1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XIV – La paix… à tout prix [1] ?

La signature de l'armistice et la fin des combats sur le front russe constituent pour les bolcheviks un succès incontestable, bien que fragile. L'armistice est en effet limité dans le temps et stipule l'ouverture de négociations de paix dans lesquelles les bolcheviks courent le risque d'être engagés seuls, donc vers une paix séparée, qui est loin d'être leur objectif. Pour la première fois, en outre, depuis qu'ils sont devenus des acteurs de premier plan sur la scène mondiale, ces derniers se trouvent confrontés à une équation avec plusieurs inconnues difficiles à évaluer.

Quelle va être l'attitude des puissances de l'Entente vis-à-vis des négociations de paix proposées par les Russes ? Il semble que ces derniers aient beaucoup redouté un accord entre l'Entente et les Centraux, une réunification de l'impérialisme se tournant alors contre la révolution incarnée par le gouvernement bolchevique. Cela n'exclura pas, nous le verrons, des efforts de leur part pour entraîner l'Entente à les soutenir face à l'offensive allemande.

Quelle va être l'attitude de l'Allemagne et des alliés de la Quadruple Alliance vis-à-vis des pourparlers de paix ? Vont-ils cyniquement dicter une paix de conquêtes contraire au droit des peuples ? Ou plutôt, auront-ils la possibilité de s'engager dans cette voie sans se heurter à l'indignation des masses ouvrières allemandes et à leurs aspirations solidaires de la révolution russe ?

Last, but not least, les bolcheviks ont-ils réellement le choix ? L'armée russe s'étant démobilisée elle-même, ne sont-ils pas plus ou moins contraints d'accepter un diktat sous la menace ? Les soldats russes aspirent à la paix. Mais la veulent-ils à tout prix ? Seraient-ils éventuellement prêts à résister ? Peuvent-ils, temporairement au moins, donner le change et ne pas avouer qu'ils ne se battront pas ?

C'est à l'intérieur de ces variables – on pourrait dire de ces incertitudes – que doit s'insérer la politique soviétique. Les bolcheviks peuvent, en tenant la dragée haute aux Centraux dans les négociations, ouvrir une brèche dans le mur de la calomnie. En Occident, indiscutablement, une large fraction de travailleurs a été abusée par les calomnies faisant de Lénine et de Trotsky des agents allemands : un comportement ferme peut leur démontrer qu'au contraire ce sont d'irréductibles ennemis des Hohenzollern et du militarisme allemand. Par ailleurs, une attitude principielle dans les pourparlers, la dénonciation publique de la violence que l'impérialisme se prépare à imposer aux peuples peuvent leur permettre d'indigner – peut-être de mobiliser – une partie au moins des travailleurs allemands. Une telle attitude pourrait-elle influencer suffisamment les soldats allemands et austro-hongrois pour que leurs chefs hésitent à les lancer de nouveau dans la bataille ? Peut-on faire comprendre aux soldats du front que l'orientation vers la paix à tout prix et sa manifestation publique risquent de laisser les dirigeants révolutionnaires russes les mains vides face au chantage allemand à l'offensive dans le cours des pourparlers ?

Les négociations de paix commencent le 9/22 décembre, toujours dans le sinistre cadre de la forteresse de la ville de Brest-Litovsk, les plénipotentiaires logeant dans fortins ou baraques et se réunissant dans le mess des officiers. D'entrée, le porte-parole soviétique, A.A. Joffé, propose un nouveau report de dix jours pour laisser le temps aux Alliés de se joindre aux négociations au cas où ils changeraient d'avis. Puis il propose six points qui sont la base sur laquelle les Soviétiques suggèrent de mener les négociations : parmi eux, la renonciation aux annexions et indemnités, le rétablissement de l'indépendance politique des nations qui en ont été privées, y compris dans les colonies, la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, le référendum étant considéré comme le moyen de trancher cette question, des lois protégeant les minorités nationales dans les Etats belligérants [2].

Les commissions continuent de travailler. Rompus à leur métier, les diplomates des Puissances centrales s'efforcent d'apprivoiser les délégués bolcheviques, de multiplier avec eux les conversations personnelles pour les sonder et s'informer : les repas pris en commun autour d'une même table facilitent cet investissement. Le 12/25 décembre, le comte Czernin donne la réponse aux propositions soviétiques : les Centraux acceptent la formule qui condamne les annexions, donc la paix démocratique, à condition, bien entendu, que l'Entente en fasse autant. Ils acceptent de se situer sur le terrain de l'autodétermination nationale, sauf en ce qui concerne les colonies et les territoires des peuples de minorités nationales qui étaient avant la guerre à l'intérieur de leurs frontières [3]. Leur position, on le verra, n'était pas exempte d'ambiguïté, mais elle constituait sans aucun doute pour les bolcheviks une reconnaissance importante de leurs principes. Commentant l'événement au conseil exécutif central des soviets le 14/27 novembre 1917, Trotsky souligne que le gouvernement allemand, en abandonnant ouvertement et publiquement, sous la pression de la révolution russe, ses visées annexionnistes, est en train d'amorcer une retraite. Il explique, de façon peut-être un peu triomphaliste :

« L'Allemagne ne cède pas seulement à la force de la vérité, mais à la peur de la révolution qui menace l'existence même du régime bourgeois. Depuis que nous avons jeté à la face de nos "alliés" les traités de brigandage qu'ils avaient conclus avec le gouvernement du tsar, nous avons démontré que nous ne connaissions qu'un unique contrat, sacré bien que non écrit, celui de la solidarité internationale du prolétariat. Par cette tactique, nous avons donné à la Révolution russe cette force immense qui hypnotise de plus en plus les masses prolétariennes d'Occident. Là, la bourgeoisie est encore puissante politiquement et surtout psychologiquement du fait des calomnies et des mensonges répandus par la presse qui est tout à fait entre ses mains, mais le peuple sait déjà que la Révolution russe l'a emporté et que l'Allemagne a reconnu sa victoire [4]...  »

On comprend à Petrograd que le verbe importe, mais qu'il faut l'accompagner de gestes, même symboliques, et de tout ce qui peut frapper l'imagination des peuples. Le 30 novembre/13 décembre 1917, est promulgué le décret n° 112 destiné à la publication immédiate et dont le sens est très clair :

« Considérant que le pouvoir soviétique se place sur le terrain des principes de la solidarité internationale et de la fraternité des travailleurs de tous les pays, que la lutte contre la guerre et l'impérialisme ne peut être menée à la victoire complète qu'à l'échelle internationale, le conseil des commissaires du peuple estime nécessaire de venir en aide par tous les moyens possibles, y compris financiers, à l'aile gauche internationaliste du Mouvement ouvrier dans tous les pays, indépendamment du fait que ces Etats se trouvent en guerre contre la Russie ou parmi ses alliés ou encore chez les neutres. Pour cela le conseil des commissaires du peuple décide de mettre à la disposition des représentants étrangers du commissariat aux affaires étrangères la somme de 2 millions de roubles pour les besoins du mouvement révolutionnaire international [5]. »

