1980

"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?"

Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980.

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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)

P. Broué

La crise de l’Opposition en 1929


L'année 1929 a commencé à Moscou par l'arrestation d'une centaine d'oppositionnels, la décision d'expulser Trotsky, et un coup extraordinaire réalisé par les oppositionnels de Moscou, la publication du résumé, rédigé par Kamenev, de ses discussions avec Boukharine quelques semaines auparavant, destiné par lui à Zinoviev, mais dont Schwalbe donna copie aux trotskystes.

Bientôt le gouvernement recourt à de nouvelles mesures d'urgence pour briser les koulaks qui résistent aux livraisons ‑ et ce tournant s'accompagne d'une offensive de Staline ouvertement dirigée contre les positions de la « droite ». Le 27 février, Molotov, dans la Pravda, s'en prend à la théorie de l'intégration pacifique du koulak dans le socialisme, reprend l'affirmation de l'Opposition de gauche selon laquelle le koulak constitue l'avant‑garde de la restauration bourgeoise. En juin, les trois, Boukharine, Rykov et Tomsky sont relevés de leurs responsabilités. En novembre, ils font une autocritique publique. C'est le 27 décembre enfin que, dans un article de la Pravda intitulé « Au diable la Nep ! », Staline officialise le nouveau cours, entamé en fait depuis le printemps : la nouvelle politique est désormais celle de l'industrialisation à outrance et de la collectivisation intégrale avec leur corollaire, la « liquidation du koulak en tant que classe ».

Trotsky suit avec attention les événements en U.R.S.S., informé qu'il est, jusque dans le détail, de ce qui s'est passé et se passe, y compris au bureau politique. Il ne semble pas avoir le moindre doute. La nouvelle politique qui est substituée à la Nep ‑ mais pour combien de temps ? n'est pas et ne peut pas être un « tournant à gauche », c'est‑à‑dire le redressement de la ligne du parti sous la pression de son « noyau prolétarien » à un moment où l'appareil redouble précisément ses persécutions contre l'Opposition de gauche. L'ensemble collectivisation‑industrialisation‑appel à l'autocritique‑dénonciation du « danger de droite » et de la menace koulak, qu'il appelle « zigzag à gauche », constitue à la fois une réaction empirique de fuite en avant ‑ pour sortir de l'impasse de la politique pro­koulak qui a fait faillite ‑ et une manœuvre bureaucratique pour liquider les positions des boukhariniens dont Staline pense qu'il doit désormais les abattre.

Trotsky ne mésestime pas pour autant la gravité de la crise dans laquelle le Bloc centre‑droite a précipité le pays par sa politique des années précédentes, Il a conscience qu'une politique de droite ‑ néo‑Nep, concessions au capitalisme ‑ pourrait donner dans l'immédiat des résultats positifs, mais qu'elle serait aussi la porte ouverte à la contre‑offensive pour la restauration du capitalisme. Il est également convaincu que l'appareil aux mains de Staline peut parfaitement se lancer dans une telle politique après en avoir éliminé les avocats «droitiers ». Mais il n'exclut pas non plus que le zigzag à gauche ne se développe en « aventure bureaucratique », soudant les paysans pauvres et moyens aux côtés des koulaks, même si, au bout du compte, ce n'est que pour revenir ensuite, devant la faillite, à une politique plus droitière encore que celle des droitiers. L'Opposition avance donc sur un terrain miné avec une mince marge de manceuvre. Pour Trotsky, elle doit se faire le champion d'un véritable « tournant à gauche », inconcevable sans la fin des persécutions, la réintégration des oppositionnels exclus, la restitution de l'initiative aux masses, la résurrection de syndicats authentiques, la multiplication des unions de paysans pauvres, un programme en définitive inacceptable pour Staline et la fraction « centriste », mais que Trotsky propose au parti dans son ensemble comme un objectif de la réalisation du front unique imposé par les dangers du moment. De Turquie où il s'est établi après sien expulsion, il développe dans ses articles, ses lettres, ses messages, ses circulaires et bientôt les articles du Biulleten Oppositsii fondé à Paris, la politique dont il avait déjà exposé les grandes lignes dans sa déclaration de 12 juillet 1928au VI° congrès de l'Internationale [1].

L'ensemble des déportés d'Union soviétique, placés dans des conditions tout autres et subissant de fortes pressions n'ont pas la même vue générale. Bientôt, une importante fraction d'entre eux ‑ et ce qui est plus grave, une partie du vieux noyau de l'Opposition de 1923 commence à développer une position favorable à la direction du parti sur la base de l'existence de ce qu'elle appelle un « tournant à gauche ».

