1998

(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

 

Tony Cliff

Un monde à gagner

La crise du trotskysme

1998

Sur notre chemin de Palestine en Angleterre, Chanie et moi passâmes par Paris, où nous visitâmes le quartier général de la Quatrième Internationale.

J’avais jusque là concentré ma recherche sur les développements dans l’Orient arabe, essentiellement l’Egypte et la Palestine. Je n’avais porté qu’un regard passager sur ce qui se passait ailleurs. Nous visitâmes Paris cinq mois après la pré-conférence de la QI, qui s’était tenue en avril 1946 (la conférence de fondation avait eu lieu en 1938). Je dois dire que je lus ses résolutions avec une espèce de malaise. La description du monde contenue dans ces textes prenait ses aises avec la réalité. Cela pouvait se voir au premier coup d’œil.

Par exemple, en 1946 les trotskystes emboîtèrent servilement le pas à la déclaration de Trotsky selon laquelle le régime stalinien ne survivrait pas à la guerre. C’est ainsi qu’en avril de la même année, la Quatrième Internationale déclarait : « Sans crainte d’exagération, on peut dire que le Kremlin n’a jamais été confronté à une situation aussi critique, à l’intérieur et à l’extérieur, que celle d’aujourd’huii » [1].

En septembre 1946, je rencontrai à Paris Ernest Mandel, qui était membre dirigeant de la Quatrième Internationale et me montra un article qu’il avait écrit quelques semaines auparavant. Il cherchait à y démontrer la profonde instabilité du régime de Staline en citant une ouvrière qui, lors d’un meeting de Kalinine, président de l’URSS, lui aurait dit : « Tu as des chaussures. Je vais nu-pieds ». Ceci, prétendait-il, était significatif d’un ressentiment croissant des masses à l’égard des privilèges bureaucratiques. Je dis à Mandel que j’avais lu cette histoire des années auparavant, et qu’elle concernait des événements vieux d’un quart de siècle ! Il y a quelques mois, faisant un travail d’investigation pour mon livre Le trotskysme après Trotsky, je demandai à Ian Birchall, qui a été extrêmement utile dans ma recherche, s’il pouvait localiser cet article. Quelques jours plus tard, Al Richardson, de Socialist Platform Archive, trouva l’article, qui était exactement tel que je me le rappelais.

Je fus choqué de l’argument de Mandel. En fait, ce fut un rude coup porté à ma confiance dans la direction de la Quatrième Internationale. Cette réaction à une attitude négligente envers l’exactitude historique n’est pas affaire de morale bourgeoise, selon laquelle l’âme immortelle est endommagée par une tromperie. Non. Les révolutionnaires doivent dire la vérité, bonne ou mauvaise, pas seulement parce que s’ils ne le font pas ils trompent les travailleurs auxquels ils s’adressent, mais parce qu’ainsi ils trichent avec eux-mêmes. Sans un compte rendu honnête, il est impossible de s’orienter convenablement dans une situation donnée. Une analyse trop pessimiste peut mener à la passivité, une autre trop optimiste peut conduire à l’aventurisme et, à terme, à la déception, qui génère elle aussi la passivité[a].

Contre tout vraisemblance, la conférence d’avril 1946 de la Quatrième Internationale continuait à proclamer que « derrière les apparences d’un pouvoir jamais encore atteint se cache la réalité, qui est que l’URSS et la bureaucratie soviétique sont entrées dans une phase critique de leur existence » [2].

La forme la plus achevée de sophistication était celle adoptée par James P Cannon, dirigeant des trotskystes américains, lorsqu’il affirmait que le fait que Staline continuait à diriger la Russie prouvait que la guerre n’était pas terminée !

Trotsky prédisait que le sort de l’Union soviétique serait scellé par la guerre. Cela reste notre ferme conviction. Sauf que nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui affirment inconsidérément que la guerre est finie. La guerre est seulement passée par un premier stade, et connaît en ce moment un processus de regroupement et de réorganisation pour le second. La guerre n’est pas finie, et la révolution dont nous avons affirmé qu’elle surgirait de la guerre n’est pas retirée de l’ordre du jour. Elle a seulement été retardée, remise à plus tard, essentiellement par manque d’un parti révolutionnaire suffisamment fort [3].