Le décret est signé Lénine et Trotsky. Les autres mesures prises au même moment ne sont pas moins spectaculaires. Le 6/19 décembre, ce sont la décision de commencer la démobilisation sans attendre l'issue des pourparlers, celle de libérer des camps et du travail obligatoire les prisonniers de guerre allemands et austro-hongrois, autorisés à circuler librement et à travailler. Puis c'est l'annulation du traité anglo-perse de 1907, qui prévoyait le partage de la Perse et, le 10/23 décembre, l'ordre d'évacuer les troupes russes qui occupent la partie septentrionale de ce pays. C'est dans la même période que Trotsky donne instruction à Joffé de réclamer le transfert des négociations à Stockholm ou dans une autre ville de pays neutre pour qu'elles puissent se dérouler sous les yeux du monde avec la participation sans entraves de la presse : la ligne est la même, il s'agit de faire de ces négociations non seulement une tribune où l'on expose son point de vue, mais une démonstration.

Cette politique implique que l'on gagne du temps et que les négociations durent le plus longtemps possible pour que propagande et agitation produisent leur effet. Le gouvernement soviétique charge Karl Radek, citoyen autrichien, exclu du Parti social-démocrate allemand où il a été un des éléments de « la gauche », d'assurer préparation et édition du matériel destiné à l'agitation révolutionnaire dans les rangs des armées allemande et austro-hongroise, L'autre décision est d'envoyer Trotsky à Brest-Litovsk : il n'est possible de gagner du temps, constate Lénine, que si quelqu'un s'en occupe, et Trotsky aura sans doute ce talent.

Il s'agit en fait de gagner du temps pour les derniers moments, ceux qui sont décisifs, C'est encore à Trotsky qu'il revient d'essayer, en une tentative presque désespérée, de convaincre les soldats du front d'épauler le gouvernement en tenant pour la « dernière minute essentielle ». Devant l'exécutif central, il s'adresse aux soldats du front en utilisant tous les arguments possibles :

« A la veille des journées d'Octobre, nous avons juré que nous arracherions les vêtements des bourgeois, que nous enlèverions le pain de l'arrière et que nous l'enverrions aux hommes dans les tranchées. Le temps est venu de le faire […]. Nous promettons aux représentants des soldats du front toute l'aide possible, Nous leur disons : dites-leur, dans les tranchées, que les difficultés du moment ne sont que les douleurs de l'enfantement que la patrie doit traverser pour obtenir une nouvelle vie libre et belle.
« Tenez bon pour la dernière minute essentielle, Que le soldat allemand sache que nous avons une armée nouvelle, sans chefs, sans punitions, une armée qu'on ne mène pas au bâton, que, de notre côté du front, chaque soldat est un citoyen pénétré de conscience révolutionnaire et ce qu'une telle armée est capable de réaliser. Elle tient les tranchées avancées du mouvement révolutionnaire mondial. Ses drapeaux sont ceux de la libération mondiale des travailleurs et personne ne nous les arrachera des mains. Vive l'armée révolutionnaire ! Vive la marine révolutionnaire [6] ! »

Avant de partir pour Brest-Litovsk, Trotsky a un bref entretien avec Lénine, à Smolny :

« La question de signer ou de ne pas signer fut, pour l'instant, laissée de côté: on ne pouvait savoir quelle serait la marche des conférences, quel effet elles produiraient en Europe, quelle nouvelle situation allait en résulter. Et nous ne renoncions pas, bien entendu, à l'espoir d'un rapide développement révolutionnaire [7]. »

Trotsky emmène avec lui Karl Radek. Sadoul, un diplomate français, l'explique par des confidences qu'il lui aurait faites:

« Il a confiance dans sa très vive intelligence, dans sa loyauté politique, et il est convaincu que l'intransigeance et la fougue de cet énergique passionné tonifieront les Joffé, Kamenev et autres délégués russes, plus doux et plus mous [8]. »

Le fait que Radek soit citoyen de l'empire austro-hongrois, qu'il ait été exclu du Parti social-démocrate allemand avant la guerre, fait en outre de sa présence dans la délégation soviétique un défi au chauvinisme germano-autrichien, une proclamation d'internationalisme sans phrases. Radek lui-même en rajoute en se mettant, à peine descendu du train, à distribuer des tracts aux militaires autrichiens et allemands. Le voyage est instructif. Trotsky raconte :

« Quand je passai la ligne des tranchées, pour la première fois, sur le chemin de Brest-Litovsk, nos camarades, malgré tous les avertissements et les exhortations qui leur avaient été adressés, ne réussirent pas à organiser une manifestation plus ou moins significative pour protester contre les exigences excessives de l'Allemagne : les tranchées étaient presque vides, personne n'osa dire un mot, même sous une forme conditionnelle, au sujet d'une prolongation de la guerre. La paix, la paix, coûte que coûte [9] ! »

Dès son arrivée à Brest-Litovsk, Trotsky, par son attitude et ses premières décisions, signifie que quelque chose est changé. Il refuse poliment l'invitation du prince Léopold de Bavière et fait connaître que les représentants russes prendront désormais leurs repas entre eux [10]. En quelques heures, il réussit à donner à tous le sentiment que, si l'on négocie, à Brest, c'est entre ennemis.

Dès la première session, le 27 décembre 1917/9 janvier 1918, s'engage un débat aux allures de marathon dans lequel les plénipotentiaires des Centraux découvrent en Trotsky un adversaire redoutable dont ils ne comprennent pas pourtant au premier abord les objectifs et les moyens. D'entrée, le ministre allemand Kühlmann a confirmé que son gouvernement avait accepté une paix sans indemnité ni sanction, mais souligné que cette position n'était valable que dans le cas d'une paix générale. Il rejette catégoriquement la demande des Russes de transférer les négociations dans un pays neutre : les pourparlers doivent se poursuivre sur place. Puis, suivi avec une martiale détermination par le représentant de l'état-major, le général Hoffmann, il s'en prend à la propagande révolutionnaire anti-allemande des Soviétiques [11]. Défi supplémentaire : le lendemain, les représentants de la Rada d'Ukraine – le gouvernement qui vient de traiter au nom de l'Ukraine avec les Allemands et que ces derniers veulent jeter dans les pieds des bolcheviks – sont présents [12].