Bien des facteurs politiques, sociaux, psychologiques, jouent dans le mécanisme qui conduit à la crise de l'Opposition de gauche. Ses cadres appartiennent en gros au même milieu que ceux des tendances dominantes de l'appareil, sont issus de la même génération, des mêmes combats, et finalement de l'histoire du même parti. Ils sont plus ou moins profondé­ment marqués, eux aussi, par la dégénérescence du parti, dans leur mentalité comme leur façon de vivre. Ils ressentent la déportation et l'exil comme une mort politique et commencent à comprendre le point de vue de Zinoviev, prêt à se mettre « à plat ventre » et à « ramper », pourvu que ce soit dans le parti en dehors duquel on n'existe pas. Nombreux d'ailleurs sontsans doute parmi eux ceux qui ne se sont engagés dans le combat de l'Opposition unifiée que parce qu'ils croyaient en sa victoire à court terme et à  leur retour proche dans les fonctions et les honneurs. Certains sont tout simplement trop las, voire démoralisés pour affronter une répression de longue durée, trop sceptiques pour se sacrifier à une cause à laquelle ils ne croient plus guère.

D'autres obéissent à des motifs plus proprement politiques. Depuis 1923, les oppositionnels se sont avant tout battus contre l'aile du parti qu'ils considéraient comme l'ennemi n° 1, la droite avant‑garde de « Thermidor » et de la restauration capitaliste, dont les «centristes » n'étaient, aux yeux de beaucoup d'entre eux, que les complices abusés par leur courte vue. Sincèrement ou non, nombreux sont les oppositionnels qui voient dans le zigzag à gauche l'amorce d'un véritable tournant qui non seulement leur donne historiquement raison et justifie la lutte passée de l'Opposition, mais encore leur offre la tête abhorrée de leurs adversaires droitiers. Industrialisation et collectivisation n'étaient‑elles pas les revendications essentielles de la plate‑forme de 1927 ? La nouvelle politique antikoulak ne répond‑elle pas à leurs cris d'alarme depuis des années et ne confirme‑t‑elle pas leurs perspectives sur le « danger de droite » ? Le tableau comporte encore certes bien des ombres, mais si les centristes vont vraiment à gauche, ne seront‑ils pas obligés, tôt ou tard, de prendre appui sur le mouvement de masses, sur la fraction prolétarienne du parti, son « noyau » ouvrier ? Et ensuite sur les masses ? N'y‑a‑t‑il pas, avec la politique nouvelle, des tâches immenses à assurer ? Pour nombre de ces militants qui rongent leur frein, la question est de savoir si la place de ceux qui ont combattu pour la plate‑forme est bien en Sibérie et en Asie centrale, dans l'isolement et l'impuissance de l'exil, alors que la bataille décisive contre la droite est en train de se livrer à Moscou ? Les politiques qu'ils sont rêvent de revenir dans la capitale où se prennent les décisions, car ils estiment de leur devoir d'appuyer « le centre » pour éliminer « la droite » et rendre ainsi irréversible le tournant à gauche.

C'est ce que pense Radek ‑ dont le bureau politique, informé par le G.P.U., connaît la correspondance et les points de vue qu'il y défend et qui est bientôt l'objet de sollicitations directes, cependant que le G.P.U. s'emploie à diffuser les documents qui émanent de lui et à arrêter lettres et résolutions qui le condamnent. C'est aussi ce que pense Préobrajensky, et c'est là un fait infiniment plus grave, car il ne s'agit pas d'un franc‑tireur comme Radek, mais de l'un des « chefs historiques » de l'Opposition qui fut son porte‑parole et en 1923 et en 1925‑1926 lors du « débat économique » contre Boukharine. Or Préobrajensky a pensé en économiste la partie économique du programme de l'Opposition : après avoir été le premier à préconiser « l'accumulation socialiste primitive », il ne peut guère s’effrayer des conséquences politico‑sociales d'une collectivisation et d'une industrialisation qui sont à ses yeux non seulement les pièces maîtresses du programme de l'Opposition ‑ dont il pense qu'il est enfin « reconnu » par les dirigeants et ainsi justifié a posteriori ‑ mais aussi conditions et prémisses de la régénération du parti.

