1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XXXI - En un combat obscur [1]

Combien sont-ils ceux qui, à l'été 1926, dans les principaux centres, se préparent à la percée en direction de la base ouvrière du parti afin de lui faire connaître les critiques et propositions de l'Opposition ? De 4 000, selon les partisans de la direction, à 8 000 selon ceux de l'Opposition. Staline dira, un peu plus tard [2], que 100 000 membres du parti se sont prononcés pour l'Opposition lors du XVe congrès de 1927 – un moment où bien des défections s'étaient déjà produites – et émet l'hypothèse qu'un nombre au moins égal de membres du parti d'accord avec les thèses de l'Opposition n'a pas pris part au vote pour éviter l'exclusion. Le nombre total de ces dernières, des arrestations, décisions d'exil et d'emprisonnement, à partir de 1928, vient plutôt à l'appui du chiffre le plus élevé : nous retiendrons donc l'hypothèse d'un effectif de 8 000 oppositionnels, en gros pour moitié d'origine « trotskyste » et pour moitié d'origine « zinoviéviste », avec un léger avantage pour les premiers.

Infime minorité par rapport aux 750 000 membres du parti ? Ce n'est pas douteux. Mais la majorité de ces derniers constituent une masse passive, et Isaac Deutscher n'est pas éloigné de la vérité quand il parle d' « environ 20 000 personnes [...] directement et activement engagés dans le débat [3] ». Faut-il ajouter qu'en fonction des risques encourus les oppositionnels sont tous des militants de la meilleure trempe, des hommes de courage et de foi, et que des détachements formés de gens comme eux peuvent soulever des montagnes ?

Nous n'avons que très peu d'informations sur le mode de fonctionnement de la fraction, de sa naissance au mois de septembre 1926. Un seul élément, à la fois sérieux et discutable en fait, nous paraît digne d'être retenu, celui d'un ancien oppositionnel repenti d'Ukraine qui écrit en 1927, évoquant l'orientation tactique de l'Opposition en 1926 :

 

« En 1926, lorsque j'adhérai à l'Opposition la position était la suivante:
Ne pas intervenir ouvertement.
Créer une fraction organisationnellement formée et centralisée.
Créer des cercles comme cercles de propagande, composés exclusivement de membres éprouvés du parti.
Au cas où le C.C. refuserait d'organiser une discussion, la créer purement et simplement dans les faits.
Dans les cellules où nous aurions la majorité, en tirer aussitôt les conséquences du point de vue de l'organisation (réélection des bureaux, etc.) [4]. »

Il ajoute à ce résumé des indications complémentaires. Il était, selon lui recommandé de ne pas intervenir ouvertement dans le parti et de s'abstenir systématiquement de tout vote contre le C.C., la possibilité  étant retenue, dans des cas extrêmes, de voter contre l'Opposition.

Il signale l'existence d'un centre ukrainien de sept personnes avec, au-dessous, des comités de trois, et, encore au-dessous, de cinq membres, au-dessus des groupes de base. Les « cercles » étaient construits sur le principe de la branche d'industrie [5].

Cette description est vraisemblable, corroborée notamment par les considérants attachés à quelques cas d'exclusion publiés dans la presse. Tout va très vite changer cependant.

A partir de septembre 1926, les militants de l'Opposition reçoivent des directives nouvelles. Ils doivent, en vue de la XVe conférence du parti, qui va avoir lieu bientôt, faire connaître systématiquement leur position dans le parti, diffuser les textes de l'Opposition, exposer sa politique, dans les cellules. La première « sortie » a lieu à l'Académie communiste, où Solntsev, Smilga et Radek, le 26 septembre, au cours d'un débat sur les chiffres de contrôle, prennent la parole pour critiquer la théorie de la « construction du socialisme dans un seul pays » [6]. Il a été en outre décidé que les dirigeants de l'Opposition allaient se rendre dans un certain nombre de cellules ouvrières pour y défendre leurs positions. La première incursion de ce genre est un succès : un groupe d'oppositionnels, comprenant notamment Trotsky, Smilga, Sapronov, se rend le 30 septembre à une réunion de la cellule du chemin de fer Riazan-Ouralsk, dont le secrétaire, Tkatchev, est membre ou, au moins, sympathisant de l'Opposition. Ils prennent la parole, comme les statuts en donnent le droit à un membre du comité central, et la cellule vote une résolution largement inspirée de leur point de vue [7]. Ainsi, la première « sortie » apparaît-elle comme une victoire, et les chefs de l'Opposition exultent.

Mais il n'y aura plus d'autre victoire. Le lendemain, 1er octobre, la même opération est tentée dans la cellule de l'usine d'aviation Aviopribor, dans le district Krassnaia Pressnia, qui s'était rangée du côté de l'Opposition en 1923 et compte un noyau de militants oppositionnels autour de Kouzenko et F.F. Petoukhov, Radek, Sapronov, Zinoviev, Trotsky enfin se présentent et prennent la parole sans difficulté jusqu'au moment où surgissent dans la salle le patron de l'appareil de Moscou, Ouglanov, et son second M.N. Rioutine, à la tête d'un groupe de « gros bras » bien décidés à empêcher à tout prix, cette fois, un vote favorable à l'Opposition. Hurlements, huées, sifflets, bousculades, tentatives d'intimidation physique. La motion d'Ouglanov qui se termine par « A bas la discussion imposée ! Pour l'unité léniniste du parti ! Vive le comité central léniniste !  » – l'emporte sur celle de l'Opposition par 78 voix contre 27 [8]. C'est, dans les conditions données, un résultat plus qu'honorable. Boris Souvarine le commente :

« A la cellule d'Aviopribor, Trotsky fut longuement acclamé par l'auditoire ouvrier, debout. On ne le dirait pas, à ne connaître que le vote... Mais il ne faut pas oublier comment on "vote" là-bas. Boukharine a décrit la chose dans un exposé fameux : le président annonce une résolution officielle et demande : "Qui est contre ?". "Naturellement, personne n'est contre..." En effet, il faut de l'héroïsme pour lever la main quand on sait risquer le renvoi, le chômage, la perte de son pain, du pain de sa femme et de ses pauvres gosses et quelquefois pire. Personne n'est dupe des "chiffres" que la clique dirigeante a le front de présenter comme le résultat d'une controverse où des auto-camions chargés de saboteurs ont joué le rôle essentiel » [9]