Trotsky déjoue tous les pièges. Il n'est pas question pour lui de se laisser entraîner à discuter de la représentativité des gens de la Rada dont il escompte que les bolcheviks ukrainiens vont venir à bout très vite. Il n'a, en vertu de ses principes, aucune objection à la présence d'une délégation ukrainienne. Il refuse, bien entendu, avec une fermeté décourageante pour l'adversaire, de présenter des excuses ou d'envisager des mesures restrictives pour la propagande révolutionnaire anti-impérialiste qui déplaît aux autorités allemandes. Son gouvernement l'a envoyé ici pour discuter des conditions de la paix, non de sa politique. D'ailleurs il n'a pour sa part aucune objection à ce que le gouvernement allemand ou ses alliés fassent de la propagande contre-révolutionnaire en direction des troupes russes. Enfin, s'étant prononcé pour la discussion la plus large, il souhaite que rien ne vienne la restreindre.

Sur la question de la paix « démocratique », il se fait ironique et même sarcastique aux dépens du gouvernement allemand, brutalement « converti » après avoir rêvé de conquêtes et d'annexions. Les révolutionnaires, eux, n'ont pas changé de principes en dix jours. Trotsky souligne le lien entre ce reniement des principes, à peine affirmés, que vient de commettre le gouvernement allemand, et la volonté des Centraux d'isoler les négociateurs à Brest, de façon à dissimuler le plus possible au monde le véritable enjeu des négociations et la conduite de chacun. Il tourne en ridicule l'affirmation de Kühlmann selon laquelle la tenue de la conférence à Brest-Litovsk permettrait de mieux assurer la sécurité des délégués soviétiques que dans n'importe quelle ville d'un pays neutre. Il analyse la volonté allemande de dicter ses conditions, visible dans la nouvelle attitude des négociateurs, comme une volonté de profiter de leur supériorité numérique momentanée. Pourtant, il se plaît à souligner combien « force » et « faiblesse » sont relatives : l'importance des stocks et le tracé des lignes militaires sont appelés à se modifier. Il le répète : les délégués soviétiques sont venus à Brest-Litovsk pour tenter de conclure une paix démocratique, pour savoir « si la paix est possible sans violences à l'égard de la Pologne, de la Lituanie, de la Lettonie, de l'Estonie, de l'Arménie et autres pays à qui la révolution russe a promis le droit intégral d'autodétermination [13] ».

Les sessions succèdent les unes aux autres, et les diplomates centraux vont aller de surprise en surprise. Trotsky proteste contre une phrase du projet de traité qui parle de préserver l' « amitié » entre les signataires : il rejette ce qu'il considère comme un style ornemental et conventionnel, déplacé dans un tel document d'affaires. Kühlmann intervient pour assurer que l'Allemagne a, en fait, réglé la question de la Pologne et des Etats baltes en se conformant à leur droit d'autodétermination : il pense ainsi faire un geste en direction des bolcheviks, en les aidant à sauver la face. Trotsky rétorque qu'il faut appeler les choses par leur nom et que c'est une politique d'annexion ! Alors Kühlmann arrête là l'échange. Hoffmann ne trouve non plus rien à dire quand le commissaire du peuple aux Affaires étrangères lui rappelle au passage qu'il est personnellement condamné par contumace aux yeux de la loi allemande pour « injures » à Sa Majesté le Kaiser. Ils n'ont rien non plus à répondre quand il affirme qu'il n'y a pas d'autodétermination possible dans un pays occupé par des forces étrangères : l'évacuation des troupes d'occupation est le préalable incontournable de toute décision d'autodétermination [14]. Au passage, Trotsky démontre toute sa virtuosité manoeuvrière, souligne les contradictions, attise les oppositions entre Vienne et Berlin, entre la chancellerie et l'état-major allemand, se gausse cruellement de ses interlocuteurs qui affirment l'indépendance réelle de gouvernements fantoches qui ne sont même pas représentés à une conférence qui va trancher leur sort. Il donne acte au général Hoffmann, qui a prononcé une très violente intervention – dont il est très satisfait – sur le fait que le gouvernement soviétique repose sur la force. Il ajoute :

« Je dois cependant protester fermement contre l'affirmation totalement fausse selon laquelle nous avons mis hors la loi ceux qui ne pensent pas comme nous. Je serais très heureux d'apprendre que la presse social-démocrate en Allemagne jouit de la liberté dont nos adversaires et la presse contre-révolutionnaire jouissent dans notre pays, Ce qui, dans notre conduite, heurte et mécontente les autres gouvernements, est le fait que nous arrêtons non les ouvriers qui se mettent en grève, mais les capitalistes qui décident le lock-out contre eux, que nous ne fusillons pas les paysans qui revendiquent les terres, que nous arrêtons les propriétaires et officiers qui essaient de fusiller les paysans [15] ! »

Le plan de Trotsky se réalise ainsi peu à peu : il gagne du temps, ce qui était son premier objectif. Quant aux perspectives dans lesquelles il mène cette bataille de retardement, il les explique, dans Ma Vie et dans son Lénine :

« Il était clair que, si la bourgeoisie et la social-démocratie de l'Entente réussissaient à jeter dans les masses ouvrières des doutes sur notre compte, cela faciliterait extrêmement dans la suite une intervention militaire de l'Entente contre nous. J'estimais par conséquent qu'avant de signer une paix séparée, si c'était pour nous absolument inévitable, il était indispensable de donner, coûte que coûte, aux ouvriers d'Europe une preuve incontestable de la haine mortelle qui existait entre nous et les gouvernements de l'Allemagne [16]. »

Il poursuit :

« C'est précisément sous l'influence de ces motifs que j'arrivai, à Brest-Litovsk, à l'idée d'une démonstration "instructive" qui se traduisait par la formule : nous terminons la guerre, mais nous ne signons pas la paix [17]. [...] Je raisonnais ainsi : si l'impérialisme allemand est incapable de faire marcher contre nous ses troupes, cela signifiera que nous avons remporté une victoire aux conséquences incalculables, Si au contraire il est encore possible au Hohenzollern de nous porter un coup, nous aurons toujours le temps de capituler assez tôt. Je pris conseil des autres membres de la délégation dont Kamenev, je fus approuvé et j'écrivis à Lénine. Il me répondit: "Quand vous viendrez [...], nous en parlerons [18] ". »

Ils allaient en effet en parler. Le 5/18 janvier, l'homme de l'état-major allemand, le général Hoffmann, coupe court brusquement à tous les débats en déposant sur la table de la conférence une carte sur laquelle est indiquée en bleu la ligne au-delà de laquelle il n'y aurait pas de retrait des troupes allemandes avant l'achèvement de la démobilisation russe [a]; la ligne n'était pas tracée sur la partie sud de la carte, la décision, selon Hoffmann, étant du ressort des négociations entre les Centraux et la Rada d'Ukraine – laquelle, avec la chute de Kiev, venait pourtant de subir une défaite décisive [19].

