1920

Les souvenirs d'Alexandre Chliapnikov, ouvrier et dirigeant bolchevik.

Alexandre Chliapnikov

A la veille de 1917
II – Au banquet en l'honneur de Vandervelde

Un soir du mois de juin, les camarades bolcheviks de Viborgskaïa-Storona envoyèrent un courrier au « Français » pour l'inviter à assister à un banquet solennel donné par les fractions bolcheviste et mencheviste de la Douma en l'honneur de Vandervelde, récemment arrivé en Russie. Le banquet avait été organisé à demi légalemetn dans le restaurant Palkine, où l'on me fit entrer par l'escalier de service. Dans la petite pièce où l'on m'introduisit, il y avait assez de monde. Parmi les bolcheviks, très peu nombreux, se trouvaient Pétrovsky et Badaiev. Les mencheviks étaient représentés par Dan, Tchkhéidzé, Potressov et les autres coryphées du Loutch. Après les hors-d'œuvre commencèrent les toasts. Pétrovsky prit la parole au nom de notre fraction, Tchkhéidzé et Dan au nom des mencheviks. Dans leurs discours, les liquidateurs laissèrent percer une feinte tristesse au sujet de la division qui affaiblissait la classe ouvrière. J'avais traduit Pétrovsky, mais, après Tchkhéidzé et Dan, nos députés me chargèrent de prendre la parole pour répondre aux lamentations des mencheviks sur la scission. Avec des faits à l'appui, je démontrai que, dans sa lutte, le prolétariat pétersbourgeois était uni. « Dans la lutte quotidienne, dis-je en substance, la classe ouvrière, malgré les intrigues de la minorité, - qui ne peut paraître une majorité qu'aux banquets -, marche sous le drapeau du Comité pétersbourgeois de notre Parti. Même à la lumière d'une étude superficielle, - la seule qu'il vous ait été possible de faire, camarade Vandervelde, qui ne pouvez aller à nos usines, voir nos grèves et nos assemblées de masses -, l'expérience de la lutte ouvrière à Saint-Pétersbourg montre que nous avons pour nous la majorité, puisque vous êtes partisan de l'unité des organisations ouvrières, dites à la minorité, dites aux intellectuels ici présents de se soumettre à la majorité. Prenez n'importe quelle forme du mouvement ouvrier : les syndicats sont pour nous, l'assurance est notre œuvre ; en un mot, partout nous avons la majorité. L'unité chez nous est chose facilement réalisable : il n'y a qu'à obliger la minorité à se soumettre à la volonté de la majorité. Déclarez ceci, au nom du Bureau Socialiste International, dont vous êtes le président, obligez ceux qui se lamentent sur la perte de l'unité à se conformer à votre proposition, et alors nous ne repousserons personne d'entre eux de nos organisations et nous n'aurons pas de scission. »

Mon discours, prononcé en français, mit l'émoi dans le groupe des mencheviks. Malgré la présence de l'illustre étranger, ils m'interrompirent à plusieurs reprises, et je ne pus terminer que grâce à l'intervention de Vandervelde lui-même, qui écoutait et observait tous les assistants avec la plus extrême attention. Quand j'eus fini, il sentit qu'il fallait répondre aux questions que j'avais posées si carrément. Et dans les discours qu'il fit sur l'union, la tolérance et autres choses analogues, il déclara que la minorité devait se soumettre à la majorité.

On se sépara lorsque la nuit blanche fit place à l'aube laiteuse. Le matin, à l'heure habituelle, j'étais à l'atelier ;mais je ne parlai à personne de ma promenade nocturne et du banquet en l'honneur de Vandervelde. Seul, un petit groupe de camarades organisés militant dans le Parti en eut connaissance.

Le travail politique dans les entreprises industrielles était effectué par des ouvriers appartenant aux trois partis russes : social-démocrate bolchevik, social-démocrate menchevik et socialiste-révolutionnaire. Les plus actifs étaient les bolcheviks. Aux meetings organisés dans les ateliers, c'étaient les ouvriers bolcheviks qui prenaient la parole. En ces occasions, il nous fallait user de ruse : les ouvriers capables de discourir sur des sujets politiques étaient répartis par quartier de telle façon que chacun d'eux prenait la parole dans une usine autre que celle où il était employé ; de la sorte, on parvenait à cacher le nom de l'agitateur aux innombrables agents de la police secrète.

Pendant les années d'avant-guerre, les intellectuels faisaient presque complètement défaut dans le Parti. Leur défection, qui avait commencé en 1906-1907, avait eu pour résultat de laisser tout le travail dans le Parti et les syndicats à la charge des seuls ouvriers. Les intellectuels étaient si peu nombreux qu'il y en avait à peine assez pour notre fraction de la Douma et l'édition de notre quotidien. Ils avaient été remplacés par des prolétaires cultivés, des ouvriers véritables, intellectuellement très développés et restés en liaison étroite avec les masses. Nos ouvriers « assuristes », comme G. Ossipov, G ; Chkapine, N. Iline et Dmitriev, produisaient la meilleure impression ; il en était de même des militants syndicaux, qui comptaient parmi eux des hommes de valeur comme les métallurgistes Kissélev, Mourkine, Schmidt et autres.

