manuel Azaña pensent comme lui, que ces élections seront « comme les autres » : une raison suffisante, aux yeux des dirigeants socialistes, pour appeler à ne pas prendre part à un vote de toute évidence truqué...

Or, à la surprise générale, ces élections municipales constituent un véritable raz-de-marée électoral : participation au vote exceptionnellement élevé, majorité écrasante pour les républicains dans toutes les grandes villes, et d’abord à Madrid et Barcelone. Le fait que, comme prévu, les campagnes aient à peu près élu partout des royalistes ne change rien à l’affaire : il est clair que la petite bourgeoisie a voté en masse contre la monarchie. Le principal conseiller du roi, le comte de Romanones, un des plus gros propriétaires fonciers du pays, tire le premier les conclusions politiques de ces élections : le roi doit s’en aller. C’est aussi l’opinion du général Sanjurjo, autre ami personnel du souverain, commandant de la Garde civile : il le dit sans ambages. Le souverain malheureux tergiverse quelque peu, mais doit se rendre à l’évidence : ses fidèles les plus proches, ses partisans les plus acharnés sont unanimes à penser qu’il doit s’en aller s’il ne veut pas faire courir au pays le risque d’une « révolution rouge », en d’autres termes, d’une révolution ouvrière et paysanne. Alphonse XIII fait donc ses bagages et gagne sans tambour ni trompette la route de l’exil. La monarchie espagnole s’est effondrée sans gloire. L’histoire de la Seconde République commence par cette surprise que d’aucuns saluent avec émerveillement, un changement de régime obtenu par simple consultation électorale, la proclamation d’une république qui n’a pas coûté une seule vie humaine.

Déjà, quelques mois auparavant, commentant le départ du dictateur Primo de Rivera, Trotsky, observateur attentif des événements d’Espagne, avait noté qu’au cours de cette « première étape », la question avait été résolue « par les maladies de la vieille société » et non « par les forces révolutionnaires de la société nouvelle » [1] C’est que l’Espagne est bien l’une des sociétés les plus « malades » de l’Europe, le maillon le plus faible de la chaîne du capitalisme. L’avance acquise par elle à l’aube des temps modernes s’est transformée en son contraire par suite de la perte de ses positions mondiales, achevée au XIX siècle. La société d’ancien régime n’a pas encore fini de se décomposer que la formation de la société bourgeoise a commencé à ralentir. Le capitalisme n’a eu ni la force ni le temps de développer jusqu’au bout ses tendances industrielles et le déclin de la vie commerciale et industrielle urbaine, en dissolvant les liens d’interdépendance entre les provinces, a renforcé les tendances séparatistes dont les racines plongent dans l’histoire plus lointaine de la péninsule.

Pour l’essentiel, l’Espagne du début du XXème siècle demeure un pays agricole où l’écrasante majorité, 70 % de la population active, se consacre à l’agriculture avec des moyens techniques rudimentaires, obtenant les plus faibles rendements à l’hectare de toute l’Europe, laissant en friche, faute de moyens et de connaissances, du fait de la structure sociale, plus de 30 % de la superficie cultivable. Dans l’ensemble du pays, la terre appartient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers, les terratenientes qui vivent en parasites aux dépens d’une masse rurale paupérisée : 50 000 hobereaux possèdent la moitié du sol, 10 000 propriétaires possèdent plus de 100 hectares, cependant que plus de deux millions d’ouvriers agricoles dépendent pour vivre du travail sur les grands domaines, ainsi qu’un million et demi de propriétaires de domaines minuscules. Les exemples sont bien connus de ces propriétés immenses, celle du duc de Medinaceli avec ses 79 000 hectares, ou du duc de Peñaranda avec ses 51 000. Il faut pourtant nuancer le tableau, indiquer que dans le nord et le centre, le problème des petites tenures - celui de la condition des mini-propriétaires, des fermiers, des métayers aux contrats divers - n’est pas celui des latifundia du sud et de la grande misère de leurs ouvriers agricoles, les braceros. Il n’en reste moins que la terre d’Espagne appartient à une poignée d’oligarques et que le paysan espagnol profondément misérable a faim de terre.

L’Église d’Espagne offre une image conforme à celle de ce monde rural médiéval. A côté de la masse paysanne qui compte encore 45 % d’illettrés, on dénombre plus de 80 000 prêtres, moines ou religieuses, autant que d’élèves des établissements secondaires, plus de deux fois et demie l’effectif total des étudiants. Avec ses 11 000 domaines, l’Église espagnole n’est pas loin d’être le plus grand propriétaire foncier du pays; elle domine en outre presque totalement l’enseignement, avec des écoles confessionnelles dans lesquelles ont été éduqués plus de 5 millions d’adultes, et reflète dans sa hiérarchie l’état d’esprit le plus résolument réactionnaire et pro-oligarchique. Son chef, le cardinal Segura, archevêque de Tolède, jouit d’un revenu annuel de 600 000 pesetas - contre 161 en moyenne, pour un petit propriétaire andalou. Il est, suivant l’expression d’un historien espagnol, un « homme d’église du XIIIème » pour qui « le bain était une invention des païens, sinon du diable lui-même ». [2]