Trotsky dénonce immédiatement cet ultimatum et la volonté brutale d'annexion qu'il ne cherche même pas à dissimuler :

« L'Allemagne et l'Autriche veulent détacher des positions de l'ancien Empire russe un territoire comprenant plus de 150 000 verstes carrées. Ce territoire inclut l'ancien Royaume de Pologne, la Lituanie et des zones importantes habitées par des Ukrainiens et des Biélorussiens. Pire encore, la ligne tracée sur la carte coupe en deux le territoire habité par les Lettons et sépare les Estoniens des îles de ceux du continent. Dans ces régions, l'Allemagne et l'Autriche doivent maintenir un régime d'occupation militaire appelé à se prolonger non seulement jusqu'à la conclusion de la paix avec la Russie, mais aussi après la conclusion d'une paix générale. En même temps, ces Puissances se refusent à toute déclaration portant sur le moment et les conditions de l'évacuation. Ainsi, la vie interne de ces provinces va rester pendant une période de temps indéfinie aux mains des puissances occupantes et le développement politique de ces régions suivra un cours qui leur sera dicté par ces puissantes Puissances. Il est clair que. dans de telles conditions, la libre expression de la volonté des Polonais, des Lituaniens et des Lettons se révélera illusoire, et cela signifie que les gouvernements d'Autriche et d'Allemagne prennent dans leurs propres mains la destinée de ces nations [20] .»

A la fin de la séance, il demande au nom de la délégation soviétique, une suspension des travaux de la commission politique : il veut pouvoir se rendre à Petrograd en consultation. Sa demande est acceptée.

C'est le même jour que se réunit à Petrograd l'Assemblée constituante, élue, après plusieurs reports successifs, le 12/25 novembre, trois semaines après la prise du pouvoir par les bolcheviks au nom des soviets. Le caractère particulier de la consultation apparaît dans le seul fait que les s.r. de gauche, désormais membres du gouvernement avec les bolcheviks, figurent dans cette compétition électorale sur les mêmes listes que les s.r. de droite qui dénoncent l'insurrection d'Octobre comme un coup d'Etat et nient toute légitimité au pouvoir qui en est issu. Les résultats n'en sont pas moins intéressants. Les social-révolutionnaires en général, le bloc des s.r. et de leurs sympathisants a obtenu 20 690 742 voix, contre 9 844 637 aux bolcheviks, 1 364 826 aux mencheviks, 601 707 aux diverses formations social-démocrates, 1 986 601 aux Cadets, 1 262 418 aux formations conservatrices russes et 2 620 967 aux formations allogènes. Les députés se répartissent ainsi : 299 s.r. de Russie, 81 s.r. d'Ukraine, 39 s.r. de gauche, 168 bolcheviks, 18 mencheviks et 4 social-démocrates « divers », 15 cadets, conservateurs et 77 représentants de formations allogènes. Minoritaires dans l'ensemble du pays avec 23,9 % des voix, les bolcheviks n'en sont pas moins majoritaires dans toutes les régions décisives de l'empire et dominent de façon hégémonique les villes et le centre géographique du pays [21].

On sait que les bolcheviks, décidés à ne pas laisser remettre en cause l'insurrection et les premières « conquêtes » du régime soviétique, se décidèrent finalement à disperser l'Assemblée constituante si celle-ci s'opposait résolument au régime soviétique et à ses mesures essentielles. Dirigée par un matelot anarchiste, la garde de la Constituante se chargea de la dispersion, après le vote de résolutions démontrant que les s.r. et la majorité des Constituants n'avaient rien appris ni rien oublié. Quand Trotsky arriva à Petrograd le 7/20 janvier, l'affaire était encore au centre des préoccupations de tous. Il était évidemment solidaire des décisions du gouvernement et de la dissolution de l'Assemblée constituante, décision à laquelle il n'avait eu nulle part mais qu'il allait défendre sans faiblesse par la suite. Pour le moment en tout cas, elle aggravait sans aucun doute sa position de négociateur : elle fut en effet interprétée par les sphères dirigeantes à l'étranger comme la preuve que les bolcheviks, recourant à la force pour écarter leurs adversaires « défensistes », étaient maintenant résolus à conclure la paix à tout prix. Trotsky écrit sur ce point :

« La dissolution de l'Assemblée constituante, au début, gâta beaucoup notre situation internationale. Elle montrait aux Allemands que nous étions vraiment disposés à terminer la guerre à quelque prix que ce fût. [...] Quelle impression cette même dissolution pouvait-elle produire sur le prolétariat des Alliés ? [...] Voici que les bolcheviks dispersaient l'Assemblée constituante "démocratique", pour conclure avec le Hohenzollern une paix humiliante, asservissante, alors que la Belgique et le nord de la France étaient occupés par les armées allemandes [22]... »

Son souci de faire une « démonstration » aux yeux du prolétariat européen allait devenir l'un des aspects de la crise profonde ouverte au sein du parti par l'ultimatum du général Hoffmann et son propre retour en consultation...


Trotsky a raconté, dans Lénine et dans Ma Vie, ses discussions en tête-à-tête avec Lénine, au lendemain de son arrivée à Petrograd le 7/20 janvier 1918 :

« – Tout cela est fort séduisant (disait Lénine), et même on ne pourrait rien souhaiter de mieux si le général Hoffmann était incapable de faire avancer ses troupes contre nous. Mais il y a peu d'espoir qu'il en soit ainsi. Le général trouvera pour son offensive des régiments spécialement composés de paysans riches bavarois, et en faut-il autant que cela pour se battre ? Vous dites vous-même que les tranchées sont vides. Et si les Allemands recommencent tout de même la guerre ?
– Alors, nous serons forcés de signer la paix, mais il sera clair pour tout le monde que nous n'avions pas d'autre issue. Cela suffira pour ruiner la légende qui montre une soi-disant liaison en coulisse entre nous et le Hohenzollern.
– Il y a certes là des avantages, mais c'est pourtant trop risqué. Actuellement, il n'y a rien au monde de plus important que notre révolution : il faut coûte que coûte la mettre hors de danger [23]. »

Il apparaît très vite que la situation est sérieusement compliquée par la situation dans le parti où, dès les premières informations concernant les exigences de Hoffmann, s'est développée de façon majoritaire l'idée de rejeter les conditions ainsi dictées et de reprendre les armes, si nécessaire pour une « guerre révolutionnaire », comme l'ont au fond assuré ou laissé entendre les dirigeants du parti au cours des mois précédents. L'unité du parti elle-même est en jeu. Trotsky poursuit son témoignage :