La position de la Quatrième Internationale me paraissait complètement erronée, même si je n’avais pas à l’époque d’explications aux développements en cours et Russie et en Europe de l’Est.

La pré-conférence internationale de 1946 prit aussi une position absurde en utilisant une analyse d’avant-guerre de Trotsky décrivant l’état du capitalisme mondiale. Trotsky pensait que le capitalisme connaissait une crise terminale. Le résultat était que la production ne pouvait croître, et qu’ainsi il ne pouvait y avoir ni réformes sociales sérieuses ni amélioration des conditions de vie des travailleurs. En 1938, dans L'agonie du capitalisme et les tâches de la IVème Internationale, Trotsky écrivait que le monde occidental était dans une époque de déclin du capitalisme :

lorsque, en général, il ne peut être question de réformes sociales systématiques ou d’amélioration des conditions de vie des masses... quand toute revendication sérieuse du prolétariat, et même toute exigence sérieuse de la petite bourgeoisie, va bien au-delà des limites des rapports de propriété capitalistes et de l’Etat bourgeois [4].

Il était impossible, en 1946, de ne pas voir que le capitalisme ne souffrait ni de stagnation générale ni de décadence. Le plein emploi, une rapide augmentation de la production et une amélioration des conditions de vie pouvaient être constatés partout. Mais la direction de la Quatrième Internationale était complètement aveugle à la réalité, et la pré-conférence internationale déclara qu’ « il n’y a aucune raison de supposer que nous sommes confrontés à une nouvelle phase de stabilisation capitaliste et de développement… La guerre a aggravé la désorganisation de l’économie capitaliste et a détruit les dernières possibilités d’un équilibre relativement stable dans les rapports sociaux et internationaux » [5].

De plus, « le renouveau de l’activité économique dans les pays capitalistes affaiblis par la guerre, en particulier les pays d’Europe continentale, sera caractérisé par un rythme particulièrement lent qui maintiendra leur économie à des niveaux proches de la stagnation et de la décadence » [6].

Utilisant sa théorie de la révolution permanente, Trotsky disait que, dans les pays arriérés et sous-développés, l’accomplissement des tâches démocratiques bourgeoises – la libération nationale et la réforme agraire – ne pourrait être achevé que par le pouvoir de la classe ouvrière. Cela aussi a été réfuté par la réalité. En Chine, le pays le plus peuplé du monde, Mao conduisit un parti stalinien entièrement coupé des masses à l’unification du pays, à l’indépendance vis-à-vis de l’impérialisme et à la réforme foncière. Des processus similaires se produisirent ailleurs, comme à Cuba et au Vietnam.

Je n’avais pas encore de réponse à la question de savoir pourquoi le monde d’après-guerre était si différent des pronostics de Trotsky. Dans les années suivantes, j’ai consacré beaucoup de temps et d’efforts pour développer trois théories reliées entre elles pour traiter de trois régions du monde : la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes avancés, et le tiers monde. Les trois théories étaient : le capitalisme d’Etat, l’économie permanente d’armement, et la révolution permanente déviée.

Les questions de base sont traitées dans Le trotskysme après Trotsky, et donc ce qui suit est une version très abrégée. La théorie de Trotsky consistait à dire que l’usurpation du pouvoir par une couche bureaucratique mal assurée dans ce qui restait fondamentalement un Etat ouvrier portait en germe la chute du stalinisme lorsqu’il serait confronté à une crise grave comme la guerre. Le fait que le stalinisme ait émergé de la Deuxième Guerre mondiale considérablement renforcé, contrôlant de vastes territoires en Europe de l’Est, signifiait que Trotsky avait dû faire une erreur. Le besoin se faisait sentir d’une nouvelle théorie. Le capitalisme d’Etat collait aux faits. Depuis 1929, la bureaucratie d’Etat stalinienne avait, au moyen de la collectivisation des exploitations agricoles et de l’industrialisation forcée dans les villes, accumulé du capital de façon massive. Elle agissait comme n’importe quelle autre classe dirigeante capitaliste, par l’exploitation des travailleurs et la compétition internationale sous la forme de la course aux armements. Elle ne différait des autres capitalismes qu’en ceci : formellement, l’ensemble des moyens de production étaient possédés par un groupe corporatif – la bureaucratie d’Etat – et non par des individus privés.