D'ailleurs, au cours des jours qui suivent, l'appareil réussit à empêcher pratiquement les oppositionnels – les « discussionnaires» – de parler. Filés, épiés, les dirigeants de l'Opposition ne peuvent apparaître dans une assemblée du parti sans être suivis des cogneurs de Rioutine et des chahuteurs qui crient sans vergogne : « A bas les gueulards ! » Trotsky raconte :

« A la lutte d'idées se substituait le mécanisme administratif : appels au téléphone, de la bureaucratie du parti, dans les réunions des cellules ouvrières, furieux encombrements d'automobiles, grondements des klaxons, coups de sifflet bien organisés, hurlements au moment où les oppositionnels montaient à la tribune. La fraction dirigeante l'emportait par la concentration mécanique de ses forces, par les menaces, par la répression. » [10]

De son côté, Boris Souvarine, après avoir rappelé la campagne de presse, d'une exceptionnelle violence contre les « scissionnistes », écrit :

« L'atmosphère de pogrom créée par la presse des staliniens ne suffit pas à mater l'Opposition, pourtant désarmée, privée de tribune, mécaniquement réduite à l'impuissance. Il fallait recourir aux grands moyens pour la bâillonner et la ligoter, ne lui laissant que deux doigts pour signer n'importe quoi. Ces moyens, on les imita du fascisme italien : des équipes volantes de brutes excitées furent dépêchées en auto-camions aux réunions où des opposants étaient signalés, avec ordre de couvrir toute voix discordante de sifflets et de hurlements, puis de frapper les tenants de l'Opposition et de les jeter hors de la salle si le tapage et les menaces s'avéraient inefficaces. » [11]

Dans de telles conditions, les militants ouvriers qui auraient pu, dans le calme, débattre et choisir librement, ne se risquaient plus désormais à s'exprimer et assistaient, muets et passifs, à des règlements de comptes dont ils ne comprenaient sans doute même pas l'enjeu. Avant même d'avoir pu écouter et entendre, comprendre, interroger, parler, la base du parti prenait peur et se taisait, une abstention, qui donnait toute sa force à la violence des apparatchiki.             

Les décisions pleuvent : Kamenev envoyé au Japon – il refuse – l'ajournement de la XVe conférence au 25 octobre, des exclusions en grand nombre quotidiennement annoncées – dont celles de V.M. Smirnov de Tkatchev et P.I. Gaievsky – convocation de la commission centrale de contrôle pour le 11 octobre, Les cheminots de la cellule Riazan-Ouralsk sont de nouveau réunis et se renient purement et simplement, en votant le texte que leur proposent les dirigeants [12]. Du haut en bas du parti se multiplient les résolutions du même type : contre présence de représentants de l'Opposition dans les réunions, pour « empêcher de troubler le parti dans son travail » par une discussion dont il ne veut pas, contre « la violation inouïe de la discipline du pari [...] de membres du comité central dont le devoir le plus élémentaire est la défense de ses décisions », contre leur activité « scissionniste » et « désagrégatrice » : de toute évidence les membres du comité central oppositionnels sont particulièrement visés [13].

L'échec de la percée et la menace de la répression provoquent une crise sérieuse dans les rangs de l'Opposition. Tout le monde était jusqu'à présent d'accord pour mener la bataille de redressement du parti, jouer le jeu, s'adresser à la base, tenter de la convaincre et au moins d'exiger une discussion véritable. Or l'expérience démontre que ce n'est pas possible.

Un certain nombre de militants, notamment les décistes, y voient la confirmation de ce qu'ils envisageaient déjà avant cette cruelle expérience : le Parti bolchevique, devenu le parti de la bureaucratie, n'est pas redressable, et il faut par conséquent s'engager dans la voie de l'organisation indépendante d'un « nouveau parti ». Ce point de vue est généralement partagé par les militants venus des petites oppositions, mais il semble qu'un homme comme Karl Radek en soit proche…

Zinoviev et Kamenev, de leur côté, ne semblent pas près de se rallier à une telle solution. La constitution d'un « nouveau parti » serait, à leurs yeux, la pire faute pour des oppositionnels. Ils pensent qu'une exclusion du parti est une catastrophe dans la mesure où elle prive un militant de toute possibilité d'agir.

Trotsky s'efforce de sauver les meubles en organisant une retraite qui permette d'éviter l'exclusion, inévitable si l'Opposition continuait sur la lancée de la « percée ». Il espère ainsi préserver l'unité de ses rangs et gagner un temps qu'il estime nécessaire pour pouvoir atteindre le noyau ouvrier du parti et mener à bien victorieusement la politique de redressement.

C'est dans cette perspective que, le 4 octobre 1926, les six oppositionnels membres du comité central : Trotsky, Kamenev, Zinoviev, Sokolnikov, Piatakov et Evdokimov, s'adressent à la direction pour assurer qu'ils veulent liquider les conflits et jeter les bases d'un travail commun. Ils continuent l'offensive en direction des usines de Leningrad où la direction se défend avec le même acharnement. A Tréougolnik, l'orateur de l'Opposition n'a pas pu parler, mais celui de la direction non plus, car les travailleurs ainsi réunis voulaient rentrer chez eux. La Pravda raconte que Zinoviev s'est présenté le 6 octobre a l'usine Poutilov rouge pour une réunion des membres du parti dans ce haut-lieu du bolchevisme. Elle précise que deux autres orateurs ont demandé la parole pour l'Opposition, Zorine et Evdokimov, qui se sont, vu refuser la parole. Zinoviev a demandé une heure, et on lui a généreusement donné un quart d'heure. Il n'a finalement eu que 25 voix contre 1 375. Pierre Pascal note qu'en réalité les présents étaient bien loin d'être aussi nombreux et qu'il y a eu des centaines d'abstentions que la Pravda n'a pas mentionnées [14]. Il ajoute que Zinoviev s'est fait prolonger trois fois son temps de parole, que les partisans de la direction avaient été libérés des ateliers, groupés et conduits à la réunion, que milice et G.P.U. montaient ostensiblement la garde à la porte [15].