« – Si le comité central décide de souscrire aux conditions allemandes uniquement sous l'influence d'un ultimatum verbal, lui disais-je, nous risquons de provoquer une scission dans le parti. Il est indispensable de dévoiler le véritable état de choses à notre parti autant qu'aux ouvriers d'Europe... Si nous rompons avec ceux de gauche, le parti donnera de la bande sur la droite : car enfin, il est hors de doute que tous les camarades qui avaient pris nettement position contre l'insurrection d'Octobre et se sont prononcés pour le bloc des partis socialistes, se sont trouvés partisans sans réserves de la paix. [...] Il y a parmi les communistes de gauche beaucoup qui ont joué un rôle militant des plus actifs dans la période d'Octobre, etc.
– C'est indiscutable, répondit Vladimir Ilyitch. Mais ce qui se décide en ce moment, c'est le sort de la révolution. Nous rétablirons l'équilibre dans le parti, mais, avant tout, il faut sauver la révolution, et on ne peut la sauver qu'en signant la paix. Mieux vaut une scission que le danger de voir la révolution écrasée par la force militaire. Les lubies de la gauche passeront, et ensuite – même s'ils vont jusqu'à provoquer la scission, ce qui n'est pas absolument inévitable –, ils reviendront au parti. Mais si les Allemands nous écrasent, personne ne nous ramènera... Enfin, mettons que votre plan soit accepté. Nous avons refusé de signer la paix. Et alors, les Allemands prennent l'offensive. Que faites-vous dans ce cas ?
– Nous signons la paix sous la contrainte des baïonnettes. Alors le tableau se dessine clairement pour la classe ouvrière du monde entier.
– Et vous ne soutiendrez pas alors le mot d'ordre de la guerre révolutionnaire ?
– Jamais.
– Si l'affaire se présente ainsi, l'expérience peut en être beaucoup moins périlleuse déjà. Nous risquons de perdre l'Estonie ou la Lettonie. Des camarades estoniens sont venus me voir, et ils m'ont raconté comment ils avaient assez heureusement entrepris la construction socialiste dans les colonies agricoles. Il sera très regrettable de sacrifier l'Estonie socialiste – ajoutait Lénine d'un ton ironique – mais il le faudra, je pense, pour la bonne cause de la paix, en venir à ce compromis.
– Mais en supposant que la paix soit signée immédiatement, est-ce que cela supprime la possibilité d'une intervention militaire en Estonie ou en Lettonie ?
– Admettons, mais c'est une simple possibilité, tandis que, dans l'autre, c'est une presque certitude. Moi, en tout cas, je me prononcerai pour la signature immédiate, c'est plus sûr [24]. »

Dès le 13/21 janvier une première réunion de responsables du parti – membres du comité central et délégués au IIIe congrès des soviets – a étudié la question et émis un vote indicatif, après avoir écouté les options proposées. Lénine demande l'acceptation pure et simple des conditions allemandes, seule position réaliste selon lui, conforme à la volonté des soldats-paysans, et qui ne compromet pas pour autant les chances de la révolution allemande à venir. Boukharine, au nom des opposants qu'on va appeler les « communistes de gauche », dénonce dans la signature d'une paix séparée un coup porté à la révolution européenne et en particulier allemande ; il préconise la « guerre révolutionnaire » dont il pense qu'elle est la seule perspective alternative que le parti ait présentée depuis octobre. Trotsky enfin, conformément à ses conclusions de Brest, propose de mettre fin à la guerre sans pour autant signer la paix.

Au vote – indicatif seulement –, Lénine obtient 15 voix, Trotsky 16 et Boukharine 32 [25]. Selon le témoignage de Trotsky, sur plus de deux cents soviets consultés, seuls ceux de Petrograd et de Sébastopol se prononcent pour la paix : la décision de signer, va, en fait, contre toute la propagande et l'agitation menées au cours des semaines écoulées [26]. Va-t-elle aussi contre le sentiment des masses regroupées autour des soviets ?

Au comité central du 9/22 janvier 1918, la discussion est particulièrement âpre. Dzerjinski, Boukharine, Ouritsky, attaquent la position de Lénine, l'accusent d'exprimer « un point de vue russe étroit », de sacrifier la révolution allemande. Zinoviev, Staline, Sokolnikov se prononcent pour la paix, les deux premiers assurant qu'il n'existe pas en Occident de montée révolutionnaire qu'il faudrait préserver ou protéger. Lénine exprime des réserves sur les perspectives des mouvements de grève d'Allemagne et d'Autriche – argument favori des amis de Boukharine – et leurs chances de s'élargir en un mouvement révolutionnaire. Mais il prend aussi ses distances à l'égard de Zinoviev et de Staline : s'il est, lui, pour la signature immédiate de la paix, c'est simplement parce que la révolution n'a pas encore atteint le même niveau de développement révolutionnaire. La révolution européenne est encore à l'état embryonnaire, bien qu'elle se développe, alors que la révolution russe, elle, est un enfant déjà né qui se porte bien : c'est de cet enfant vivant qu'il faut se préoccuper d'abord, ce qui permettra de mener l'autre à terme. La question de savoir s'il faut ou non accepter les conditions allemandes n'est pas résolue par le vote. Le comité central repousse d'abord assez largement la motion en faveur d'une guerre révolutionnaire. Puis il approuve, par 12 voix contre une, celle de Zinoviev, et vote une motion de Lénine pour continuer les négociations. Finalement, par 9 voix contre 7, il se rallie à la position de Trotsky d'arrêter la guerre sans signer la paix [27]. A la veille de son départ pour Brest, devant le IIIe congrès des soviets, le 13/26 janvier 1917, celui-ci réaffirme donc une position officielle qui ne répond pas à la situation réelle ni même à son analyse personnelle à ce moment-là :

«  Nous allons lutter avec vous pour une paix démocratique honnête. Nous allons les combattre, et ils ne nous font pas peur avec leur menace d'une offensive. Ils n'ont aucune certitude que les soldats allemands vont les suivre. Nous allons réaliser notre programme de démobilisation de la vieille armée et de formation d'une Garde rouge. Si les impérialistes allemands essaient de nous écraser avec leur machine de guerre, nous appellerons nos frères de l'Occident : "Entendez-vous" et ils nous répondront : "Nous entendons" [28]. »

Trotsky repart de Petrograd pour Brest-Litovsk le 15/28 janvier 1918. Peut-être espère-t-il que les grèves qui se sont déclenchées à Berlin et où s'exprime la protestation des ouvriers contre la politique du gouvernement impérial peuvent constituer un facteur favorable, mais sans doute voit-il clairement les limites d'une telle orientation... Les négociations reprennent le 18/30 janvier, et, le 26 janvier/8 février, est signé le traité avec la Rada ukrainienne. C'est le 28 janvier/10 février que Trotsky se décide à franchir le pas, devant la commission politique. Il commence, en bon propagandiste, à rappeler la caractérisation de la guerre faite par les bolcheviks et confirmée, selon lui, par les pourparlers de paix :