Mon rejet de la définition par Trotsky de la Russie stalinienne comme un « Etat ouvrier dégénéré » se concrétisa dans les années 1947-48. Pendant deux mois je fus harcelé par des doutes sur cette définition. Je ne faisais pratiquement rien d’autre, jour et nuit, qu’y réfléchir. Ma pauvre Chanie en souffrit. Nous dormions dans un lit étroit, et elle devait se lever à six heures tous les matins pour aller travailler loin, dans le Kent – et l’hiver était un des plus rudes depuis longtemps. Un matin, tôt, je sautai du lit et lui déclarai : « La Russie n’est pas un Etat ouvrier mais un capitalisme d’Etat ». Cela me prit ensuite plus d’une année pour mettre de la chair sur ce squelette. A Dublin, je parvins à faire les recherches nécessaires pour La nature de classe de la Russie stalinienne. Terminé en 1948, c’était un très long document polycopié de 142 pages. La nature de classe des démocraties populaires suivit en juillet 1950 (également sous forme polycopiée), puis un livre, Les satellites de Staline en Europe, deux ans après.

Il est important de noter qu’en même temps qu’elle constituait une rupture avec Trotsky, la théorie du capitalisme d’Etat était construite sur la tradition trotskyste. Ma critique des positions de Trotsky se concevait comme un retour au marxisme classique. Le développement historique – en particulier après la mort de Trotsky – démontrait que la position de « l’Etat ouvrier dégénéré » n’était pas compatible avec la tradition marxiste classique qui identifie le socialisme avec l’auto-émancipation de la classe ouvrière. Pour préserver l’esprit des écrits de Trotsky sur le régime stalinien, la lettre devait en être sacrifiée.

D’autres groupes, comme les anarchistes et des groupes marxistes sectaires, décrivaient la Russie comme capitaliste étatique, mais ils prétendaient qu’elle l’avait été dès le début – depuis 1917. Localiser le passage au capitalisme d’Etat en 1929 signifiait reconnaître l’importance de la tradition de la Révolution d’Octobre, qui avait créé le premier Etat ouvrier de l’histoire après la Commune de Paris. Cela signifiait aussi défendre les leçons de la lutte en Russie (de Trotsky contre Staline) et à l’échelle internationale (en particulier les quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste). L’année 1929 est significative parce que c’est le moment où Staline a transformé le programme de la bureaucratie dirigeante dans le sens d’une accumulation délibérée de capital. La bureaucratie devint une classe dominante capitaliste et transforma en même temps la masse de la population, au moyen de la collectivisation et de l’industrialisation, en un prolétariat exploité.

L’argument du capitalisme d’Etat se trouva confirmé et approfondi par les changements en Europe de l’Est après la Deuxième Guerre mondiale. Si Trotsky avait eu raison, la création de gouvernements identiques à la Russie sous la férule de l’Armée rouge aurait dès lors signifié la création d’Etats ouvriers (sans destruction des machines étatiques existantes) sur ordre de Staline et sans aucune intervention ou implication de la classe ouvrière dans ces pays.

L’importance de la théorie du capitalisme d’Etat ne se limitait pas à son explication de ce qui se passait sur un sixième de la planète. Elle était un guide essentiel pour l’action future de la classe ouvrière internationale. Ceci devait être démontré de plusieurs manières. Elle n’était pas seulement utile dans des débats avec des staliniens organisés dans le Parti Communiste (qui était alors une force puissante sur le front industriel). Elle nous aidait dans des discussions avec des travailleurs non staliniens qui regardaient du côté de la Russie et qui disaient : « Si le socialisme révolutionnaire est égal aux camps de travail et à la répression féroce des travailleurs, alors nous n’en voulons absolument pas ». Et finalement, elle évitait les difficultés et les ambiguïtés auxquelles étaient confrontés les trotskytes orthodoxes qui, dans la situation fortement polarisée de la Guerre froide, se transformaient souvent en apologistes du stalinisme.