Ces violences rendent finalement illusoire toute négociation véritable. Rosmer, dont on sait les liens qu'il entretenait à l'époque avec Rakovsky, commente de Paris en soulignant que les négociations furent d'abord sérieuses, marquant la recherche d'un vrai compromis [16]. Mais avec le début, des violences, il n'était plus possible de contenir l'appareil déchaîné : aucune concession n'était plus possible en direction de l'Opposition, et il fallait donc exiger sa soumission.

Ce nouvel échec, venant après les ouvertures de l'Opposition en vue d'une trêve, renforce encore les positions de l'appareil. Ce dernier a dressé un bilan, qui paraîtra le 14 octobre dans la Pravda. Il fait apparaître qu'il s'est tenu à Leningrad 159 réunions de cellules auxquelles ont pris part 34 180 membres du parti, dont 1 580 ont pris la parole. 153 orateurs ont défendu le point de vue de l'Opposition, laquelle n'a obtenu au total que 325 voix, 0,9 % des votants. A Moscou, sur 52 950 membres du parti ainsi consultés, 75 seulement auraient voté en laveur de l'Opposition, soit 0,3 % [17]. Toutes les résolutions qui affluent vers le comité central et la commission centrale de contrôle condamnent « la discussion imposée » et « l'activité fractionnelle » de l'Opposition. Nombre d'entre elles exigent l'exclusion des dirigeants.

Le 11 octobre, les dirigeants de l'Opposition rencontrent leurs adversaires devant la commission de contrôle. Ces derniers exploitent à fond la situation, s'évertuant à contraindre, sous la menace, l'Opposition à un désaveu. Les conditions posées pour une « trêve » sont draconiennes. Une note de la Pravda du 17 indique les conditions qui ont été posées à l'Opposition unifiée par le comité central ce jour-là : « déclaration de soumission sans conditions à toutes les décisions » des organismes ; « reconnaissance du caractère inadmissible de l'activité fractionnelle menée depuis le XIVe congrès »; reconnaissance que l'Opposition a violé à Moscou et Leningrad les décisions sur l'inadmissibilité d'une discussion ; la fin de toutes les activités fractionnelles, comme renvoi de militants, de documents, la dissolution de toutes les organisations fractionnelles de l'Opposition unifiée ; des déclarations se désolidarisant d'Ossovsky, de Chliapnikov et Medvedev, mais aussi de la « campagne entreprise contre l'Union soviétique et le P.C.U.S., et l'Internationale communiste par Korsch, Maslow, Ruth Fischer, Urbahns et Weber, publiquement solidaires de Zinoviev, Kamenev et Trotsky »; l'arrêt de toute comparaison avec le congrès de Stockholm où bolcheviks et mencheviks s'étaient réunifiés ; la condamnation de tout appui aux « groupes fractionnels » comme ceux de Souvarine en France, Urbahns en Allemagne, Bordiga en Italie.

L'Opposition, le dos au mur, la mort dans l'âme, se décide finalement, sans renier ni ses analyses ni ses propositions politiques, à reconnaître ses « fautes » sur le terrain de l'organisation et de la discipline et, qui plus est, à le faire sans avoir obtenu en échange de garanties que ses adversaires ne seraient prêts à lui donner que si elle renonçait à tout. La « déclaration de paix » signée par les six membres oppositionnels du comité central assure donc que l'Opposition maintient intégralement ses idées. Mais elle reconnaît en même temps de caractère « inadmissible » de ses activités fractionnelles, de ses infractions à la discipline du parti, de ses tentatives pour forcer le parti à la discussion. Pis encore, elle désavoue et condamne formellement ses partisans à l'étranger et particulièrement ce qu'elle appelle « le groupe Maslow-Ruth Fischer-Urbahns-Weber », c'est-à-dire l'Opposition unifiée allemande en voie de constitution [18].

Elle condamne également les conceptions défendues par Ossovsky dans son article pour Bolchevik. Le fameux texte de Chliapnikov-Medvedev tel que l'a cité la Pravda, reprend à son compte la condamnation par Lénine de Chliapnikov et Medvedev. Renouvelant son engagement de soumission aux décisions du congrès et des organes qui le représentent, elle invite ses partisans à faire de même et s'achève sur les affirmations suivantes :

« Chacun de nous s'engage à défendre ses conceptions uniquement dans les formes fixées par les statuts et les décisions du congrès et du comité central de notre parti, car nous sommes convaincus que tout ce qui est juste dans ces conceptions sera adopté par le parti au cours de son travail ultérieur. Au cours des derniers mois, une série de camarades ont été exclus du parti pour telle ou telle infraction à la discipline du parti, pour l'emploi de méthodes fractionnelles dans la défense des points de vue de l'Opposition. Ce qui précède montre la responsabilité politique qui incombe aux signataires pour ces actes. Nous exprimons notre ferme espoir que la cessation véritable de la lutte fractionnelle de la part de l'Opposition permettra aux camarades exclus qui ont reconnu les erreurs commises en ce qui concerne les infractions à la discipline du parti et les intérêts de l'unité du parti, de revenir dans les rangs du parti. Et nous nous engageons à apporter notre aide pour la liquidation de la lutte fractionnelle et la lutte contre toute nouvelle infraction à la discipline du parti. » [19]

Cette déclaration est pour beaucoup une énorme surprise, surtout hors d'U.R.S.S. A. Rosmer écrit que l'Opposition a commis une erreur, qu'elle est « atteinte » : « On ne comprend pas son attitude et c'est ce qui la condamne. On cherche les raisons importantes qui ont motivé cette reculade. » [20] Il s'interroge : l'Opposition n'a-t-elle pas arrêté la lutte par crainte d'une rupture définitive, de provoquer, non le renforcement mais la dislocation du parti ? Ou a-t-elle cherché avant tout à éviter l'exclusion qui constitue « la mort politique » ?