« Les peuples attendent avec impatience les résultats des pourparlers de paix à Brest-Litovsk. Ils demandent comment va se terminer cette auto-annihilation sans précédent de l'humanité provoquée par l'égoïsme et la soif de pouvoir des classes dirigeantes. Si l'un des deux camps a, un jour, lutté dans cette guerre pour se défendre, il y a bien longtemps que ce n'est plus vrai. Quand la Grande-Bretagne s'empare de colonies africaines, de Bagdad et de Jérusalem, elle ne mène pas une guerre défensive. Quand l'Allemagne occupe la Serbie. la Belgique, la Pologne, la Lituanie et la Roumanie et s'empare des îles Mousson, ce n'est pas non plus une guerre défensive. C'est une lutte pour le partage du monde. C'est maintenant clair, plus clair que jamais [29]. »

Il évoque « le retour du soldat pour cultiver au printemps cette terre que la révolution a prise au seigneur» et qu'elle lui a donnée. Il célèbre « le retour de l'ouvrier » qui va fabriquer « désormais non pas des outils de destruction, mais des outils de construction » et pouvoir ainsi « construire, avec celui qui cultive la terre », une nouvelle économie socialiste. Il lance alors sa fameuse déclaration de retrait de la guerre sans signature de la paix :

« Nous déclarons à tous les peuples et gouvernements que nous sortons de la guerre. Nous publions des ordres pour la démobilisation complète des troupes qui sont aujourd'hui en face des armées de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie, de la Turquie et de la Bulgarie. Nous attendons, confiants que toutes les nations vont bientôt suivre nos pas.
« Nous annonçons en même temps que les conditions de paix qui nous sont offertes par l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie sont fondamentalement opposées aux intérêts de tous les peuples [...]. Les peuples de Pologne, de Lituanie, de Courlande et d'Estonie, considèrent ces conditions comme une violation de leur volonté, tandis qu'elles constituent pour la Russie une menace perpétuelle. Les peuples du monde, guidés par leurs convictions politiques et leurs instincts moraux, condamnent ces conditions et attendent le jour où les classes ouvrières établiront leurs propres formes de coopération pacifique des peuples. Nous refusons de sanctionner ces conditions que l'épée de l'impérialisme allemand et austro-hongrois est prêt à inscrire dans les corps vivants des peuples concernés. Nous ne pouvons engager la signature de la Révolution russe sous des conditions qui apportent oppression, chagrin et souffrance à des millions d'êtres humains [...].
« Au nom du soviet des commissaires du peuple, le gouvernement de la République fédérée russe informe par la présente les gouvernements et peuples en guerre avec lui, ainsi que les Alliés et les neutres, que, tout en refusant de signer la paix d'agression, la Russie déclare en même temps la guerre terminée avec l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie. Les ordres pour la démobilisation générale ont déjà été donnés [30]. »

La conférence reste sans voix : seul le général Hoffmann explose en lâchant un « Unerhört » (inouï) de stupéfaction [31]. Il y a le lendemain beaucoup de flottement à la réunion des Centraux : Hoffmann est le seul à défendre l'idée d'une reprise de la guerre contre la Russie. Kühlmann comme Czernin y sont nettement opposés, car ils redoutent tous deux les réactions, notamment intérieures, à une telle agression. Les délégués bolcheviques partent de Brest persuadés qu'ils ont gagné. Seul Trotsky n'exclut pas la possibilité d'une attaque allemande ; il pense seulement que l'action de la délégation l'a rendue très difficile [32]. L'historien britannique E.H. Carr pense que « le geste de Trotsky fut apparemment plus proche du succès qu'on ne le sut à l'époque [33] ». Il souligne que l'optimisme de la majorité des délégués soviétiques ne manquait pas de fondement.

Ce n'est finalement que le 13 février [b], à la suite d'une réunion de responsables civils et militaires autour de Guillaume II à Bad Homburg, que fut prise la décision de mener l'offensive préconisée par Hoffmann et l'état-major. Ce même jour, Trotsky rendait compte à l'exécutif central qui adoptait une motion Sverdlov approuvant l'action de la délégation. Il raconte dans Ma Vie :

« Lénine était très satisfait du résultat obtenu.
– Mais ne nous tromperont-ils pas, demanda-t-il.
D'un geste, nous donnions à comprendre que cela ne nous paraissait pas probable.
- Alors ça va, dit Lénine. S'il en est ainsi, tant mieux. Les apparences sont sauvées et nous voilà sortis de la guerre" [34]. »

L'illusion fut de courte durée. Une semaine plus tard, le général Hoffmann, à Brest, fit savoir au général Samoilo qu'il reprendrait les hostilités le lendemain [35]. Immédiatement informé, Lénine assura à Trotsky qu'il ne restait plus qu'à signer aux anciennes conditions, si toutefois les Allemands n'avaient pas décidé de faire payer plus cher. Fidèle à sa recherche d'une « démonstration », Trotsky insista pour laisser se développer l'offensive allemande, « afin que les ouvriers d'Allemagne et ceux des pays de l'Entente pussent constater que cette attaque était un fait et non pas une simple menace ». Il ne convainquit pas Lénine, pour qui « il n'y a pas une heure à perdre [36] ». Pour le moment, Lénine était très isolé ; l'historien britannique Wheeler-Bennett note :

« Rien n'était favorable à son point de vue dans la nouvelle situation, car la réaction à partir de l'optimisme exalté allait plutôt vers une guerre révolutionnaire que vers une paix immédiate. Les quartiers ouvriers de Petrograd et de Moscou étaient soulevés d'indignation par la nouvelle offensive allemande, et leur colère n'était nullement dirigée contre ceux qui leur avait dit qu'une telle offensive était impossible. Au cours des jours et des nuits tragiques qui suivirent le 17 février, les ouvriers étaient prêts à s'engager par dizaines de milliers pour défendre la révolution, mais il n'existait pour un tel mouvement aucune organisation [37]. »

Le comité central du 17 février est dramatique. D'entrée, Lénine propose une résolution pour l'acceptation immédiate des conditions allemandes. Elle est repoussée par 5 voix contre 6 : Trotsky a voté contre et propose à son tour une motion décidant de reporter les négociations jusqu'à ce que l'offensive allemande se soit réellement développée et qu'il soit possible d'apprécier l'effet produit sur les masses, en Russie, dans les pays de l'Entente et chez les Puissances centrales. Comme il est, de fait, l'arbitre de ces votes, sa motion est adoptée par 6 voix contre 5. Lénine interroge alors ses camarades : « Si l'offensive allemande se concrétise et s'il n'y a pas de soulèvement révolutionnaire en Allemagne et en Autriche, allons-nous signer la paix [38] ? » Placés ainsi au pied du mur, les partisans de la « guerre révolutionnaire » faiblissent. Comme il a promis à Lénine de le faire si on en arrive là, Trotsky change de camp et vote avec Lénine. Il y a quatre abstentions, dont celle de Boukharine ; seul, Joffé vote contre.