A la fin de mars, les « trois » ‑ Radek, Préobrajensky, Smilga - mettent de nouveaux documents en circulation. Ce sont les « thèses » d'Omsk. Radek a franchi un pas de plus, car, tout en critiquant la violence verbale dont fait preuve Iaroslavsky dans ses diatribes contre l'Opposition, il condamne ce qu'il appelle la « collaboration de Trotsky à la presse bourgeoise ». Cette reculade est‑elle la cause des hésitations de Préobrajensky ? Au lendemain d'une rencontre, autorisée par le G.P.U., avec Ichtchenko, qui marche avec Radek, il fait connaître en effet qu'il ne fera pas un pas de plus avec Radek et Smilga tant que les autorités n'auront pas restitué aux déportés la liberté totale de rencontre et de correspondance à laquelle ils ont droit. Dans une lettre qu'il met en circulation en avril, qu'il adresse à tous les oppositionnels déportés, Préobrajensky se présente en fédérateur de ceux qui se veulent « conciliateurs » et dont l'appareil cherche à faire des « capitulards ». Très lucide, il prévoit que les militants qui veulent être réintégrés à tout prix dans le parti auront à se soumettre à « des méthodes qu'ils ne peuvent approuver » et qu'il leur faudra porter comme une « lourde croix » leur nouvelle carte du parti [2].

Ce que Préobrajensky veut, c'est négocier. Il réclame aux autorités l'arrêt de la répression, l'abandon de l'application aux oppositionnels de l'article 38, le retour d'exil de Trotsky. Les autorités staliniennes vont jouer de ses aspirations. Fin avril, il est autorisé à revenir à Moscou pour quelque temps et il y commence immédiatement des discussions avec Iaroslavski et Ordjonikidzé que Staline semble avoir suivies de très près. Nous ignorons tout de leur déroulement concret, des pressions qui se sont exercées sur lui, de ses reculs successifs. Nous savons seulement qu'en juillet, c'est au tour de Smilga et de Radek d'obtenir l'autorisation de quitter l'exil pour un séjour à Moscou. Interrogé en gare d'Ichim par des déportés membres de l'Opposition, Radek révèle son état d'esprit véritable et son orientation réelle : il les appelle à « rejoindre le parti en danger » et affirme « n'avoir plus rien de commun avec Trotsky » [3].

En fait Staline ne peut en aucun cas accepter aucune des revendications initialement présentées par Préobrajensky : pour lui, en aucun cas, les anciens oppositionnels ne peuvent être autorisés à dire qu'ils ont eu raison et que le parti a eu tort de les frapper. Il joue pourtant à fond la carte des prétendues négociations parce qu'elle conforte les illusions des oppositionnels les plus faibles, permet d'isoler Trotsky banni et de faire exploser à terme l'Opposition de gauche. La semi‑liberté accordée à Radek, Préobrajensky et Smilga, la diffusion systématique de leurs lettres et documents sur les lieux de déportation s'accompagnent de mesures renforçant l'isolement matériel et physique de ceux des militants que l'on sait irréductibles et prêts à dénoncer les capitulards.

Mal informé, l'exil bruisse de rumeurs alarmistes. A destination des plus sincères ou des plus candides des hésitants, les autorités jouent de la peur collective, des troubles qui menacent dans les campagnes, du danger « blanc » renaissant, de la réapparition d'une situation générale semblable à celle qui prévalait à la veille de l'insurrection de Cronstadt : autant d'arguments en faveur d'une union sacrée que l'on ne saurait obtenir des dirigeants qu'au prix de concessions présentées comme mineures. Pour d'autres, on fait miroiter les perspectives « grandioses » ouvertes par la nouvelle politique de transformation de l'économie et de la société, l' « Octobre paysan » (la « troisième révolution », écrira plus tard Isaac Deutscher). Pour les plus faibles enfin, on joue de l'intérêt matériel en faisant miroiter les possibilités de réintégration dans des postes officiels de ceux qui reprendront à temps le droit chemin.

La campagne est bien menée, et elle porte ses fruits. En juin 1929, dans une lettre adressée à Rakovsky et interceptée par le G.P.U., Solntsev décrit la « panique » dans les rangs de l'Opposition en déportation et même la « décomposition » de ses rangs devant ce qu'il appelle la « trahison inouïe » de la « commission des trois ». D'autres vétérans s'engagent à leur tour dans la voie dangereuse des négociations sans se rendre compte apparemment qu'elle ne conduit qu'à la capitulation. C'est le cas d'Ivan N. Smirnov, suivi de Beloborodov, S. V. Mratchkovsky et autres, qui proclament la nécessité de « sauver l'unité de l'opposition » et s'engagent ainsi dans le courant dominant qui va la décomposer un peu plus [4].

