1998

(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

Tony Cliff

Un monde à gagner

Préface

1998

Question préliminaire : pourquoi ai-je écrit cette biographie ? En 1998, après quelque 65 années d’activité politique, et dans la période récente parlant en moyenne dans trois réunions par semaine (souvent loin de Londres, restant une nuit ou deux hors de chez moi), j’ai été informé par mes médecins que, mon cœur étant fatigué, je devais réduire mes activités. Je n’ai pas à me plaindre. Lorsque j’avais 18 ans, mon médecin m’avait prédit que je n’atteindrais pas l’âge de 30 ans à cause de mon cœur. En fait, il ne m’avait pas demandé quand j’avais pris mon dernier repas. Il ne savait pas que, comme militant, je subsistais d’un maigre régime de pain et d’oranges « qui tombaient du camion de l’orangeraie ».

Mais je n’ai pas aujourd’hui d’autre choix que de me soumettre à leurs ordres. Mon état ne me permet pas de faire beaucoup de recherches documentaires. J’ai réussi, dans les quatre semaines qui ont précédé mon opération, à écrire un court ouvrage, Le trotskysme après Trotsky : les origines des International Socialists. C’était une tâche facile dans la mesure où elle s’appuyait sur mes écrits précédents depuis 1946. J’y ai inséré des parties entières d’autres livres.

Malgré tout, la pensée de ne rien faire me glaçait d’horreur. Mes filles Elana et Anna me suggérèrent que la chose la plus utile que je pouvais entreprendre en attendant l’opération serait d’écrire mon autobiographie.

Si, en fin de compte, le résultat n’est pas satisfaisant, la corbeille à papier ne demande qu’à être remplie. Je pense cependant qu’il pourra être un compagnon utile du Trotskysme après Trotsky. Alors que ce dernier traitait des théories développées pour s’adapter aux changements intervenus dans le monde capitaliste, la première partie de celui-ci se concentre sur la genèse de ces théories dans le cadre de l’isolement et de l’indépendance de pensée imposés par ma situation en Palestine. La dernière partie de ce livre considère les efforts accomplis pour mettre en œuvre des stratégies et des tactiques reliant ces théories, ainsi que les aspects généraux du marxisme, à la pratique de la construction d’un parti socialiste révolutionnaire.

Il y a certaines difficultés à écrire une biographie politique. L’histoire personnelle doit être entrecroisée avec l’histoire sociale et politique. Les êtres humains agissent dans un environnement social et politique qui les modèle en même temps qu’ils agissent sur lui et le changent. La question de savoir quel espace doit être donné à un élément plutôt qu’à d’autres dépend de ce qu’on attend du lecteur en matière de connaissance de l’histoire de la période. J’ai été actif politiquement en Palestine pendant 14 ans (1932-46) ; j’ai été ensuite en Angleterre pendant un an ; ensuite, quatre ans et demi à Dublin (1947-52) ; et finalement en Grande-Bretagne durant les 47 dernières années. Les lecteurs connaissent probablement très peu l’histoire de la Palestine dans la période mentionnée ci-dessus. Et, même lorsqu’il s’agit de la Grande-Bretagne, les difficultés ne cessent pas.

Dans la biographie politique de quelqu’un qui était actif dans le mouvement révolutionnaire russe pendant plus de quatre décennies, les pics de l’histoire seront bien connus. Cela pourrait être la révolution de 1905, la révolution de 1917, la guerre civile, ou la liquidation par Staline des vieux bolcheviks et l’instauration du goulag. Il est vrai que l’histoire de la classe ouvrière britannique présente aussi des sommets impressionnants au cours des quarante dernières années. Par exemple, en 1972 les cinq dockers emprisonnés à Pentonville pour activités syndicales ont été libérés par la grève générale des docks, l’action de solidarité des imprimeurs (qui ont paralysé Fleet Street), et des grèves étendues dans l’industrie qui ont amené le TUC (Trade Unions Council – la centrale syndicale – NdT) à lancer un mot d’ordre de grève générale de vingt-quatre heures. Hélas, les pics de la Russie ressemblent à l’Himalaya, en Grande Bretagne à Ben Nevis (point culminant des îles britanniques - NdT). Beaucoup de gens ont entendu parler de l’Himalaya, très peu de Ben Nevis. Ce qui m’oblige, dans la double narration de l’histoire et de ma vie personnelle, à consacrer beaucoup d’espace à la première.

S’ajoute à ces difficultés ma propre longévité. Lénine était heureux et fier que son parti soit un parti de jeunes :

Nous sommes le parti de l’avenir, et l’avenir appartient à la jeunesse. Nous sommes un parti d’innovateurs, et c’est toujours la jeunesse qui suit les innovateurs avec le plus d’empressement. Nous sommes un parti qui mène une lutte d’auto-sacrifice contre la vieille pourriture, et la jeunesse est toujours la première à se lancer dans un combat d’auto-sacrifice.
Non, laissons aux Cadets (les bourgeois libéraux) le soin de recruter les vieillards « fatigués » de 30 ans, révolutionnaires qui sont devenus « sages », et les renégats de la social-démocratie (le terme de social-démocratie désigne à l’époque les marxistes révolutionnaires). Nous serons toujours un parti de la jeunesse de la classe progressiste ! [1]

Bien sûr, Lénine avait raison : le parti révolutionnaire est, de façon dominante, une organisation composée de jeunes gens. Dans la Russie tsariste, dans les très dures conditions de l’illégalité, de nombreux révolutionnaires se sont éloignés après l’âge de 30 ans. En Angleterre, le seuil semble venir un peu plus tard, disons vers la quarantaine. Bien sûr, beaucoup des bolcheviks qui avaient cessé d’être actifs dans la période de réaction qui a suivi la révolution de 1905 ont repris du service en 1917. Je suis sûr que 99% des camarades qui ont quitté les International Socialists ou le Socialist Workers Party n’ont pas changé de convictions politiques fondamentales. Mais, une fois de plus, ma longévité exige que plus d’espace soit consacré à l’élément historique que si j’étais mort, disons, à quarante ans. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser.

