2000

Une synthèse des conceptions politiques de T. Cliff....

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Arguments pour le socialisme par en bas

Tony Cliff


5 – LA LUTTE CONTRE LE FASCISME

Le 30 janvier 1933, Hitler devint premier ministre d’Allemagne. Ce n’était pas inévitable. Deux mois plus tôt, en Novembre 1932, le Parti social-démocrate (SPD) obtenait 7,2 millions de voix et le Parti communiste (KPD) 6 millions. A elles deux ces organisations obtenaient 13,2 millions de voix tandis que les nazis en obtenaient 11,7 millions soient 1,5 millions de voix de moins. Mais ce qui était plus significatif c’était la qualité des électeurs des organisations ouvrières comparée aux nazis. Comme Trotsky le disait :

« Sur la balance de la statistique électorale, 1000 voix fascistes pèsent aussi lourd que 1000 voix communistes. Mais sur la balance de la lutte révolutionnaire, 1000 ouvriers d’une grande entreprise représentent une force cent fois plus grande que celle de 1000 fonctionnaires, employés de ministères, avec leurs femmes et leurs belles-mères. La masse principale des fascistes est composée de poussière humaine. »

Hélas, la direction des deux organisations de masse fit complètement faillite .

Face à la menace du nazisme, le SPD s’appuyait sur l’État allemand et sa police pour défendre la démocratie. Même après que Hitler soit devenu premier ministre, Otto Wels, dirigeant du SPD, indiquait que les gens ne devaient pas s’inquiéter : le nouveau cabinet n’était pas purement national-socialiste mais seulement une coalition de nationalistes allemands et de nazis ; seuls 3 membres du gouvernement sur 12 étaient nazis, les autres étant conservateurs. Plus, Hitler avait fait le serment au président qu’il respecterait la Constitution de Weimar. Et Wilhelm Frick, le ministre nazi de l’intérieur avait annoncé que le gouvernement refusait d’interdire le Parti communiste et d’intervenir dans la liberté de la presse. Bien sûr, deux mois plus tard, le Parti communiste était interdit et des candidats socialistes aux élections étaient arrêtés.

Quand, le 23 mars 1933, une loi donnant les pleins pouvoirs à Hitler fut votée au parlement, Otto Wels s’exprima contre, mais il tint à préciser que le parti, agissant comme une opposition loyale, offrirait seulement une opposition non violente et légale au régime. Wels disait :

« L’élection du 5 mars a donné une majorité aux partis du gouvernement et leur a ainsi donné une chance de gouverner selon le texte et l’esprit de la constitution. Nous acceptons leur position actuelle comme un fait. Cependant, le sens de la justice du peuple est aussi une force politique et nous n’arrêterons pas d’en appeler à ce sens de la justice. »

La direction du KPD n’était pas moins tragique. Suivant Staline, elle déclarait que les sociaux-démocrates étaient des social-fascistes, c’est à dire qu’il n’y avait pas de différence qualitative entre les nazis et la Social-démocratie. Ainsi, Remmele, dirigeant du groupe parlementaire KPD déclarait le 14 octobre 1931 qu’après Hitler ce serait le tour des communistes. « Nous n’avons pas peur des fascistes. Ils s’effondreront plus vite que n’importe quel autre gouvernement. »

Trotsky, avec toute sa passion et son talent, faisait appel aux travailleurs allemands pour faire face à la menace de la catastrophe que représentait Hitler. Le 26 novembre 1931, il écrivait un texte intitulé La clé de la situation internationale est en Allemagne. Il écrivait :