Le 18 février n'apporte que de mauvaises nouvelles : l'annonce de la chute de Dvinsk et de Luck, l'avance de l'armée allemande en Ukraine, le calme sur le front des grèves en Europe. Quand le comité central se réunit de nouveau, le rapport de forces n'y a pas changé malgré la participation d'absents de la veille. Trotsky présente un rapport insistant sur la détérioration de la situation militaire. Il propose un télégramme aux Centraux pour leur demander leurs conditions pour l'arrêt de l'offensive [39].

Lénine combat Trotsky avec beaucoup d'énergie. Il ne faut pas, dit-il, plaisanter avec la révolution, affirme qu'« attendre, c'est trahir la révolution [40] ». La tension est extrême. Pourtant, ce sont les informations arrivées pendant la journée qui vont faire la décision. Trotsky, en effet, estime, écrira-t-il, « que la nouvelle de l'offensive allemande serait connue du monde entier » et se rallie à la position de Lénine. Cette fois, Lénine obtient 7 voix (lui-même, Trotsky, Staline, Sverdlov. Sokolnikov, Zinoviev et Smilga) contre 6 (Boukharine, Joffé, Lomov, Krestinsky, Dzerjinski, Ouritsky) [41]. C'est encore Trotsky qui a fait la décision.

Le radiogramme expédié la nuit même au général Hoffmann, sous la signature de Lénine et de Trotsky, est net :

« Dans ces circonstances, le conseil des commissaires du peuple se trouve contraint de signer le traité et d'accepter les conditions des quatre puissances à Brest-Litovsk [42] »

Une période très difficile commence. Les Allemands ne sont nullement pressés de répondre et poursuivent une offensive qui ne rencontre pratiquement pas de résistance et tourne rapidement à la catastrophe pour les bolcheviks : Pétrograd est menacée au bout de quelques jours. Wheeler-Bennett écrit que « tout semblant d'ordre avait déserté la ville [43] » où des voyous sont maîtres des rues la nuit et se permettent même de déshabiller complètement Ouritsky, membre de l'exécutif [44], au sortir du Kremlin. Les bolcheviks commencent sérieusement à s'interroger, se demander si l'offensive allemande n'a pas été préparée avec l'assentiment des Alliés pour une réconciliation à travers l'écrasement du « communisme » comme le suggèrent certaines proclamations [45]. Lénine lui-même semble avoir un moment pensé qu'il n'y avait qu'à se battre et mourir, comme semble l'indiquer l'appel du 21 février dénonçant la complicité des blocs belligérants et appelant à l'organisation d'une Armée rouge [46]. Petrograd est mis en état de siège et la « mobilisation révolutionnaire » y est décrétée [47]. Le comité de défense révolutionnaire de Petrograd, présidé par Trotsky, interdit réunions et assemblées, approuve l'interdiction de plusieurs journaux.

Le comité central du 22 février 1918 discute d'un rapport de Trotsky sur les propositions d'aide militaire formulées, au cours des dernières heures, par les Alliés qui ont répondu favorablement aux avances qu'il leur a faites. Vivement critiqué, dans un premier temps, par la majorité du comité central, Trotsky réagit vivement et menace de démissionner. Lénine soutient énergiquement sa proposition : « Donner pleins pouvoirs au camarade Trotsky pour accepter l'aide des brigands de l'impérialisme français contre les brigands allemands [48]. » Boukharine pleure dans les bras de Trotsky : « Que faisons-nous ? Nous transformons le parti en un tas de fumier [49] ! »

L'arrivée, le 23 février 1918, de la réponse des Centraux met les dirigeants russes au pied du mur. Ils ont quarante-huit heures pour répondre, trois jours pour négocier, et les conditions sont bien plus dures que celles de Brest : démobilisation complète, cession de la Lettonie et de l'Estonie, évacuation de l'Ukraine et de la Finlande.

Le débat, une fois de plus, reprend au comité central. Boukharine et ses amis les « communistes de gauche », probablement majoritaires dans le parti à ce moment, reprennent leurs arguments en faveur de la « guerre révolutionnaire ». Lénine répond en balayant la « phrase révolutionnaire » et menace de démissionner du gouvernement :

« Pour faire une guerre révolutionnaire, il faut une armée et nous n'en avons pas. Dans ces circonstances, il n'y a rien d'autre à faire que d'accepter les conditions [50] »

Trotsky est loin d'être convaincu par ces arguments. En fait, il est sceptique sur les possibilités pour les bolcheviks d'obtenir la paix, même au prix d'une capitulation. Il pense qu'avec un parti unanime on pourrait envisager de se battre, même au prix de l'abandon de Moscou et de Petrograd. Le risque est grand, même si la paix est obtenue, de perdre le soutien de l'avant-garde prolétarienne dans le monde. Mais, de toute façon, il est impossible de faire une « guerre révolutionnaire » avec un parti divisé et particulièrement avec Lénine dans l'opposition. Boukharine, lui, est intraitable. Lénine leur répond :

« Il s'agit de signer aujourd'hui les conditions allemandes ou bien de signer, trois semaines après, la condamnation à mort du gouvernement soviétique. [...] La révolution allemande n'est pas encore mûre. Elle prendra des mois. Nous devons accepter ces conditions [51]. »

Au vote, sur les quinze membres présents, sept, dont Zinoviev et Staline, votent pour la position de Lénine, quatre votent avec Boukharine, et il y a quatre abstentions dont celle de Trotsky qui, sceptique, accepte de jouer cependant la carte de la paix à tout prix, à partir du moment où elle est définitivement choisie par Lénine : elle consiste à céder de l'espace pour gagner du temps.

La nouvelle délégation soviétique à Brest ne comprend pas Trotsky, qui a démissionné de sa responsabilité de commissaire aux Affaires étrangères. Lénine, peu convaincu au départ, a cédé devant l'argument que cette démission constituerait, pour les Centraux, une preuve du « changement » de politique de la part du gouvernement soviétique. Le traité est signé le 3/16 mars par une délégation qui n'a même pas lu des conditions, terriblement aggravées encore. La Russie soviétique se voit amputée de 44 % de la population et d'un quart de la superficie, de l'ancien empire, d'un tiers de ses récoltes et 27 % du revenu de l'Etat, de 80 % de ses fabriques de sucre, de 73 % de sa production de fer, de 75 % de sa production de charbon, de 9 000 entreprises industrielles sur un total de 16 000 [52] …