Travaillant à l'atelier, fréquentant assidûment les camarades du Parti, je rencontrais fréquemment des ouvriers remarquables à tous les points de vue, supérieurs par le développement à beaucoup d'ouvriers européens que j'avais vus et connus pendant mon séjour à l'étranger. La lutte pénible qu'il fallait mener en Russie, la déportation et la prison qui faisaient périr des milliers d'hommes formaient les personnalités vigoureuses incomparablement mieux que la lutte « pacifique » d'Occident. Dans les ateliers, on faisait fréquemment des collectes de solidarité au profit des prisonniers, des déportés et des forçats, ainsi que de leurs familles.

La propagande s'effectuait dans les usines individuellement. Il y avait aussi des cercles, mais ils ne groupaient que les militants les plus avancés. Les assemblées légales avaient lieu lorsqu'il s'agissait de discuter les questions relatives aux caisses d'assurance. Les camarades savaient fort bien les utiliser pour leur propagande et, fidèles à l leur ligne politique, arboraient le mot d'ordre de « l'assurance ouvrière intégrale ». Quant aux assemblées-meetings illégales, elles étaient, durant l'été que je passai à Pétrograd, assez fréquentes dans les usines. Ordinairement, elles se faisaient d'une façon inattendue, mais organisée, pendant la pause du dîner ou celle du soir, dans la cour ou à l'intérieur des bâtiments, dans les escaliers. Quelques militants se plaçaient devant les portes, obstruant ainsi le passage, et tout l'auditoire se massait vers la sortie. C'est là que l'agitateur prenait la parole. Immédiatement, l'administration téléphonait alors à la police, mais à l'arrivée de cette dernière, les discours étaient déjà terminés et la résolution nécessaire prise. Pourtant, il se produisait fréquemment des collisions : les agents dégainaient ; les ouvriers ripostaient à coups de pavés et d'écrous.

Lers assemblées de mases avaient lieu dans les environs de Pétrograd. Les ouvriers du quartier Viborg se réunissaient principalement à Ozerki, Chouvalovo, Grajdanka. Les veilles et les jours de fêtes amenaient dans ces localités un grand nombre de citadins, qui allaient se reposer à la campagne. Aussi les ouvriers pouvaient-ils s'y rendre pour organiser leurs meetings sans trop se faire remarquer.

Au printemps de l'année 1914, l'atmosphère dans les quartiers ouvriers était extrêmement tendue. Tous les conflits, grands et petits, quelle que fût leur origine, provoquaient des grèves de protestations, la cessation du travail avant l'heure fixée, etc... Les meetings politiques, les bagarres avec la police étaient des faits journaliers. Les ouvriers avaient commencé à faire connaissance et à nouer des relations avec les soldats des casernes avoisinantes. La propagande révolutionnaire était menée également dans les camps. Dans cette propagande, les ouvrières, particulièrement celles de l'industrie textile, jouèrent un rôle des plus actifs. Il arrivait fréquemment que, parmi les soldats, elles eussent des connaissances originaires du même village, mais la plupart du temps on se liait pour des « raisons de sentiment », et ainsi, entre l'usine et la caserne, s'établissaient des rapports fraternels qui rendaient absolument impossible, le cas échéant, l'action de la troupe contre les ouvriers.

Mon action, bornée à l'usine Lessner, avait cessé de me satisfaire, et je résolus de passer dans une autre usine quelconque. J'y réussis très simplement. Dès les premiers jours de mon arrivée, j'avais incité les ouvriers à lutter contre l'arbitraire de l'administration dans la fixation des salaires et du paiement du travail aux pièces. J'avais donné personnellement l'exemple en bataillant pour l'augmentation des tarifs. L'inégalité de rétribution des ouvriers accomplissant des travaux identiques me révoltait profondément. Ainsi, lorsque nous travaillions encore ensemble, nous nous faisions, mon compagnon ivrogne et moi, en moyenne chacun quatre roubles par jour, tandis que notre voisin, le Finlandais, tourneur lui aussi, n'arrivait, malgré tous ses efforts, qu'à 2 roubles 50 copecks. Ce n'était pas là un cas isolé : dans toute l'usine, les salaires variaient considérablement. Quoique essentiellement révolutionnaires, les métallurgistes de Pétrograd n'avaient que très peu le sentiment de la solidarité professionnelle. Cela provenait en partie de ce qu'ils étaient surtout habitués à la lutte collective et que, pour obtenir l'égalisation des salaires des ouvriers de même profession, il fallait faire preuve de fermeté, de ténacité personnelle et savoir au besoin défendre soi-même ses intérêts sans l'aide des autres.