Nombre d'autres militants prononcent le mot de capitulation. C'est évidemment ce que Staline assure, même si son acharnement à détruire ces hommes, qui sont censés avoir capitulé, semble démentir cette affirmation. C'est aussi ce que pensent douloureusement des militants comme le Norvégien Arvid Hansen, courrier de l'Opposition, comme Max Eastman, bien entendu, comme sans doute des milliers d'oppositionnels en U.R.S.S. et dans le monde.

L'histoire ultérieure du parti interdit pourtant de qualifier la déclaration du 16 octobre de capitulation. Elle montre en effet que la capitulation, dans le combat au sein de ce parti, consiste en la condamnation de ses propres idées, ce reniement que Zinoviev exigeait de Trotsky en 1924 et que Staline exigera de lui en 1927. Si c'est une capitulation de reconnaître des erreurs sur le plan de l'activité, mais tout en maintenant intégralement ses idées, qu'est-ce alors que le reniement de ces mêmes idées ?

Des années plus tard, l'ancienne dirigeante du K.P.D. Ruth Fischer, bien éloignée pourtant, à l'époque, du communisme, devait mettre en garde contre l'utilisation des concepts du libéralisme pour une évaluation des conditions de la lutte à l'intérieur du Parti bolchevique : « Il fallait, quand on était pressé trop durement, battre en retraite pour se regrouper et puis attaquer de nouveau.  » [21]

Indépendamment des questions de vocabulaire cependant, il faut bien admettre que la « déclaration de paix » du 16 octobre apparaît à bien des militants, dans le meilleur des cas, comme un recul injustifié. Elle est particulièrement ressentie en Allemagne. Elle y porte en effet un coup sévère au regroupement en cours autour du Manifeste des 700 : la condamnation de ses animateurs prive l'Opposition allemande de la solidarité avec l'Opposition russe dont elle a fait l'axe de son agitation dans le parti.

Et puis les tournants brusques ont parfois des conséquences catastrophiques, lorsqu'ils ne peuvent être pris simultanément sur l'ensemble du front. Selon le témoignage de Max Eastman, les dirigeants de l'Opposition unifiée avaient décidé de combiner leur tentative de sortie dans les cellules du parti avec une spectaculaire opération de publication à l'étranger du testament de Lénine. Une nouvelle copie de l'original, conservée par Kroupskaia, avait été faite et envoyée à Boris Souvarine à Paris par Marcel Body. Eastman avait été choisi pour la première présentation du texte intégral, ce qui était à la fois un hommage et quelque chose comme une excuse pour le cruel démenti qu'il avait essuyé pour son livre en 1925 [22].

Or c'est le 18 octobre que le New York Times publie le texte du testament et l'article de présentation rédigé par Eastman avec la collaboration de Souvarine. L'occasion est magnifique pour Staline de démontrer le « double jeu » et la duplicité de l'Opposition. Revenant sur l'accord intervenu avec elle, il se fait confier par le bureau politique la présentation à la XVe conférence d'un rapport spécial sur l'Opposition. C'est à cette occasion que se produisit sans discussion possible un incident qui a parfois été situé à une autre date par certains auteurs et dont Natalia Ivanovna s'est faite l'écho :

« Mouralov, Ivan Nikitich Smirnov et les autres étaient réunis un après-midi chez nous, au Kremlin, attendant que Lev Davidovitch rentre d'une réunion du bureau politique. Piatakov revint le premier, très pâle, bouleversé. Il se versa un verre d'eau, but avidement et dit : "J'ai vu le feu, vous savez, mais ça ! C'était pire que tout ! Et pourquoi, pourquoi Lev Davidovitch a-t-il dit ça ? Staline ne le pardonnera pas à ses arrière-neveux !" Piatakov, accablé, ne put même pas nous expliquer clairement ce qui s'était passé. Quand Lev Davidovitch entra enfin dans la salle à manger, Piatakov se précipita vers lui : "Mais pourquoi, pourquoi avez-vous dit ça ? " Lev Davidovitch écarta de la main les questions. Il était épuisé et calme. Il avait crié à Staline : "Fossoyeur de la révolution !" Et le secrétaire général s'était levé et, se dominant à peine, s'était jeté hors de la salle en faisant claquer la porte. Nous comprîmes tous que la rupture était irréparable. » [23]

Les « thèses » présentées par Staline au bureau politique réitéraient la qualification de l'Opposition comme une « déviation social-démocrate » et reprenaient l'ensemble des accusations lancées contre ses dirigeants depuis la discussion de 1923. Deux des points formulés en conclusion étaient particulièrement menaçants : tout en appelant à « défendre par tous les moyens l'unité du parti et combattre toute tentative de recommencer l'activité fractionnelle et de violer la discipline du parti », les thèses indiquaient la tâche de « faire en sorte que le bloc d'opposition reconnaisse le caractère erroné de ses conceptions ». Staline n'était pas satisfait de la « déclaration de paix ». Il exigeait une capitulation [24].

Le comité central du 23 octobre adopte les thèses de Staline [25] et blâme, pour « violation de la discipline », six de ses membres – Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Piatakov, Evdokimov, Sokolnikov et Smilga – et la suppléante Klavdia Ivanovna Nikolaieva. Il retire Zinoviev du travail dans l'Internationale communiste, ce qui revient à le révoquer de la présidence. Il sanctionne Trotsky et Kamenev pour, leur « activité fractionnelle » en les excluant du bureau politique où Ils étaient encore respectivement titulaire et suppléant.


Les décisions de la XVe conférence sont donc pratiquement connues d'avance. Ce sera pourtant l'unique circonstance dans laquelle l'Opposition unifiée pourra, bien que brièvement, défendre son point de vue devant le congrès par la bouche de ses trois principaux dirigeants, présents en leur qualité de membres du comité central, Kamenev, Zinoviev et Trotsky. Il semble qu'il y ait eu des divergences entre eux, et que Zinoviev et Kamenev auraient souhaité se taire pour n'être pas accusés de violer la déclaration du 16 octobre. Mais c'est finalement la proposition de Trotsky qui est retenue. Les chefs de l'Opposition s'abstiennent de toute attaque pendant les six premiers jours de débat, du 26 au 31 octobre. Ils interviennent cependant le septième jour, pour se défendre contre les attaques lancées contre eux par Staline dans le cours d'un rapport de six heures [26].

