1947

« The Militant », 7 juin 1947, rubrique : « Notebook of an agitator »
Texte publié en français - traduction différente - dans "Rouge" 263, 30 août 1974

James P. Cannon

Adieu à un pionnier du socialisme

7 juin 1947

 

 L'autre jour, un vieux pionnier socialiste est mort à Rosedale, Kansas, à l'âge de 89 ans, et je me suis rendu à ses funérailles. J'étais lié à lui personnellement par de nombreux liens variés et je lui devais beaucoup de choses d’une valeur incalculable. Il a été le premier à m'expliquer que la vérité et la justice sont importantes, et il m’a prouvé, par l’exemple de toute sa vie, qu'il pensait ce qu’il disait. Il croyait vraiment à la liberté, à l'égalité et la fraternité humaines, il pensait que ces choses étaient réalisables et qu’elles valaient la peine d'être poursuivies. C’était son « principe », et il l'a respecté.

C'est par lui que j'ai appris l'existence du socialisme : il m'entraîna dans le mouvement il y a 36 ans, et a ainsi façonné ma vie d’une façon qui n'a jamais changé depuis. En m’en souvenant et en revivant tout ça pendant le long trajet en train pour les funérailles du vieil homme, j'ai pensé à lui non seulement comme à un ami ou un conseiller, mais aussi comme un vrai et digne représentant de cette noble génération de pionniers du socialisme qui nous ont précédés et nous ont ouvert la voie. Nous sommes ici parce qu'ils étaient là. Nous ne devons jamais l'oublier.

Son socialisme – le socialisme américain prédominant de son temps dans le Midwest, inspiré par le grand esprit et l’éloquence brûlante de Debs, était largement humanitaire, plus éthique, peut-être, que scientifique et mettait davantage l'accent sur l’objectif que sur le chemin qui y mène. Mais il était juste pour l’essentiel, et avait une grande force de conviction et d'inspiration. A mon avis, le mouvement socialiste moderne, avec ses analyses plus précises et sa nécessaire concentration sur la lutte, feraient bien d'injecter dans sa propagande plus d'insistance – à l’ancienne - sur le sens ultime de la lutte ; de parler comme l'ont fait les anciens pionniers, pour les droits de l'homme et la dignité humaine, pour la liberté et l'égalité et pour l'abondance pour tous. C'est ce pourquoi nous nous battons vraiment quand nous nous battons pour le socialisme.

Ben Hanford, le grand agitateur socialiste de jadis, a écrit un jour l'éloge d'un camarade collectif qu'il appela Jimmy Higgins — l'homme du rang qui s'affaire hors de toute ostentation, sans égard à la reconnaissance aux récompenses qu’il pourrait obtenir pour l’accomplissement de toutes les innombrables petites tâches inaperçues qui doit être faites pour maintenir la marche du « mouvement » et garder la torche allumée.

Tel était ce vieil homme. C'était un ancien militant ouvrier du temps des Chevaliers du Travail et du mouvement pour la journée de huit heures ; un homme de Debs depuis la grève de l'A.R.U. [American Railway Union] de 1894 ; et un activiste socialiste tout au long des vingt ans de progrès du Parti socialiste au début du siècle. Il a ardemment sympathisé avec moi, dans tous mon travail et mes luttes, et m’a donné toute l'aide technique et pratique qu'il pouvait, jusqu'à ces dernières années où il était trop vieux et fatigué pour le faire encore.

Un récit de son activité tranquille et soutenue pour le socialisme pourrait servir, avec seulement quelques changements sans importance, comme une biographie représentant toute la fraternité des militants anonymes dont les travaux et les sacrifices, accomplis librement avec une foi inébranlable, changèrent une idée et un espoir en un mouvement qui vit après eux et vivra encore.

Ce n'était pas un « chef », mais un simple soldat du rang qui « parlait de socialisme » à tous ceux qui voulaient écouter ; qui se demenait pour les abonnements aux journaux ; pour organiser les réunions, louer la salle et attirer la foule autour de l'orateur; et qui avait toujours la main dans sa poche pour une contribution - plus qu'il pouvait se permettre - pour aider à combler le déficit. De plus, on pouvait toujours compter sur lui pour « installer » un agitateur de passage chez lui et ainsi économiser des frais au parti, bien que ses propres moyens financiers soient bien limités.

Le vieil homme était l'ami et le partisan de toutes les bonnes causes, toujours près à faire circuler une pétition, aider pour une collecte ou pour organiser un meeting de protestation pour exiger que des torts soient réparés. Les bonnes causes, alors comme aujourd'hui, étaient principalement impopulaires, et il se trouvait presque toujours dans la minorité, du côté des opprimés qui ne pouvaient rien pour lui dans le dur combat pour gagner de l'argent et aller de l’avant. Il a dû payer pour cela, et sa famille a dû payer, mais cela ne pouvait pas être autrement. Le vieil homme était fait comme ça, et je ne pense pas qu'il soit jamais entré une fois sa tête l’idée de faire ou de vivre autrement.

C'est à peu près tout ce qu'il y a à dire sur lui. Mais j'ai pensé, en le regardant dans son cercueil pour la dernière fois, que c'était beaucoup. Carl Sandburg l'a dit ainsi : « Alors ce sont des héros… — parmi les gens simples — Héros, dites-vous ? Et pourquoi pas ? Ils donnent tout ce qu'ils ont, ne posent aucune question et prennent ce qui advient. Que voulez vous de plus ? »

Ce groupe dévoué de pionniers du socialisme n'a pas vécu en vain, eux qui ont vécu et travaillé de manière désintéressée pour le socialisme, qui ont fait ce qu'ils pouvaient pour le "mouvement" et l'ont maintenu en vie pour qu'une nouvelle génération vienne prendre la suite sans avoir à recommencer par le début. Ils étaient beaucoup plus important pour l'avenir de l'Amérique et du monde qu'eux, avec leur modestie et leur abnégation, pouvait l’imaginer. Le vieil homme était l’un d'eux, et je lui dis adieu avec gratitude et amour. Il s'appelait John Cannon. C’était mon père.

- J.P.C.