Personnellement, je déclarai au sous-chef que je voulais être payé 5 roubles pour ma journée de dix heures, même si, par sa qualité (il y avait parfois de la mauvaise fonte) ou par sa quantité, le travail aux pièces que j'avais exécuté ne me donnait pas droit, d'après les règlements, à ce salaire. Selon sa coutume le sous-chef me répondit par un consentement vague qui équivalait à une demi-promesse, et, le jour de la paye arrivé, fixa mon salaire à 48 copecks l'heure, c'est-à-dire à 20 copecks de moins par jour qu'il n'avait été convenu. Je demandai alors immédiatement mon compte, et, le 17 juin, je quittai l'atelier.

Les camarades de l'usine Lessner, particulièrement ceux du premier atelier mécanique, me virent partir avec un grand chagrin. Mais ils comprirent que, comme « étranger », j'étais curieux de parcourir le plus d'usines possibles et de connaître à fond le prolétariat pétersbourgeois.

Après mon séjour à l'usine Lessner, il m'était beaucoup plus facile de trouver de l'ouvrage. Je ne portais plus mon dictionnaire avec moi, et je m'adressais directement aux contremaitres. Quelques jours après ma sortie de chez Lessner, j'avais déjà le choix entre deux places : une à l'usine de projectiles Parviaïnen, et l'autre chez Erickson. Je me décidai pour la dernière, et le 26 juin , je repris le travail. Avant d'être admis, il fallait passer la visite du docteur. Ce dernier, qui était affecté à la caisse d'assurance en cas de maladie, n'acceptait que les hommes vigoureux et bien portants. Quant aux ouvriers épuisés par un long chômage ou par une exploitation renforcée dans leur travail précédent, il es éconduisait impitoyablement en leur recommandant cyniquement la suralimentation, un repos prolongé, etc., toutes choses qui sonnaient comme une dérision à l'adresse de ces malheureux à la recherche du pain quotidien. L'examen médical lui-même était fait avec une négligence extrême : le docteur et l'infirmier ne se lavaient pas les mains et ne désinfectaient pas leurs instruments après chaque expertise.

Ma santé fut trouvée bonne, et l'on m'admit à la première section de tourneurs, connue dans l'usine sous le nom de « Troisième étage », où l'on donnait à exécuter un travail d'une extrême précision et où, lorsque vous l'aviez terminé et après les discussions inévitables du début, on vous mettait dans la « catégorie » des ouvriers à 23 copecks l'heure. Mais, dès mon entrée, j'avais déclaré au contremaitre que je ne travaillerais pas à moins de 5 roubles par jour, quelle que fût la catégorie à laquelle on m'affectât. A l'atelier, il existait, pour le travail aux pièces, la règle du « salaire des catégories doubles », tolérée par l'administration. Pour mon premier travail d'essai aux pièces, je gagnai 4 roubles 60, mais j'exigeai du contremaitre qu'il augmentât le paiement des pièces de façon que mon salaire atteignit 5 roubles par jour, sinon je ne consentais pas à rester. Le contremaitre céda et ce fut pour moi un précédent sur lequel je m'appuyai dans la suite.

Dans l'atelier de tournage, comme dans toute l'usine, nombreux étaient les ouvriers politiquement très développés. A notre étage, nous avions la fine fleur des mencheviks. Tous très bien notés, en excellents rapports avec l'administration ; ils étaient affectés à la catégorie la plus élevée, ce qui leur permettait de gagner presque le double de leurs camarades. Et, malgré la supériorité de son développement politique, cet atelier, au point de vue de l'organisation intérieure et de la solidarité professionnelle, ne se distinguait en rien des autres. C'était la même formidable différence dans les salaires, déterminés par la catégorie à laquelle vous affectait arbitrairement le contremaitre et variant de 16 copecks l'heure pour les « nouveaux » à 35 copecks pour les « anciens », qui avaient en outre la possibilité de doubler leur gain dans le travail aux pièces. Personnellement, je menai campagne pour l'égalisation de la rétribution des ouvriers de même profession ou exécutant le même travail aux pièces. J'eus pour moi tous ceux qui recevaient des salaires inférieurs et contre moi, évidemment, tous les privilégiés. Des questions étroitement professionnelles, la discussion passa sur le terrain politique. Les mencheviks, qui étaient les maîtres de la situation dans l'atelier, résolurent de « livrer bataille » au Français bolchevik. La violente discussion, entremêlée d'injures, qui s'ensuivit, attira autour de ma machine une foule d'ouvriers. Et seuls des événements d'une importance exceptionnelle, qui survinrent à ce moment-là, firent cesser temporairement nos querelles et nous groupèrent tous contre l'ennemi commun.

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