Le secrétaire général a commencé par établir très clairement le cadre dans lequel il entend situer le problème. Il regrette, assure-t-il, que l'Opposition ait cherché, dans sa déclaration, à apparaître comme maintenant intégralement ses positions. Non seulement parce que, prétend-il, en condamnant Ossovsky et Chliapnikov-Medvedev, elle a condamné certaines de ses positions mais parce que, « en maintenant ses conceptions erronées, l'Opposition ne pouvait que se nuire à elle-même ». Salué par des rires satisfaits, il exprime ses intentions dans son style personnel :

« L'Opposition a repoussé notre proposition et formulé sa déclaration de telle façon qu'elle a maintenu ses anciennes positions. Qu'elle avale donc la soupe qu'elle a elle-même fait cuire ! »

Il explique aux délégués que la déclaration pacifique n'est pour l'Opposition que le moyen d'attendre des temps meilleurs pour engager de nouveau le combat. Au terme d'un lourd exposé bardé de citations, Il montre son objectif qui est d'obtenir la capitulation :

«En battant le bloc d'opposition et en le forçant à renoncer à ses menées fractionnelles, le parti a obtenu le minimum nécessaire au maintien de l'unité du parti. Ce n'est pas peu, certes, mais c'est encore insuffisant. Pour réaliser l'unité la plus complète, il faut obtenir que le bloc de l'Opposition renonce à ses erreurs fondamentales. » [27]

Kamenev, modéré, digne et ferme, s'explique sur la déclaration pacifique inspirée par l'état du parti dans le moment. Il réfute point par point les accusations de Staline, malgré de nombreuses interruptions, et conclut en disant que son rapport ne servira pas à faciliter le travail en commun souhaité.

Trotsky, très écouté, obtenant à plusieurs reprises la prolongation de son temps de parole, doit d'abord longuement réfuter les accusations de tout type lancées contre lui. Il est à la fois clair et étincelant. Il prend la responsabilité d'avoir affirmé qu'un « véritable essor de l'économie socialiste  » ne sera possible en Russie qu'après la victoire du prolétariat dans les pays les plus importants d'Europe. Il balaie l'argument de Rykov sur le fait qu'en matière industrielle, le pays se rapproche du niveau de 1913 :

« Qu'est-ce que le niveau de 1913 ? C'est le niveau de la misère, de l'état arriéré, de la barbarie. Lorsque nous parlons d'une économie socialiste et d'un véritable essor de l'économie socialiste, cela veut dire qu'il n'y aura plus d'opposition entre la ville et la campagne, qu'il y aura bien-être et contentement général, culture générale. Voilà ce que nous entendons par essor véritable de l'économie socialiste. Nous sommes encore effroyablement loin de cela. Nous avons des enfants vagabonds, nous avons des chômeurs, le village déverse annuellement trois millions de bras superflus, dont un demi-million s'en va dans les villes alors que l'industrie ne peut en accueillir que 100 000 par an. Nous pouvons être fiers des résultats atteints, mais nous n'avons pas le droit de fausser la perspective historique. Ce n'est pas encore un essor véritable de la véritable société socialiste, ce ne sont que les premiers pas sérieux sur ce pont immense qui va du capitalisme au socialisme [28] …»

Il tourne en ridicule un texte de Boukharine qui a posé, dans Bolchevik, la question de savoir s'il est possible d'édifier le socialisme « en faisant abstraction des questions internationales ». Polémiquant en même temps contre Staline, il affirme:

« Je prétends qu'il n'y a pas de raison théorique ou politique de croire que nous réaliserons le socialisme plus facilement avec la paysannerie que le prolétariat européen ne conquerra le pouvoir. […] Je crois encore aujourd'hui que la victoire du socialisme dans notre pays n'est possible qu'en même temps que la révolution victorieuse du prolétariat européen. Cela ne veut pas dire que notre édification n'est pas socialiste et que nous ne pouvons pas, et que nous ne devons pas accélérer cette édification de toute notre énergie. De même que l'ouvrier allemand se prépare à la conquête du pouvoir, nous préparons les éléments socialistes futurs et chaque succès que nous remportons sur cette route facilite la lutte du prolétariat allemand pour le pouvoir, de même que sa lutte facilite le succès socialiste. » [29]

Sa conclusion est à la fois une remarquable synthèse des perspectives politiques de l'Opposition et le point de la situation après la déclaration pacifique :

« Si nous ne croyions pas que notre État est un État prolétarien, avec des déformations bureaucratiques, il est vrai, c'est-à-dire un État qu'il faut rapprocher encore de la classe ouvrière, malgré certaines opinions bureaucratiques fausses ; si nous ne croyions pas qu'il y a, dans notre pays, assez de ressources pour développer l'économie socialiste ; si nous n'étions pas convaincus de notre victoire complète et définitive, il est évident que notre place ne serait plus dans les rangs d'un parti communiste.
« On peut et il faut juger l'Opposition d'après ces deux critères. [...] Celui qui croit que notre Etat n'est pas un Etat prolétarien, que notre édification n'est pas une édification socialiste, celui-là doit mener la lutte du prolétariat contre cet Etat, doit fonder un autre parti. Mais celui qui croit que notre Etat est un Etat prolétarien, avec des déformations bureaucratiques venant de la pression de l'élément petit-bourgeois et de l'encerclement capitaliste ; si l'on croit que notre édification est une édification socialiste, mais que notre politique n'assure pas suffisamment la nouvelle répartition des ressources nationales nécessaires, celui-là doit lutter, avec les moyens du parti et sur sa voie, contre ce qu'il considère comme faux, contre ce qu'il regarde comme dangereux, mais en prenant la pleine responsabilité de toute la politique du parti et de l'Etat ouvrier. [... ]
« Ce qui a caractérisé la lutte de la dernière période à l'intérieur du parti, ce sont ses formes extrêmement aiguës, c'est sa direction fractionnelle. Il est incontestable que cette acuité fractionnelle de la lutte, de la part de l'Opposition – quelles que soient les conditions préalables qui l'aient provoquée – a pu être interprétée par nombre de membres – et cela a été le cas – comme si les divergences d'opinion étaient allées jusqu'à rendre impossible un travail en commun, c'est-à-dire jusqu'à pouvoir conduire à une scission. [...] C'est pourquoi nous avons considéré le moyen – la lutte fractionnelle – comme faux [...] en raison de toute la situation à l'intérieur du parti. Le but et le sens de la déclaration du 16 octobre ont été d'intégrer la défense des opinions que nous soutenons dans le cadre du travail commun et de la responsabilité solidaire de la politique commune du parti. » [30]