L’armée n’est pas moins caractéristique. Née à l’époque des guerres napoléoniennes, refuge de la jeune génération des classes dominantes décadentes qui attendent tout de l’État tout en se croyant dépositaires d’une mission nationale, l’armée est une force sociale qui cherche l’appui d’une classe dominante frappée à mort, et sa colonne vertébrale, la caste des officiers, tient, plus qu’à tous ses autres privilèges, à celui de se « prononcer » c’est-à-dire de s’emparer à son propre profit des prébendes de l’État par le coup d’État militaire dont la traduction exacte en espagnol est le « pronunciamiento ». Le début du siècle, la période de la première guerre mondiale en particulier, a certes vu s’amorcer une reprise de l’industrialisation Elle demeure cependant limitée dans son caractère et géographiquement bornée, l’industrie métallurgique du Pays basque étant la seule à présenter les traits d’une industrie moderne concentrée. L’industrie textile de Catalogne, la plus importante du point de vue de la production globale, demeure éparpillée en une multitude d’entreprises petites et moyennes. Dans le cadre du marché mondial, l’Espagne n’est qu’une semi-colonie, n’offrant que les produits - une faible partie - de son agriculture ou de ses mines en échange des produits industriels étrangers, largement ouverte aux capitaux étrangers qui ont colonisé en quelques décennies tous les secteurs rentables, les mines, le textile, la construction navale, l’énergie hydro-électrique, les chemins de fer, les tramways, les télécommunications. Il n’existe pas de véritable bourgeoisie capitaliste espagnole : les actions bancaires et industrielles sont réparties entre les mains des sociétés étrangères et des plus importants des propriétaires terriens - ce qui donne à vrai dire un sens plus général au terme d’« oligarchie ». Entre le million de ceux qu’Henri Rabasseire appelle « les privilégiés » - fonctionnaires, prêtres, officiers, intellectuels, propriétaires et bourgeois - et les deux ou trois millions d’ouvriers des industries et des mines, s’intercalent des « classes moyennes » qui procèdent autant de l’ancien régime que d’une société moderne, un million d’artisans urbains, un million de ces couches intermédiaires nées du développement capitaliste dans les centres urbains des réglons les plus évoluées. [3]

Or l’unification nationale n’est pas arrivée à son terme, et deux de ces régions - bastions de l’industrie - la Catalogne et le Pays basque manifestent de vigoureuses tendances séparatistes. Si le parti nationaliste basque et la Lliga catalane, nés des couches dirigeantes de ces deux régions, sont des formations autonomistes de tendance conservatrice, voire réactionnaire, la « question nationale » est devenue l’une des motivations essentielles qui mobilise contre le centralisme castillan la petite bourgeoisie, voire une partie du prolétariat, à travers, par exemple, l’Esquerra catalane. Utilisée par les forces conservatrices dans le cadre de la crise qui les déchire, l’oppression nationale des Basques et des Catalans constitue un élément explosif du contexte d’une crise plus générale, celle de la société dans son ensemble. Telle est la situation au début de ce siècle : elle fait en effet de l’Espagne l’un des chaînons les plus faibles du capitalisme. Tous les éléments s’y trouvent d’ores et déjà réunis pour que se conjuguent ces différents mouvements qui, déjà en 1917, ont donné à la révolution russe son irrésistible puissance : la jacquerie des paysans pauvres, le soulèvement du travailleur industriel, le mouvement d’émancipation nationale, tous trois dirigés contre une oligarchie qui n’a d’autre perspective que de se battre, par tous les moyens, pour maintenir en une survie précaire le système décadent qui assure sa domination. Telle est la situation qui a conduit le rot Alphonse XIII à recourir en 1923 aux services du général Primo de Rivera pour l’exécution d’un pronunciamiento dont il a été inspirateur en même temps que complice. Il s’agissait d’imposer aux classes dirigeantes divisées par l’explosion des difficultés économiques renaissant avec le retour de la paix, des mesures de « salut » dictées par une conception de l’intérêt général permettant éventuellement de porter atteinte à ceux de certains privilégiés. Il s’agissait surtout de mettre un terme à l’agitation ouvrière et paysanne, de mettre à profit la crise interne, la division du mouvement ouvrier pour s’en prendre aux principales conquêtes ouvrières, et en particulier pour détruire les libertés démocratiques toutes relatives qui permettaient dans une certaine mesure l’organisation des ouvriers et des paysans.