« Le tour que prendra le dénouement de la crise allemande réglera pour de très nombreuses années non seulement le destin de l’Allemagne (ce qui en soi est déjà beaucoup) mais aussi le destin de l’Europe et du monde entier.[...] L’arrivée au pouvoir des ‘nationaux-socialistes’ signifierait avant tout l’extermination de l’élite du prolétariat allemand, la destruction de ses organisations et la perte de sa confiance en ses propres forces et en son avenir. Comme les contradictions et les antagonismes ont atteint en Allemagne un degré extrême de gravité, le travail infernal du fascisme italien apparaîtra comme une expérience bien pâle et presque humanitaire en comparaison des crimes dont le national-socialisme allemand sera capable.[...] Dix soulèvements prolétariens, dix défaites successives affaibliraient et épuiseraient moins la classe ouvrière allemande que son recul aujourd’hui devant le fascisme alors que la question de savoir qui doit être le maître en Allemagne n’est pas encore résolue.[...] La clé de la situation internationale est en Allemagne. »

Trois jours après, Trotsky rédigeait une autre appel et un avertissement aux travailleurs allemands dans lequel il écrivait l’urgence des mots suivants :

« Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n’avez nulle part où aller, il n’y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera comme un tank effroyable, sur vos crânes et vos échines. Le salut se trouve uniquement dans la lutte sans merci. Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démocrates peut apporter la victoire. dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il vous reste peu de temps ! »

Le 28 mai 1933 il écrivait encore :

« La défaite incomparable du prolétariat allemand est l’événement le plus important depuis la conquête du pouvoir par le prolétariat russe. »

Et le 22 juin 1933 il concluait : « La catastrophe présente en Allemagne est sans aucun doute la plus grande défaite de la classe ouvrière de l’histoire. »
 

En Angleterre, nous avons tiré les leçons

En même temps que l’arrivée au pouvoir des travaillistes (la gauche anglaise) en 1974, le chômage a grimpé de 600 000 à 1 600 000 trois ans plus tard. Les salaires baissèrent et, pour la première fois depuis la guerre, il y eu un déclin du niveau de vie. Avec la pauvreté les conditions existaient pour la croissance du National Front (NF) nazi. En 1976 le NF obtint 44 000 voix lors d’élections locales. Le National Party, l’autre parti nazi, obtint deux sièges municipaux à Blackburn. En 1977 lors des élections municipales à Londres le NF obtint 119 063 voix (5% contre 0,5% en 1973) battant les Libéraux pour la 3ème place dans 33 bureaux. Une enquête de l’Université d’Essex montrait que l’électorat du NF lui donnerait 25 députés à la proportionnelle.

En août 1977 le National Front organisa une parade à travers Lewisham, un arrondissement du sud-est de Londres avec une forte population noire. Le SWP (Socialist Workers Party ) mobilisa 2 000 de ses membres et mobilisa localement 8000 jeunes et travailleurs, principalement noirs, qui franchirent le cordon policier et stoppèrent physiquement la marche fasciste.

L’intervention du SWP à Lewisham fut dénoncée par pratiquement tous les porte-parole du parti travailliste. Michael Foot, alors dirigeant du parti travailliste, dit : « On n’arrête pas les nazis en leur jetant des bouteilles ou en cognant sur la police. Le moyen le plus inefficace de combattre les fascistes est de se comporter comme eux. » Ron Hayward, secrétaire général du parti travailliste, demanda à tous ses membres de se garder de tout contact avec les organisations d’extrême-gauche et d’extrême-droite. Il voyait peu de différences entre les manifestants violents (c’est-à-dire le SWP) et les fascistes du NF.

Les événements de Lewisham agirent comme un tremplin pour la fondation de l’Anti-Nazi League (ANL) en Novembre 1977.

L’ANL était un front unique lancé par le SWP, et plusieurs députés de la gauche du parti travailliste (notamment Neil Kinnock).

L’ANL devint un mouvement immensément populaire. Pour attirer l’attention des jeunes contre le National Front – chez lesquels ils obtenaient le plus de soutien – l’ANL organisa son carnaval à Londres fin avril 1979, avant les élections. La participation fut au-delà de tous les espoirs regroupant 80 000 manifestants défilant de Trafalgar Square à un festival de musique à Victoria Park, 9 kilomètres plus loin. Avec Rock Against Racism, des énormes carnavals furent organisés à Manchester (35 000), Cardiff (5 000) Edimbourg (8 000), Harwich (2 000) Southampton (5 000) Bradford (2 000) et Londres encore (100 000).