Ses derniers mots sont consacrés à la résolution présentée par Staline à la fin de son rapport :

« Quel est le danger objectif de [cette] résolution ? [...] Qu'on nous attribue des opinions d'où sortiraient nécessairement non seulement une politique fractionnelle, mais aussi une politique de deux partis. Cette résolution a objectivement tendance à transformer en chiffons de papier tant la déclaration du 16 octobre, que la déclaration du C.C. sur [...] sa satisfaction. [...] Pourtant, dans la mesure où je peux juger de l'état d'esprit des camarades de ce qu'on appelle l'Opposition, et avant tout des camarades dirigeants, l'adoption de cette déclaration ne nous détournera pas de la ligne du 16 octobre. Nous n'acceptons pas les opinions qui nous étaient imposées, nous n'avons pas l'intention de grossir artificiellement ou d'aggraver les divergences pour préparer ainsi une rechute dans la lutte fractionnelle. Au contraire, chacun de nous, sans minimiser les divergences, emploiera toutes ses forces à les intégrer dans le cadre de travail et de responsabilité commune de la politique du parti. » [31]

La réponse de Staline est menaçante : « Le petit-bourgeois philistin » Trotsky est tout proche d'Otto Bauer. « Le Parti ne peut pas supporter et ne supportera pas » l'indiscipline, la démagogie, le défaitisme...


Au lendemain de cette sévère bataille, cuisant échec pour l'Opposition, un Octobre noir – selon l'expression de Souvarine [32] –, Trotsky jette sur le papier des notes en forme de thèses et réfléchit sur les raisons profondes du cours pris en Russie par l'histoire de la révolution [33].

Il part de ce qu'il tient pour les lois générales de la révolution. Elle est toujours suivie, note-t-il, d'une contre-révolution qui ne rejette jamais la société en arrière, au-delà du point de départ de la révolution. Cette dernière n'est possible que par l'intervention des masses à grande échelle, mais c'est aussi pour cette raison que les espoirs mis par les masses en elle sont toujours excessifs : c'est aussi une loi de l'histoire que la désillusion des masses, suivie de leur rechute dans l'indifférence, pendant la période post-révolutionnaire, au cours de laquelle le « nouveau parti de l'ordre » est renforcé par l'appoint des couches qui ont bénéficié directement de la révolution et montent la garde sur leurs acquis.

Parallèlement, les classes dirigeantes, démoralisées par leur défaite, perdant leur confiance en elles-mêmes, ont laissé la révolution occuper des positions avancées qu'elle n'a pas toujours la force de conserver. Et la conséquence de ce développement contradictoire est que la désillusion des masses devant les résultats immédiats de la révolution et la baisse de l'activité politique de la classe révolutionnaire rendent courage aux classes contre-révolutionnaires.

Après ces considérations sans aucun doute inspirées par l'histoire de la Révolution française, Trotsky en vient à examiner la révolution russe proprement dite. En Russie, les effets combinés de la guerre impérialiste, de la révolution agraire petite-bourgeoise et de la prise du pouvoir par la classe ouvrière ont donné à la révolution une ampleur et une profondeur sans précédent – sur la défaite irrémédiable des formations sociales capitalistes comme précapitalistes.

La force du prolétariat dans le cours de la révolution a reposé essentiellement sur son alliance avec la paysannerie. La classe ouvrière n'a pu prendre et garder les usines et les entreprises que parce que les paysans disputaient les terres des grands domaines à leurs ennemis communs. C'est ce qui fait l'importance de la question paysanne. Le danger d'une restauration capitaliste naît d'une éventuelle séparation de la paysannerie et du prolétariat. Car la paysannerie, sous sa forme de classe précapitaliste, a été ressuscitée par la Nep ; le capital commercial auquel elle a donné naissance crée un danger politique qui s'exprime par les stockages et le refus des livraisons.

Trotsky pense qu'il faudra encore des années pour que les processus économiques trouvent leur expression politique. Pourtant, face à ce danger, il faut de solides positions prolétariennes. Le danger principal que crée le régime du parti, c'est que non seulement il ignore les dangers de classe inhérents à la situation, mais qu'il les tourne en dérision, attaque ceux qui les soulignent, endort la vigilance, abaisse la combativité.

Tirant le bilan de l'échec de la sortie tentée en direction des couches ouvrières du parti, il écrit :

« Il serait faux d'ignorer le fait que le prolétariat aujourd'hui est infiniment moins réceptif aux perspectives révolutionnaires et aux vastes généralisations qu'il ne l'était pendant la révolution d'Octobre et les années qui l'ont immédiatement suivie. Le parti révolutionnaire ne peut s'adapter passivement à tout changement dans l'état d'esprit des masses. Mais il ne doit pas non plus ignorer les altérations provoquées par de profondes causes historiques [34]. »

Il distingue dans la classe ouvrière russe deux générations à bien des égards différentes. Les ouvriers les plus âgés, ceux qui étaient adultes en 1917, sont « plus sceptiques, moins directement sensibles aux mots d'ordre révolutionnaires, moins enclins à faire confiance aux généralisations révolutionnaires ». C'est sur ces sentiments que la bureaucratie s'est appuyée dans sa conquête du pouvoir. C'est contre eux que l'Opposition s'est brisée. Les hommes de cette génération ne sont pas des « carriéristes », ce sont des hommes nerveusement fatigués, épuisés par des années de révolution, de guerre et de guerre civile, qui ont une famille, une relative sécurité et ne redoutent rien tant que de nouveaux bouleversements. On a fait pour ces hommes un épouvantail de la théorie de la « révolution permanente » :

« Cette version de la théorie ainsi utilisée dans ce but n'est en rien reliée aux vieilles discussions, depuis longtemps reléguées dans les archives, mais se contente de brandir le fantôme de nouveaux soulèvements, d'invasions "héroïques", de perturbation de "la loi et de l'ordre ", une menace contre les acquis de la période de la reconstruction, une nouvelle période de grands efforts et de sacrifices [35].»