De façon cruciale, la théorie du capitalisme d’Etat remettait le concept d’émancipation des travailleurs comme acte de la classe ouvrière elle-même au centre du marxisme. Même si elle paraissait à des années-lumière de questions telles que la lutte pour les salaires et les conditions de travail dans les usines, la construction d’une tradition non stalinienne parmi les travailleurs signifiait qu’il existait une alternative à la dépendance envers les syndicats qui prétendaient agir en leur nom. Cette alternative était l’action des travailleurs pour leurs propres intérêts. Les concepts d’action à la base, de socialisme par en bas, découlaient logiquement de la définition de la Russie comme capitaliste étatique.

Quelques années plus tard, je fis le premier pas vers la théorie de la révolution permanente déviée dans mon livre La Chine de Mao (1957) pour ensuite la développer plus avant dans mon article « La révolution permanente déviée » [7].

La théorie du capitalisme d’Etat traitait du « deuxième monde », celle de la révolution permanente déviée concernait le troisième – le tiers monde. Là encore, la notion d’activité autonome des travailleurs était centrale. De la même façon qu’il me semblait impossible qu’un Etat ouvrier ait pu être imposé par les tanks à Varsovie, Berlin ou Prague, il était inconcevable que l’armée paysanne de Mao ou les forces de guérilla rurale de Castro aient pu apporter le socialisme aux travailleurs de Chine et de Cuba. L’explication de ce qui s’était passé n’exigeait pas le rejet de la théorie de la révolution permanente telle que Trotsky l’avait élaborée – il suffisait de la réorienter. Trotsky prédisait l’affaiblissement de l’impérialisme, le changement social devant être conduit par la classe ouvrière luttant pour achever les tâches de la révolution bourgeoise tout en poursuivant le combat pour le socialisme.

Ce qui s’était passé en Chine et à Cuba ne résultait en aucune manière de l’action de la classe ouvrière. Dans les deux cas, des forces militaires conquérantes venaient de l’extérieur des villes industrielles, exigeant que la classe ouvrière demeurât passive. Dans une crise sociale où le sujet révolutionnaire, l’activité prolétarienne et la direction étaient absents, le résultat pouvait être un leadership différent (une élite politico-militaire) et un but différent – le capitalisme d’Etat. En utilisant ce qui, dans la théorie de Trotsky, était d’une validité universelle (le caractère conservateur de la bourgeoisie) et ce qui était contingent (l’activité subjective du prolétariat), j’aboutis à une variante qui, faute de mieux, fut nommée « révolution permanente déviée ». Cette idée permettait de préserver le thème central de la théorie de Trotsky – le prolétariat doit poursuivre sa lutte révolutionnaire jusqu’à ce qu’elle triomphe dans le monde entier. Faute de quoi il ne peut apporter la liberté.

Les discussions sur la Chine et Cuba pouvaient sembler plutôt abstraites dans les années 50 et au début des années 60, mais elles devaient par la suite prendre de l’importance. Si, comme beaucoup de trotskystes et de maoïstes en vinrent à le croire, le socialisme pouvait être créé par des forces sociales autres que les travailleurs et sans l’engagement de ceux-ci, alors la classe ouvrière perdait toute sa séduction, on pouvait désormais se passer d’elle et l’oublier. Croire que la Chine et Cuba étaient socialistes devint le pont après le passage duquel était abandonnée toute politique de la classe ouvrière. Cela a pu exercer un attrait tout à fait considérable. En 1968, cela a amené les trotskystes de l’International Marxist Group (la section britannique de la Quatrième Internationale) à l’idée que les étudiants pouvaient apporter le socialisme. Les International Socialists ont aussi recruté des étudiants, mais nous n’avons jamais cru que ces derniers pouvaient se substituer à la classe ouvrière et à son activité. Pour les maoïstes, qui dirigeaient le mouvement dans des endroits comme l’Italie et le Portugal, la confusion sur le rôle central des travailleurs a abouti à l’idée qu’une minorité déterminée pouvait, par la force de sa volonté, apporter la transformation sociale. Plus tard, tout un ensemble de « mouvements » des opprimés – femmes, noirs et gays – et le mouvement écologiste se trouvèrent substitués à la tâche ardue de gagner la classe ouvrière, qui est la seule à avoir le pouvoir de mettre en péril la société capitaliste.