Le lecteur sera peut-être choqué de l’étroitesse de ma vie personnelle en dehors de la politique, et il aura absolument raison. Je me suis tellement concentré sur le côté politique de la vie que j’ai négligé des éléments émotionnels et culturels plus généraux. La division du travail accroît la productivité. Cela a été brillamment démontré par Adam Smith dans La richesse des Nations, lorsqu’il montre comment, si un seul ouvrier produisant auparavant des épingles se trouvait remplacé par un groupe d’ouvriers exécutant différentes tâches dans la division du travail, la production augmentait énormément. Mais il y a un revers à la médaille. La division du travail élève la productivité mais, hélas, elle fait d’une personne un demi être humain. Il y a un trou rond pour un rivet rond, et un trou carré pour un rivet carré. Cela dit, il n’y a pas de trou dans l’image de l’homme. La rareté des ressources, du fait que j’ai longtemps appartenu à de minuscules groupes de révolutionnaires, m’a forcé à concentrer chaque fibre de mon être sur la tâche à accomplir. Pendant 65 ans, ça a été dur, avec peu de possibilités de relaxation pour éviter la spécialisation extrême que j’avais choisie.

Je me souviens qu’en Palestine un membre du groupe m’avait dit un jour : « Tu baises pour la révolution mondiale ». J’ai pris ça comme un compliment. A l’âge de 16 ans j’ai eu ma première relation. Elle avait cinq mois de moins que moi et nous sommes restés ensemble pendant six ans. Alors que nous nous connaissions depuis quelques mois elle me demanda un jour : « Tu te souviens de ce que tu m’as dit la première fois qu’on s’est embrassés ? » Je ne me souvenais pas. Elle me rafraîchit la mémoire : « Tu m’as demandé : si je te donnais une grenade, est-ce que tu la lancerais dans un poste de police ? » Je ne me souvenais pas quelle avait été sa réaction et l’interrogeai. « J’étais tout bonnement pétrifiée », dit-elle. (Je n’ai jamais été porté au terrorisme individuel ; c’était simplement un test de sa ferveur révolutionnaire.)

Ma rencontre avec Chanie Rosenberg, ma femme, n’est pas une histoire de pleine lune contemplée joue contre joue, même si en Palestine elle est très belle en été. Le début de notre relation a été beaucoup plus prosaïque. Quelques semaines après l’avoir rencontrée dans son kibboutz, j’ai contacté Chanie et je lui ai demandé de venir à Tel Aviv pour traduire en anglais un tract destiné aux troupes britanniques, toujours présentes dans le pays. Je ne sais pas si les traits de personnalité sont héréditaires, mais un seul de mes enfants semble avoir hérité ma nature obsessionnelle, avec d’étranges résultats. Mon fils Danny a envers la musique la même attitude que j’ai envers la politique, ce qui est sans doute la raison pour laquelle il est le seul de mes quatre enfants à ne pas être membre du SWP. Il est bien trop occupé à composer et à jouer des claviers comme seul musicien blanc d’un orchestre noir bien connu.

Je n’ai pas toujours eu l’esprit aussi étroit. Jusqu’à l’âge de 17 ans j’ai dévoré les classiques de la littérature de manière incessante. Des dizaines d’années plus tard, j’avais toujours un grand amour pour le théâtre. A Dublin, où je vivais dans des conditions financières très dures, je réussissais quand même à aller au théâtre au moins une fois tous les quinze jours. Mais les priorités de la politique révolutionnaire ont mis fin à ces aspects de mon existence.

Mon étroitesse n’est pas une image de l’humanité telle qu’elle sera sous le socialisme. Heureusement pour les Chanie de ce monde qui suivent les tendances culturelles et artistiques avec enthousiasme. Chanie et moi sommes comme la craie et le fromage. Elle s’intéresse beaucoup aux arts, va au concert et dans les expositions, et s’adonne elle-même à la sculpture (et, je pense, avec talent, si j’en juge par les statues qui garnissent notre maison). Etant si différents, comment peut-on expliquer que nous soyons restés ensemble pendant 55 ans, et que nous soyons aujourd’hui plus proches que jamais ? A la base, nous avons une chose en commun, qui est bien plus importante que les traits de caractère : nous sommes tous deux des révolutionnaires convaincus. Je peux dire de Chanie, sans exagération, qu’elle a une dévotion à la cause, une énergie, une pureté de caractère et une fermeté sans égales.

Un incident illustre bien l’unité de propos de Chanie. Elle n’est pas très bonne conductrice, et un jour elle a renversé un éboueur à Hackney. Elle est allée le visiter à l’hôpital et l’a recruté dans notre organisation. Je lui ai souvent demandé depuis pourquoi elle n’écrase pas d’autres éboueurs, nous en avons si peu dans l’organisation. Hélas, elle ne m’écoute pas.

Je me suis toujours considéré moi-même comme un moyen orienté vers un but, et non une fin en soi. Pour sculpter un magnifique David, Michel-Ange ne se servait pas d’un beau marteau ni d’un beau ciseau.

Si ma vie était à refaire je ne la changerais pas radicalement. Bien sûr, j’aimerais avoir commis moins d’erreurs, et aussi moins d’omissions.

Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir.

Références

[1] V. I. Lénine, Collected Works, vol 11 (Moscou), pp. 334-335.

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