C’est donc sous la poigne énergique du premier ministre de l’Intérieur de la dictature - le général Martinez Anido, célèbre pour avoir déchaîné au début des années 20, ses tueurs, les pistoleros, contre les militants de la CNT catalane - que le « directoire » de Primo de Rivera destitue les conseils municipaux, révoque les fonctionnaires, censure les Journaux, s’en prend aux conditions de travail, viole allégrement la journée de huit heures, cependant qu’une inflation galopante dévore les salaires et le niveau de vie des ouvriers, cependant que l’ouverture de l’Espagne aux capitaux américains permet quelques bonnes affaires et de spectaculaires spéculations. Tout cela n’assure pourtant à l’oligarchie qu’un assez bref répit. La crise mondiale de 1929 ébranle profondément la dictature que des scandales financiers retentissants ont profondément discréditée, y compris dans les couches sociales qui lui fournissaient une assise, l’armée et la petite bourgeoisie. C’est pour préserver la monarchie elle-même que le roi s’est finalement décidé à renvoyer le général. Mais, de la même manière, l’oligarchie moins d’un an après, congédiera à son tour la monarchie elle-même, sans même faire semblant de recourir à l’ombre d’un pronunciamiento. Il n’est pas besoin en effet, en cette Espagne du premier XX siècle, que les ouvriers et les paysans se mettent en mouvement pour inspirer la peur. Même quand ils sont en apparence absents de la scène politique, c’est par rapport au danger qu’ils constituent que se déterminent possédants et politiciens, et les événements de 1931 ne sauraient s’expliquer sans recourir à ce facteur, passif pour le moment, mais potentiellement terrifiant pour ceux dont ils menacent la propriété et la domination.

Déjà, au lendemain de la chute de Primo de Rivera, l’agitation étudiante contre le gouvernement du général Berenguer constituait un signe annonciateur de mouvements sociaux infiniment plus décisifs. Observateur lucide, appuyé sur l’expérience des luttes révolutionnaires au début du siècle, Trotsky pouvait écrire à ce sujet :

« Les manifestations actives des étudiants ne sont qu’une tentative de la jeune génération de la bourgeoisie, surtout de la petite bourgeoisie, pour trouver une issue à l’équilibre instable dans lequel le pays s’est trouvé après la prétendue libéralisation de la dictature Primo de Rivera. Lorsque la bourgeoisie renonce consciemment et obstinément à résoudre les problèmes qui découlent de la crise de la société bourgeoise, lorsque le prolétariat n’est pas encore prêt à assumer cette tâche, ce sont souvent les étudiants qui occupent l’avant-scène. Ce phénomène a toujours eu pour nous une signification énorme et symptomatique. Cette activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire signifie que la société bourgeoise traverse une crise profonde. La jeunesse petite-bourgeoise sentant qu’une force explosive s’accumule dans les masses, tend a trouver à sa manière l’issue de cette impasse et pousser plus avant le développement politique ». [4]

C’est précisément parce que l’accumulation de « force explosive dans les masses » n’est pas encore l’explosion elle-même, que l’oligarchie bénéficie en 1931 d’un sursis et qu’elle peut chercher, avec le régime républicain, une forme nouvelle de sa domination bénéficiant au départ d’un préjugé favorable aussi bien chez les travailleurs que dans la petite bourgeoisie urbaine qui s’est au fil des années détournée de la dictature. Le changement de la forme constitutionnelle revêt ici celui d’une véritable relève. En août 1930, c’est une conférence de tous les groupes politiques, tenue à Saint-Sébastien, qui va déterminer la nouvelle orientation : catholiques conservateurs comme Alcalá Zamora et Miguel Maura, républicains « de droite » comme Alejandro Lerroux ou « de gauche » comme Azaña et Casares Quiroga, le socialiste Indalecio Prieto, le catalaniste Nicolau d’Olwer, concluent le « pacte de Saint-Sébastien » par lequel ils se prononcent en faveur de la République pour laquelle ils cherchent une épée et un général. C’est avec Alcalá Zamora et Miguel Maura que les représentants du roi organisent en avril la passation des pouvoirs C’est sur ce modèle « républicain » qu’est constitué le nouveau gouvernement provisoire de la république espagnole, présidé par Alcalá Zamora, avec Maura à l’Intérieur, trois socialistes à des postes-clés, Prieto aux Finances, Largo Caballero au Travail, le Juriste De los Rios à la Justice. Loin d’être finie, la révolution espagnole ne fait en réalité que commencer. Entre le programme modérément réformateur et profondément conservateur de l’équipe au pouvoir et ses possibilités de s’inscrire dans la réalité se dresse un obstacle terrible que la chute de la monarchie contribue par elle-même à nourrir et développer, l’existence d’un mouvement ouvrier organisé, partis et syndicats entraînant les masses rurales, des millions de travailleurs misérables des villes, des mines et des champs, dont les revendications élémentaires posent le problème de la révolution.

Notes

[1] L. Trotsky, Les tâches des communistes en Espagne - mai 1930 - Écrits tome III, page 405

[2] A. Ramos Oliveira, Politics, Economics and Men of Modern Spain, p 438

[4] H. Rabasseire, Espagne, creuset politique, p 40.

[4] Trotsky, op. cité, pages 406-407

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