C'est finalement le 13 juillet que la Pravda publie la déclaration des trois, contresignée par 400 exilés. Il s'agit en réalité d'une capitulation en rase campagne, condamnation non seulement des positions et de l'activité actuelles de l'Opposition, mais aussi de ses positions passées, incluant aussi le reniement des signatures apposées en 1927 au bas de la plate­forme. Ce texte constitue pour Staline une victoire retentissante : Radek, Préobrajensky et Smilga ont été des dirigeants les plus écoutés de l'Opposition de gauche, et ils ont finalement abandonné toutes leurs « revendications » pour devenir de simples laudateurs, non seulement du cours « gauche » officiel, mais de la direction en général.

Un seul récit nous est parvenu d'un débat dans les rangs des « bolcheviks‑léninistes » en liberté : celui de Lev Z. Kopelev, qui avait alors dix‑sept ans et appartenait depuis quelques semaines à l'organisation de Kharkov. Les oppositionnels ont tenu une réunion clandestine dans un bois hors de la ville et écouté le rapport du « camarade Alexandre, de Moscou » sur « la situation présente et les problèmes de l'Opposition léniniste ». Ce dernier a expliqué que le C.C. avait adopté le programme d'industrialisation de l'Opposition, qu'il n'y avait plus de danger koulak, que Staline avait lui‑même détruit les bases de son pouvoir usurpé. Et Kopelev d'évoquer les arguments de ceux qui, comme lui, plaidaient pour l'abandon de l'activité fractionnelle : « L'essentiel était de construire des usines et des centrales électriques, de renforcer l'Armée rouge. Que Trotsky en exil s'occupe de la révolution mondiale ‑ nous devions chez nous travailler avec le parti et la classe ouvrière au lieu d'aggraver la scission et de saper l'autorité du comité central et du gouvernement soviétique [5]. »

Dans les rangs des déportés, les conséquences de la capitulation des trois ont été immenses. Beaucoup avaient cru que leurs dirigeants étaient allés négocier à Moscou en leur nom à tous et découvrent en lisant la Pravda l'étendue du désastre. D'autres se précipitent pour les imiter avant que la porte ne soit définitivement fermée. Mais la grande majorité est surtout profondément démoralisée ‑ et ce sont des hommes sceptiques qui, l'un après l'autre, se rallient pour être libérés.

Pourtant la capitulation des trois est trop éclatante pour ne pas provoquer certaines réactions de rejet. Ainsi, I.N. Smirnov et les siens condamnent ce qu'ils considèrent comme un reniement et reprennent dans les négociations les revendications même qui avaient été mises en avant par Préobrajensky. Surtout, il ne manque pas en exil d'hommes qui sont prêts à demander leur réintégration dans le parti sur la base de la politique nouvelle du « tournant à gauche », et qui veulent bien renoncer publiquement à toute activité fractionnelle, mais ils sont loin d'être tous prêts à renier publiquement leurs idées passées et présentes et encore moins à effectuer un geste qui signifierait de leur part l'approbation de la répression contre l'Opposition et 1 en particulier de l'exil de Trotsky. Et c'est sur ceux‑là que Khristian Rakovsky va miser en cherchant avant tout à les retenir sur la pente où ils risquent de glisser avec I.N. Smirnov en dépit de toutes ses bonnes intentions. De Saratov, où il en a discuté le texte avec ses camarades de déportation, Rakovsky envoie finalement le 22 août au comité central et à la commission centrale de contrôle une « déclaration » contresignée par V. V. Kossior et Mikhail N. Okoudjava [6].

Sur un ton très modéré, sous une forme soigneusement calculée, la déclaration affirme la détermination de l'Opposition de prendre toutes ses responsabilités en vue de la constitution d'un front unique dans le parti contre le danger de droite. Elle reste extrêmement ferme sur la revendication de libération immédiate et de réintégration dans les rangs du parti des oppositionnels emprisonnés et déportés.

On lui reprochera de ne pas condamner clairement la théorie du « socialisme dans un seul pays », de rester ambiguë dans les questions, fondamentales, de la révolution internationale. Ceux qui la critiquent en disant qu'elle est tournée vers des hommes en train de prendre la fuite, mesurent‑ils la gravité de la crise qui secoue l'Opposition ? La question est vite tranchée cependant dans la vie. D'abord, dans les colonies où elle circule au prix de gros efforts, la déclaration rassemble en quelques semaines un nombre important de déportés soulevés d'indignation par la « trahison » des trois : cinq cents signatures en trois semaines, dont celles de militants prestigieux, N. I. Mouralov, V. S. Kasparova, K. E. Grünstein, L. S. Sosnovsky. Elle coupe l'herbe sous les pieds des conciliateurs en train de glisser vers la capitulation, comme I. N. Smirnov, en démontrant « bonne volonté » et « esprit unitaire » face à la mauvaise foi des procureurs. Finalement, la capitulation de Smirnov, Boguslavsky, Mratchkovsky, Beloborodov et autres, en octobre, n'a pas le caractère infâmant de celle de Radek et de ses partenaires [7] : en outre, quand elle paraît, une nouvelle déclaration, datée du 4 octobre, marque le redressement de l'Opposition de gauche sous la direction de Rakovsky.