Il en est de même avec l'analyse de la « stabilisation » du monde capitaliste, présentée par les adversaires de l'Opposition comme un argument en faveur de l'ordre et du statu quo.

La nouvelle génération, elle, manque d'expérience. Ses aspirations révolutionnaires sont naturellement canalisées vers les institutions importantes dans lesquelles s'incarnent la révolution, le parti, l'Etat soviétique, la tradition, l'autorité, la discipline et il lui est très difficile de jouer un rôle indépendant sans point d'appui dans la génération précédente ou une institution.

Trotsky relève le rôle particulier joué dans l'ensemble de ce processus d'orientation conservatrice, par la catégorie particulière de bolcheviks, militants clandestins avant la révolution de 1905, plongés dans la vie sociale et la réussite au cours de la période de réaction, ralliés au parti après sa victoire et dont l'influence conservatrice est incontestable. Il résume :

« C'est un semblable concours de circonstances qui, dans la dernière période du développement du parti, a déterminé la réaction du parti et le glissement à droite de sa politique. » [36]

De la même façon :

« L'adoption officielle de la théorie du "socialisme dans un seul pays" signifie la sanction théorique de ces glissements qui se sont déjà produits et la première rupture ouverte avec le marxisme [37]. »

Les éléments d'une restauration bourgeoise résident pour le moment dans la paysannerie qui n'éprouve pas d'intérêts matériels pour le socialisme, les sentiments d'une large fraction de la classe ouvrière la baisse de l'énergie révolutionnaire, la fatigue de l'ancienne génération et l'accroissement du poids spécifique des éléments conservateurs. Les éléments qui s'y opposent sont la peur que le moujik éprouve d'un retour du propriétaire, le fait que le pouvoir et les moyens de production soient entre les mains de l'Etat ouvrier bien qu'extrêmement déformé, le fait enfin que la direction de l'Etat demeure aux mains du Parti communiste, bien que celui-ci « reflète en lui les glissements moléculaires des forces de classe et les changements des sentiments politiques ».

La conclusion de Trotsky est que Thermidor – l'équivalent de la dernière phase de la Révolution française – n'est pas encore un fait accompli. Il y a eu quelques répétitions ici ou là et on en a posé certaines fondations théoriques, mais « l'appareil matériel du pouvoir n'a pas été remis à une autre classe ». La politique du « redressement » demeure donc entièrement valable.


Pierre Pascal raconte :

« Un camarade qui a assisté au discours de Trotsky dit qu'il a si bien maîtrisé son auditoire qu'on lui a prolongé deux fois son temps de parole : Rykov et une partie du bureau ne voulaient pas, la majorité des assistants l'exigea. Après, quand Rykov décrocha le microphone, le temps une fois écoulé, la salle réclama. Le voisin de ce camarade (un militaire) lui disait : "Les mains me démangent." Lui-même était entièrement d'accord. Mais personne n'applaudit. Et le témoin en question a recommandé : "Si vous racontez cela, ne dites pas de qui vous le tenez [38]." »

L'Opposition est défaite, mais elle n'est pas muselée. Quelques semaines plus tard, Trotsky, Zinoviev et Kamenev prennent, tous les trois longuement la parole dans les débuts du VIIe exécutif élargi de l'Internationale communiste. Dans son intervention d'une heure, le 9 décembre 1926, Trotsky s'exprime avec une grande aisance, beaucoup d'ironie et un esprit de repartie très vif dont quelques interrupteurs imprudents font les frais. Dans un exposé d'une parfaite clarté, il se prononce nettement sur ses anciennes divergences avec Lénine. Mentionnant les divergences sur les rapports de classe dans la société russe, les perspectives de la révolution, le menchevisme, les méthodes de construction du parti, il est incontestable, il l'a dit et répété, que c'était Lénine qui avait raison. Il ajoute :

« La théorie artificiellement introduite contre l'intérêt même de cette discussion – celle de la révolution permanente –, je ne la concevais pas, alors même que je n'en voyais pas tous les défauts, comme une théorie universelle, valable pour toutes les autres révolutions, comme une théorie "supra-historique", pour utiliser une expression de Marx dans sa correspondance. J'appliquais le concept de révolution permanente à une étape précise du développement de l'évolution historique de la Russie. » [39]

Il polémique ensuite fermement contre l'emploi contre lui de ce qu'il appelle « la méthode biographique », qu'il juge inapte à résoudre les questions de principe. Il souligne l'erreur de Staline, après la révolution de Février et sa prise de position dans la Pravda en faveur du soutien conditionnel du gouvernement provisoire. Il rappelle ce qu'il appelle l'erreur de Staline sur la question nationale, sur celle du monopole du commerce extérieur, mais il assure que la plus grave est certainement celle du « socialisme dans un seul pays  ». A cette dernière il oppose, sans y voir un argument décisif, le fait qu'il faut bien reconnaître que la tradition du marxisme et du léninisme lui est entièrement contraire. C'est précisément la loi du développement inégal de l'impérialisme, que Staline invoque contre lui, qui explique la fausseté de toute tentative de considérer isolément le sort d'un pays indépendamment de l'économie mondiale. Or, après la période de reconstruction, c'est maintenant l'industrialisation qui est à l'ordre du jour. L'industrie lourde, la construction des machines sont la condition préalable de l'édification socialiste. Or précisément, l'industrialisation implique une liaison accrue, non une indépendance, mais « une dépendance croissante à l'égard du marché mondial, du capitalisme, de sa technique, de son économie  ».