Le vote NF lors des élections qui suivirent s’effondra. A Leeds il tomba de 54%, Bradford 77% et même dans son bastion d’East End il chuta de 40%.

L’ANL était largement soutenue. Dès avril 1978, avant le carnaval des dizaines d’unions syndicales locales, de sections d’entreprises (dans le transport, la métallurgie jusqu’aux syndicats d’employés et d’enseignants) et 50 sections locales du parti travailliste, soutenaient l’ANL. Après les carnavals ce soutien s’est encore développé.

Sous les coups de l’ANL, les fascistes n’ont jamais réussi à retrouver l’écho qu’ils ont eu en 1976-77. Lors des dernières élections le 17 mai 1998 le vote total du British National Party et du National Front atteint seulement 3 000 voix.

Notre politique pour combattre le fascisme était à double entrée : attaquer la vermine et attaquer les égouts dans lesquels la vermine se multiplie. Combattre les fascistes n’est pas suffisant. Il faut aussi combattre le chômage, les bas salaires, les attaques sociales qui créent les conditions pour le développement du fascisme. Une manifestation de l’unité des deux objectifs fut la campagne de porte-à-porte menée par des infirmières en uniforme contre les nazis et en défense du Service national de la Santé.
 

Comparaison avec SOS-Racisme en France

Aux élections de 1974 le Front National obtint 0,74% des voix. En 1981, Le Pen ne put même pas réunir les 500 signatures nécessaires pour se présenter. Mais avec l’élection de Mitterrand à la présidence en 1981, les choses changèrent radicalement. La désillusion fut massive. Le chômage fit plus que doubler. Le FN explosa. En 1984 il obtenait 11% des voix, à peu près 2 millions de voix. En mars 1986, aux législatives il gagnait 35 députés, autant que le Parti communiste. Depuis, le système électoral a changé et le FN n’a plus de député mais plus de 1 000 conseillers locaux et le contrôle de 4 municipalités dans le sud de la France. Lors des élections de juin 1997 le FN a obtenu 5 millions de voix soit 15%.

Pourquoi la courbe du National Front en Angleterre est-elle descendante tandis qu’elle grimpe constamment en France ? On ne peut pas expliquer cela en se référant à la situation objective en France ou en Angleterre.

La proportion d’immigrés est la même en France et en Angleterre. Les niveaux réels du chômage ne sont pas différents. Le niveau de luttes est même supérieur en France qu’en Angleterre. L’Angleterre a souffert du plus profond et plus long déclin dans les luttes de travailleurs.

Alors comment peut-on expliquer les différences entre le développement du NF et celui du FN ? Il faut se pencher sur l’élément subjectif. En Angleterre nous avons l’ANL. En France la principale organisation contre les Nazis fut SOS-Racisme. La politique de cette organisation dépendait du Parti socialiste. Son dirigeant, Harlem Désir, argumentait contre toute confrontation avec le FN déclarant que cela ferait le jeu de Le Pen. Il s’adressait à l’opinion publique pour déraciner le racisme et espérait la même implications venant des organisations de droite et de gauche. Bien que SOS appelait à des manifestations, celles-ci n’avaient pas comme objectif de stopper physiquement le FN.

Le pilier de l’action de SOS n’était pas les syndicats dans les entreprises et dans les quartiers mais le soutien d’élus et de responsables de l’État. Le principal de ces soutiens fut Mitterrand.

Mais on ne peut très longtemps combattre la vermine et laisser intacts les égouts dans lesquels elle se multiplie. SOS a développé une démoralisation à la hauteur de l’enthousiasme qu’elle avait suscité dans la jeunesse.


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