La théorie de l’économie permanente d’armement abordait la situation dans le « premier monde ». Elle a été développée sur un certain nombre d’années. Elle est apparue d’abord comme partie intégrante de la théorie du capitalisme d’Etat dans le document dupliqué La nature de classe de la Russie stalinienne. En 1957, l’argument devint plus spécifique dans un article intitulé « Perspectives de l’économie permanente d’armement », qui passait des conséquences des dépenses militaires sur la dynamique de la Russie stalinienne à ses effets sur le capitalisme occidental et le Japon [8].

Dans ce texte, la concurrence entre la Russie et les pays capitalistes occidentaux était identifiée comme le mécanisme essentiel déterminant la dynamique de l’accumulation du capital en Russie. Symétriquement, de l’autre côté du Rideau de Fer, la Guerre froide provoquait un haut niveau de dépenses d’armement. Leur coût exorbitant maintenait la demande à un niveau élevé et permettait un quasi-plein emploi grâce à une production de biens qui était en réalité un pur gaspillage. Ils étaient entassés et n’apparaissaient pas dans l’économie pour être vendus. La conséquence n’était pas seulement le plein emploi, mais aussi le fait que la surproduction des biens vendus sur le marché était évitée et la tendance à la baisse du taux de profit (causée par un investissement en machines plus rapide que l’investissement en travail producteur de plus-value) neutralisée.

Un autre facteur m’aida à comprendre comment fonctionnait l’économie permanente d’armement. Venant de Palestine en Grande Bretagne en 1946, et y voyant les conditions avec le regard de quelqu’un qui venait d’un pays colonial, je fus frappé par le fait que

... le niveau de vie des travailleurs était élevé. La première fois que j’ai visité la maison d'un ouvrier - une maison ordinaire - je lui ai demandé son métier et il m’a répondu « engineer ». Mon anglais n’étant pas très bon, j’ai cru qu'il était « ingénieur » diplômé. Mais il était simplement « conducteur d’engin » sans qualification. Ce fut un choc. Les enfants avaient une vie bien meilleure que dans les années trente. La seule fois que j’ai vu des enfants sans chaussures en Europe c’était à Dublin. On ne voyait plus d’enfants rachitiques. Cela m'a aidé à comprendre que la crise finale n’était pas pour le lendemain [9].

L’économie permanente d’armement prédisait une évolution tout à fait différente de celle à quoi s’attendaient les partisans de Trotsky, et s’avéra utile pour éviter des pièges politiques dangereux. Par exemple, Gerry Healy proclamait avec insistance que la lecture faite par Trotsky des années 30 était valable pour les années 50, et que le capitalisme était au bord de la catastrophe. De telle sorte que son organisation trotskyste, la Socialist Labour League (SLL), appelait à tout bout de champ à la grève générale et croyait la révolution imminente. Elle pensait aussi qu’un programme de revendications transitoires pouvait fournir un raccourci pour influencer une masse de travailleurs évoluant rapidement vers la gauche. Rien de tout cela ne se produisant, les militants, lorsqu’ils n’étaient pas démoralisés et démobilisés, avaient de plus en plus de mal à se relier aux luttes réelles (bien que limitées) des travailleurs sous un capitalisme en pleine prospérité. Cela finit par conduire la SLL dans une impasse sectaire, où elle était isolée politiquement des vrais débats et discussions en cours dans le mouvement. Un exemple pratique en est le lancement d’un quotidien qui devait ruiner très rapidement cette organisation. Non seulement la situation dans le monde signifiait qu’un tel journal était voué à ne connaître qu’une diffusion extrêmement limitée, mais l’organisation elle-même était bien trop petite pour supporter une telle charge.

La théorie de l’économie permanente d’armement suggérait qu’il n’y avait pas de raccourcis tels que des programmes de transition ou des appels à la grève générale. Au contraire, le travail devait s’adapter au niveau réel des luttes aussi bien sur le plan idéologique que sur le terrain.