C'est que la brutalité de la fin de non‑recevoir opposée par l'appareil à la déclaration d'août, les violentes attaques signées Iaroslavsky dans la Pravda, les représailles féroces exercées contre Rakovsky, enlevé de Saratov et déporté dans les conditions inhumaines de Barnaoul, contre Sosnovsky, envoyé dans les isolateurs de Chéliabinsk, puis Tomsk enfin ‑ un vrai tombeau ‑ achèvent de convaincre les authentiques hésitants, les conciliateurs sincères, les naïfs véritables : comme l'écrivait Rakovsky dans ses thèses d'août, c'est bien l'attitude vis-­à‑vis de l'Opposition de gauche, c'est‑à‑dire du régime du parti, de sa démocratie interne, de la démocratie ouvrière, qui est la pierre de touche de l'existence d'un véritable « tournant àgauche » permettant d'escompter un redressement du parti.

Lorsque Trotsky appose finalement le 25 septembre sa propre signature au bas de la déclaration de Rakovsky qu'il vient seulement de recevoir, il peut écrire à la fois qu'il est d'accord avec son contenu politique et qu'elle appartient déjà à un passé révolu. Commentant les événements des derniers mois sur la base de la correspondance d'U.R.S.S., Isaac Deutscher estime que le coup porté à l'Opposition a été rude : de huit mille membres ‑ soit deux fois plus qu'au temps de sa semi‑légalité dans le parti courant 1927 ‑ qu'elle comptait en déportation au début de 1929, l’Opposition serait tombée à la fin de la même année à un peu plus de mille partisans seulement [8]. Trotsky, lui, écrit à ses camarades que, même s'ils ne restaient que trois, l'essentiel est que subsistent le drapeau, le programme, l'avenir.

La crise politique de l'Opposition est terminée bien que les débats se poursuivent et que quelques capitulations isolées viennent s'ajouter à la longue liste de 1929. Ses épreuves ne le sont pas. Après que Radek et ses compagnons ont tracé entre l'Opposition et la fraction stalinienne au pouvoir le trait de l'abjection, Staline, lui, va tracer un trait de sang.


Notes

[1] Bibliothèque du Collège de Harvard, T 3721. Parmi les premiers textes d'exil, mentionnons « La crise du bloc centre‑droite » (20 mars), la « Lettre aux ouvriers d'U.R.S.S. » (27 mars).

[2] Bibliothèque du Collège de Harvard, T 15264.

[3] Le récit de cette rencontre sera publié dans le n° 7 des Cahiers Léon Trotsky.

[4] Ivan N. Smirnov (1881‑1936), fils de paysans, membre du parti en 1899, cheminot, puis mécanicien, avait été un des organisateurs du parti avant guerre, dirigeant de la révolution de février à Tomsk, d'octobre à Moscou. Membre du conseil militaire révolutionnaire, chef de la 5° armée, membre du comité révolutionnaire de Sibérie, il avait été surnommé par Lénine « la conscience du parti ». Il était entré dans l'Opposition en 1923 alors qu'il était commissaire du peuple aux postes et télégraphes. Il était connu pour son tempérament conciliateur. Aleksandr G. Beloborodov (1891‑ 1938), fils d'ouvriers, électricien, membre du parti en 1907, dirigeant des bolcheviks de l'Oural, avait endossé en 1918 la responsabilité de l'exécution sommaire du tsar et de sa famille. Il était également membre de l'Opposition depuis 1923. Sergei V. Mratchkovsky (1888‑1936), né en prison, bolchevik en 1907, chef de partisans pendant la guerre civile, puis commandant de district militaire, avait rejoint l'Opposition de gauche en 1923. Il avait été arrêté et. exclu du parti en 1927 pour l'affaire de l'imprimerie clandestine.

[5] Lev Kopelev,, No Jail for Thought (1977), p. 108‑109.

[6] Cf. documents, pp. 78‑86. Pour V. V. Kossior et M. N. Okoudjava, cf. p. 29.

[7] Cf. documents, pp. 87‑89.

[8] I. Deutscher, Le prophète hors la loi, p. 122.


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