Le dernier combat politique autour de la paix et de son prix se livre au VIIe congrès du parti à Petrograd du 6 au 8 mars 1918. Depuis le 5 mars, Boukharine et ses amis publient à Moscou un nouveau journal, Kommunist, qui reprend contre Lénine l'ensemble des arguments des « communistes de gauche » partisans de la guerre révolutionnaire. Il n'y a que 46 délégués avec droit de vote, dans une atmosphère à huis clos très tendue, et alors que le gouvernement a pratiquement réalisé son transfert pour Moscou, Petrograd étant désormais trop exposée aux coups de l'armée allemande. Trotsky est, par la force des choses, au centre du débat. Lénine lui reproche d'avoir commis « une grossière erreur ». Radek loue sa politique de Brest, le « réalisme révolutionnaire », mais lui reproche son ralliement final à Lénine [53]. Trotsky s'explique avec, semble-t-il, une totale franchise, mentionne la faiblesse du pays, la passivité de la paysannerie, l'humeur sombre des ouvriers, mais surtout sa crainte de la scission du parti comme autant de facteurs qui l'ont déterminé finalement. Il rend au fond à Lénine un hommage éclatant quand il assure : « Je ne pouvais prendre sur moi la responsabilité de la direction du parti [54]. »

C'est sans doute là que se trouve la clé d'un comportement politique parfois surprenant et qui provoqua bien des prises de position contradictoires dans le parti à l'époque, bien que Trotsky ait été réélu en tête au comité central, avec Lénine.

Quelques mois plus tard, dans le cadre d'une situation internationale nouvelle qui démontrait que la politique de Lénine n'avait pas nui à la montée de la révolution européenne comme on l'en avait accusée, Trotsky démontra de façon éclatante que les préoccupations des intérêts de la révolution et de la vérité pour armer les masses l'emportaient dans son esprit, en déclarant, le 3 octobre 1918 :

« Je crois de mon devoir de déclarer dans cette assemblée [...] qu'à l'heure où beaucoup d'entre nous – et moi dans ce nombre – étions dans le doute, nous demandant s'il était admissible de signer la paix de Brest-Litovsk, le camarade Lénine a été le seul à affirmer, avec une persévérance et une perspicacité incomparables, contre tant d'autres parmi nous, que nous devions en passer par là pour amener à la révolution le prolétariat mondial. Et maintenant encore, nous devons avouer que ce n'était pas nous qui avions raison [55]. »

L'exemple est suffisamment rare pour qu'on s'y arrête un instant : abnégation intellectuelle, droiture, loyauté et finalement modestie qui permettent semblable déclaration publique, ce ne sont pas des traits des images familières et passe-partout qui circulent de Trotsky.

En pleine guerre civile, les conflits les plus vifs et les désaccords les plus violents se réglaient encore de la même manière à l'intérieur du parti bolchevique. Chacun se battait pour ses idées, jusqu'au bout, et le développement historique départageait les adversaires et rendait sa sentence.

Tout en menant la discussion et faisant face aux critiques, Trotsky avait construit l'Armée rouge et la conduisait au combat.

Notes

[a] Isaac Deutscher commet dans sa biographie de Trotsky une erreur de chronologie plutôt grossière. Il situe la scène relatée ci-dessus non pas le 5/18 janvier, où elle s'est réellement produite, provoquant la suspension des pourparlers pour la consultation demandée par Trotsky, mais le 28 janvier/10 février, au retour de Trotsky de Moscou.

[b] C'est en février 1918 que les Russes alignent leur calendrier sur celui de l'Occident. On ne trouvera plus ensuite de doubles dates.

Références

[1] Il faut ajouter à Ma Vie et au recueil de documents de Bunyan & Fisher, celui qui a été préparé par Joffé sur la paix de Brest, Mirnye peregovoy y Brest-Litovske, Moscou, 1920, et l'ouvrage historique de John Wheeler-Bennett, The Forgotten Peace March 1918, Londres, 1939. Au lecteur qui hésiterait à suivre Ma Vie, on peut indiquer qu'E.H. Carr (Bolshevik Revolution, t. III. n° 1, p. 39), dit qu'après vérification avec les autres sources, il lui est possible d'assurer que le récit de Trotsky, partout où il peut être vérifié, apparaît d'une scrupuleuse exactitude.

[2] Mirnye, p. 718, Bunyan & Fisher, op. cit., pp. 477-478.

[3] Mirnye, I, pp. 9-11; Bunyan & Fisher, pp. 479-481.

[4] Keep, op. cit., p. 235.

[5] Bunyan & Fisher, op. cit., p. 285.

[6] Keep, op. cit., p. 235.

[7] O. Lenine, Moscou, 1924, traduction française, Lénine, Paris, 1935, p. 51.

[8] Sadoul, op. cit., p. 72.

[9] Lénine, p. 92.

[10] Bunyan & Fisher, op. cit., p. 490.

[11] Ibidem.

[12] Ibidem, p. 491.

[13] Ibidem, p. 493.

[14] Mirnye..., pp. 84-85.

[15] Ibidem, p. 102.

[16] M. V., III, p. 71.

[17] Lénine, p. 94.

[18] M.V., III, p. 71.

[19] Mirnye... , pp. 97-127 ; Bunyan & Fisher, op. cit., p. 497.

[20] Ibidem, p. 130 et p. 498.

[21] Anweiler, op. cit., pp. 262-263.

[22] Lénine, p. 93.

[23] Ibidem, pp. 94-95.

[24] Ibidem, pp. 95-96.

[25] Protokoly Tsentral'nogo Komiteta RSDRP, 1929, p. 287 ; M. V., III, p. 73.

[26] M.V., III, pp. 73-74.

[27] Protokoly... , pp. 199-207 ; M.V., III, p. 74.

[28] Tretii vserossiiskii sezd sovetov Rabolchikh, soldatskikh i Krestianskikh Deputatov (Protocole du 3e congrès des soviets), p. 71.

[29] Mirnye, p. 207.

[30] Mirnye, p. 208.

[31] Wheeler-Bennett, op. cit., p. 227.

[32] Ibidem. p. 237.

[33] E.H. Carr, Bolshevik Revolution, III, p. 38, n. 2.

[34] M.V., III, p. 78.

[35] Ibidem.

[36] Ibidem, pp. 78-79.

[37] Wheeler-Bennett, op. cit., p. 247.

[38] Protokoly Tsentral'nogo Komiteta RSDRP, pp. 195-196.

[39] M.V., III, pp. 79-80.

[40] Prot., pp. 197-198.

[41] Ibidem, pp. 197-201.

[42] Pravda, 20 février 1918.

[43] Wheeler-Bennett, op. cit., p. 250.

[44] Ibidem, p. 251.

[45] M.V., III, p. 80.

[46] Izvestia, 22 février 1918 ; Bunyan & Fisher, op. cit., p. 514.

[47] Pravda, 24 février 1918.

[48] M.V., III, p. 82.

[49] Ibidem.

[50] Ibidem.

[51] Prot., op. cit., p. 201

[52] Bunyan & Fisher, op. cit., p. 523.

[53] Protokoly (du VIIe congrès du parti), p. 71.

[54] Ibidem.

[55] M.V., III, p. 87.

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