D’un autre côté, il y avait à gauche ceux qui, consciemment ou pas, comprenaient que le capitalisme d’après-guerre était en expansion. Malgré tout, démunis d’une théorie marxiste capable de l’expliquer, ils prenaient l’apparence des choses pour la réalité. Beaucoup d’anciens marxistes se firent les prophètes d’un boom capitaliste éternel, parmi lesquels John Strachey, qui proclamait que le système serait prospère aussi longtemps que les idées économiques keynésiennes seraient appliquées. Le réformiste de droite Anthony Crosland chantait les louanges d’un capitalisme réformé par les méthodes de Keynes. Son livre The Future of Socialism, publié en 1956, expliquait que l’anarchie du capitalisme se résorbait, en même temps que les conflits de classe. Le système devenait de plus en plus rationnel et démocratique. Le capitalisme lui-même était appelé à se dissoudre paisiblement. Dès lors que le keynésianisme assurait une croissance sans obstacles, disait Crosland, l’Etat pouvait bénéficier de revenus fiscaux élevés, de nature à financer des plans de réforme et de protection sociale. Finie la lutte des classes. Désormais, tout ce qui restait à faire aux socialistes était de

…tourner notre attention vers d’autres sphères, à long terme plus importantes - telles que la liberté individuelle, le bonheur, les entreprises culturelles, la culture des loisirs, de la beauté, de la grâce, de la gaieté, de l’enthousiasme... davantage de terrasses de café, des rues plus claires et plus gaies la nuit, des heures de fermeture des pubs plus tardives, davantage de théâtres au répertoire local, de meilleurs hôteliers et restaurateurs... plus de fresques et de tableaux dans les lieux publics, un meilleur design des meubles et ustensiles et des vêtements féminins, des statues au milieu des zones résidentielles, un éclairage public et des cabines téléphoniques plus beaux et ainsi de suite à l’infini [10].

La théorie de l’économie permanente d’armement expliquait que le capitalisme n’avait pas éliminé ses tares, et que le sursis apporté au déclin des taux de profit et aux cycles de prospérité/récession n’était que temporaire. La contradiction fondamentale entre le capital et le travail n’avait pas disparu. Les effets des dépenses d’armement en termes d’emploi se trouveraient amoindris dès que la production d’armes cesserait d’être concentrée dans les industries métallurgiques (les usines fabriquant des camions et des tanks) pour se tourner vers la production d’armes coûteuses et sophistiquées employant moins de salariés. Le coût des dépenses d’armement pouvait au début apporter la stabilité, mais, du fait qu’il étaient inégalement partagé, il devait mener à une instabilité encore plus grande dans l’avenir. C’est ainsi que l’Allemagne et le Japon, avec leurs budgets militaires limités, connurent une croissance rapide et commencèrent à poser des problèmes aux Etats-Unis et à la Grande Bretagne, en même temps que la Russie et son bloc de l’Est étaient précipités dans un chaos produisant le retour de la guerre sur le continent européen. Sans une vision à long terme de faillite du capitalisme, il aurait été facile de se laisser entraîner dans la démarche réformiste de la politique travailliste ou du syndicalisme bureaucratique.

La théorie de l’économie permanente d’armement se basait sur la conviction que l’irrationalité du capitalisme ne diminuait pas avec l’âge. Le capitalisme, qui selon l’expression de Marx s’était couvert dans toute son histoire de sang et de boue, n’était pas devenu bienveillant dans son âge sénile. En réalité, l’économie permanente d’armement est l’expression la plus extrême de l’horreur et de la barbarie du système. La croissance économique sous-tendue par l’économie permanente d’armement apportait une prospérité en équilibre instable sur des ogives nucléaires.

La troïka – capitalisme d’Etat, économie permanente d’armement et révolution permanente déviée – constitue une unité, une totalité incorporant les changements intervenus dans la situation de l’humanité après la Deuxième guerre mondiale. Ceci constitue une affirmation du trotskysme en général, tout en étant partiellement sa négation. Le marxisme en tant que théorie vivante doit se perpétuer tel qu’il est et changer en même temps. Cela dit, la troïka n’a pas été conçue comme une unité et n’a pas vu le jour en un éclair. Elle fut le résultat de longues explorations des développements économiques, sociaux et politiques dans trois parties du monde : la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes industriels avancés, et le tiers monde. Les cheminements de recherche s’entrecroisaient à tout instant. Mais ce n’est qu’à la fin de ce processus que les inter-relations entre les différentes sphères d’investigation apparurent clairement. Ce n’est qu’au sommet de la montagne que l’on peut distinguer les différents sentiers qui y mènent, et à partir de cette position avantageuse l’analyse peut se transformer en synthèse.