Ainsi explique-t-il que l'enjeu de la lutte n'est pas, comme Staline l'a affirmé, circonscrit entre le prolétariat et la bourgeoisie de l'Union soviétique. L'édification du socialisme présuppose la suppression des classes, qui n'est concevable qu'à la condition que les forces productives « socialistes » dépassent celles du capitalisme : il n'est pas possible de concevoir une construction du socialisme qui soit indépendante de la révolution mondiale. Pierre Pascal raconte :

« Ce sont les grandes journées du plénum ; il était mort jusque-là, il s'anime aujourd'hui. Hier soir, Trotsky, dit-on, s'est surpassé. Accueilli par de chaleureux applaudissements des invités et de quelques rares délégués, il a parlé d'abord un quart d'heure puis il a demandé de combien de temps il pouvait encore disposer : « Un quart d'heure. » Alors le voilà qui prend ses papiers et descend de la tribune. Le bureau est d'accord pour une demi-heure. [...] L'orateur obtient satisfaction. Il a mis en pièces Remmele, Pepper, surtout, aussi Manouilsky, Smeral enfin. Il a excité le rire irrépressible des délégués à leur adresse, car on peut s'empêcher d'applaudir, mais de rire [40]…»

Quelques jours auparavant, l'observateur français notait dans son Journal :

« Il paraît qu'on regrette fort d'avoir laissé Trotsky parler à la conférence du parti russe, car il a fait une grosse impression et maintenant qu'on rend compte de la conférence dans les cellules, les ouvriers posent des questions embarrassantes : l'Opposition renaît cette fois d'en bas et spontanément. » [41]

C'est peut-être ce phénomène, joint au fait qu'il n'y ait pas d'enjeu immédiat dans le débat à l'exécutif de l'Internationale qui donne son caractère détendu à l'intervention de Trotsky...

Il est en tout cas évident qu'il ne nourrit plus alors aucune illusion sur la possibilité d'un renversement de politique, d'un « redressement » du parti à brève échéance. Il conclut à la nécessité d'une explication patiente, d'un éclairage systématique, de modèles d'explication pour la jeune génération au moment ou elle en aura besoin. Il faut former des cadres et attendre. Il le dit à Kamenev :

« Je ne me sens nullement "fatigué", mais je suis d'avis que nous devons nous armer de patience pour un temps assez long, pour toute une période historique. Il n'est pas question aujourd'hui de lutter pour le pouvoir, mais de préparer les instruments idéologiques et l'organisation de la lutte pour le pouvoir en vue d'un nouvel essor de la révolution. Quand cet essor surviendra, je n'en sais rien. » [42]

Zinoviev et Kamenev sont étreints du même sentiment proche de l'impuissance, mais n'en tirent pas les mêmes conclusions. L'hiver 1926-1927 se présente avec une mise en sommeil de l'Opposition unifiée.

Elle va pourtant resurgir de ses cendres quand retentissent les trois coups qui annoncent une fois de plus une révolution, en Chine cette fois.

Références

[1] La documentation de ce chapitre est tout à fait éclatée. Voir cependant P. Broué, « La Lutte de l'Opposition unifiée », chap. X de Le Parti Bolchevique, pp. 229-272, et surtout Anna Di Biagio, « L'ultima battaglia dell'opposizione (1926-1927) », Studi di Storia sovietica, Rome, 1978, pp. 87-223.

[2] Staline, discours au plénum du C.C., 19 novembre, Pravda, 24 novembre 1928.

[3] Deutscher, op. cit., II, p. 373.

[4] Kritchevsky, Pravda, 1er décembre 1927.

[5] Ibidem.

[6] Ibidem, 9 octobre 1926.

[7] Ibidem, 3 octobre 1926.

[8] Ibidem, 8 octobre 1926.

[9] B. Souvarine, « La "Défaite" de l'Opposition », La Révolution prolétarienne, 23 novembre 1926, p. 5.

[10] M.V., III, p. 267.

[11] B. Souvarine, « La " Défaite "... », p. 3.

[12] Cahiers du Bolchevisme, janvier/décembre 1927, pp. 2112-2118.

[13] Pravda du 3 au 17 octobre 1926.

[14] P. Pascal, Mon état d'âme. Journal de Russie 1922-1926, p. 178.

[15] Ibidem, p. 279.

[16] A. Rosmer, « Après la défaite de l'Opposition », La Révolution prolétarienne, 26 décembre 1926, p. 17.

[17] Pravda, 14 octobre 1926.

[18] Ibidem, 17 octobre 1926.

[19] Ibidem.

[20] Rosmer, « Après la défaite », p. 17.

[21] Ruth Fischer, op. cit., p. 570.

[22] Eastman, Love…, p. 452.

[23] V. Serge, V.M., pp. 172-173.

[24] Staline, « Thèses », Pravda, 26 octobre 1926.

[25] Ibidem.

[26] Cahiers du Bolchevisme, 20 décembre 1926, pp. 2189-2221.

[27] Ibidem, p. 2220.

[28] Trotsky, ibidem, p. 2262.

[29] Ibidem, p. 2268.

[30] Ibidem, pp. 2268-2269.

[31] Ibidem, p. 2269.

[32] « Octobre noir » est le titre d'un article de Souvarine de novembre 1927 dans le Bulletin communiste n° 122-123.

[33] Trotsky, Mémorandum, 26 novembre 1926, A.H., T 3015.

[34] Ibidem.

[35] Ibidem.

[36] Ibidem.

[37] Ibidem.

[38] P. Pascal, État d'âme…, note du 6 novembre 1926, p. 194.

[39] Trotsky au C.E. de l'I.C., 9 décembre 1926, A.H., T 3016.

[40] P. Pascal, Etat d'âme, note du 10 décembre 1926, p. 219.

[41] Ibidem, note du 29 novembre 1926, p. 208.

[42] Cité par Trotsky, « La Soif du Pouvoir », (3 janvier 1937), Œuvres., 12, p. 57.

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