Lorsqu’on a éliminé la vieillerie, il est plus facile d’accepter le nouveau. L’idée que la terre tourne autour du soleil prend toute sa force de conviction dès lors que le sens commun immémorial selon lequel le soleil tourne autour de la terre est rejeté.

Nous avions ainsi considérablement avancé dans une démarche dont la justification était que la critique de la théorie de Trotsky devait être envisagée comme une totalité. C’était un changement théorique radical, qui fut élaboré lentement, en passant par de nombreux doutes et une véritable interrogation de l’âme. Mais il serait inexact de dire que je n’étais engagé que dans l’étude, dans le travail théorique.

Parallèlement à cette activité j’ai passé une année merveilleuse en Grande Bretagne, à discuter avec de véritables « intellectuels ouvriers », ceux que Gramsci appelait les intellectuels « organiques » de la classe laborieuse. J’ai tant appris d’eux sur les travailleurs et leurs luttes. Je passai par une courbe de formation qui, sans être aiguë, était continuellement ascendante. Je n’ai pas bondi en m’exclamant « Euréka ! » et n’ai pas vécu un tournant brusque comme dans mon travail théorique. Mais ce fut une expérience très agréable et très inspirante.

Notes

[a] Deux incidents, tout à fait minimes, qui se sont produits lors de notre rencontre avec le Secrétariat International de la Quatrième Internationale, nous ont portés au scepticisme à son égard. Les incidents peuvent jouer un rôle général lorsqu’ils éclairent la question générale, lorsqu’on peut voir « un monde dans un grain de sable ».

Lorsque Chenie et moi avons rencontré J Stuart (Sam Gordon), le membre du Secrétariat international issu du SWP américain, il suggéra que je reste à Paris pour servir d’interprète lors des prochains congrès. Le fait que mes capacités linguistiques ne fussent pas à la hauteur de la tâche n’était pas pour moi le problème. Ce qui me fit rire, c’est l’image claire que j’avais de la précédente conférence, tenue quelques mois plus tôt. Un représentant de notre groupe palestinien y assistait, et il nous écrivit que le nombre total des présents n’excédait pas deux douzaines et qu’ils parlaient tous anglais, sauf un, qui eut besoin d’une traduction en français. Stuart avait tout simplement essayé de nous impressionner.

Lorsque nous avons rencontré Stuart il nous fit attendre près d’une heure pendant laquelle il nous tournait le dos et tapait à la machine. S’il nous avait demandé si cela nous dérangeait, nous aurions évidemment répondu non. Nous n’étions pas terriblement pressés. Mais encore une fois, je suis convaincu qu’il a fait cela uniquement pour impressionner. Finalement, il nous offrit des tasses de café au lait avec de la crème et du sucre. A cette époque la France était sous les régime des restrictions. La veille, nous avions rendu visite à un de mes parents et sa femme, qui avaient un enfant en bas âge, et ils se plaignirent amèrement de ne pouvoir obtenir du lait pour l’enfant. Et là, nous avions de la crème et du sucre. Cela aussi était-il fait dans le but de nous impressionner ?

Références

[1] Fourth International, avril 1946.

[2] Ibid., juin 1946.

[3] Cette déclaration est de novembre 1945. Voir J P Cannon, The Struggle for Socialism in the « American Century » (New York, 1977), p 200.

[4] W Reisner (ed), Documents of the Fourth International (New York, 1973), p 183.

[5] Fourth International, juin 1946.

[6] Ibid.

[7] International Socialism 1:12, Printemps 1963.

[8] T Cliff, ‘Perspectives for the Permanent War Economy’, Socialist Review, mars 1957, repris dans T Cliff, Neither Washington nor Moscow (Londres, 1982), pp. 101-107.

[9] T Cliff, ‘Fifty Years a Revolutionary’, Socialist Review 100, 1987, pp14-19.

[10] A Crosland, The Future of Socialism (Londres, 1956), pp. 520-522.

Archive T. Cliff
Sommaire Sommaire Haut Sommaire Suite Fin
Liénine