2000

Une synthèse des conceptions politiques de T. Cliff....

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Arguments pour le socialisme par en bas

Tony Cliff


12 – LES RÉVOLUTIONNAIRES ET LE RÉFORMISME

Marx a écrit que l’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. En même temps, il disait que les idées dominantes dans une société donnée sont les idées de la classe dominante. Ces deux affirmations sont contradictoires. Mais la contradiction ne se trouve pas dans la tête de Marx. Elle se trouve dans la réalité. Si l’une des deux affirmations était vraie à l’exclusion de l’autre, alors il n’y aurait pas de place pour un débat d’idées. Si tous les travailleurs sont anticapitalistes, où pourrait-il y avoir une bataille d’idées ? Si tous soutiennent la société actuelle, avec son racisme, son sexisme, etc., là encore, il n’y aurait jamais eu de débat.

A cause de cette contradiction dialectique, les travailleurs peuvent être divisés grosso modo en trois groupes. Premièrement, ceux qui soutiennent ouvertement le capitalisme, c’est-à-dire les travailleurs conservateurs. Deuxièmement, ceux qui sont complètement opposés au capitalisme et à l’ensemble de ces conséquences, c’est-à-dire les travailleurs révolutionnaires. Troisièmement, les travailleurs qui, tout à la fois, acceptent le capitalisme et le détestent, ce sont les travailleurs réformistes. Lénine qualifia le Parti travailliste anglais de « parti ouvrier bourgeois » ; « bourgeois » parce qu’il met en avant des promesses capitalistes, « ouvrier » non parce que les travailleurs votent pour lui (à l’époque, en 1920, on trouvait plus de travailleurs qui votaient conservateur que travailliste) mais parce que le Parti travailliste reflète le désir collectif des travailleurs d’améliorer leur sort en opposition aux patrons.

L’arme la mieux organisée dans les mains des dirigeants réformistes est la bureaucratie des syndicats. Entre les dirigeants des parti réformistes et les dirigeants – les permanents – dans les syndicats, se noue une relation symbiotique : les dirigeants réformistes ont besoin de la bureaucratie syndicale, la bureaucratie syndicale a besoin des dirigeants réformistes. La direction réformiste a besoin des dirigeants des syndicats lorsqu’elle veut freiner les travailleurs ; elle ne pourrait pas le faire toute seule. La bureaucratie syndicale a besoin du parti réformiste pour justifier la trahison envers ses membres et ses appels à l’arrêt de la lutte.

En 1920, au Second congrès de l’Internationale communiste, un délégué britannique, William McLane, déclara que le Parti travailliste est l’expression politique des syndicats. Lénine intervint pour dire que McLane avait tort : le Parti travailliste n’est pas l’expression politique des syndicats mais de la bureaucratie syndicale.

Le champ de bataille principal pour combattre le réformisme se trouve au sein des syndicats, là où le pouvoir collectif des travailleurs s’exprime.

Soyons clair. Les syndicats ne sont pas des organisations pour l’abolition du capitalisme et la construction du socialisme. Le socialisme vise à l’abolition du salariat, à mettre fin à une société dans laquelle la majorité est obligée de vendre sa force de travail et où une minorité est assez riche pour l’acheter. Les syndicats visent à améliorer les salaires, pas à l’abolition du salariat. L’organisation même des syndicats montre cette différence avec le socialisme. Le socialisme vise à l’unité complète de la classe ouvrière. Les syndicats organisent les travailleurs par secteurs de travail. Un enseignant ne peut pas plus adhérer au syndicat des mineurs qu’un mineur peut adhérer au syndicat des enseignants. L’existence d’une bureaucratie syndicale est inhérente à l’organisation syndicale. La tâche des bureaucrate syndicaux est de négocier, de servir de médiateurs avec les patrons capitalistes.

Cette bureaucratie syndicale représente une couche sociale spéciale. Ses membres ne sont pas capitalistes. Les dirigeants de la CFDT n’emploient pas les 600 000 membres du syndicat. En même temps, les bureaucrates syndicaux ne sont pas des travailleurs. Ils ne sont pas exploités par les capitalistes ; ils ne vivent pas sous la menace permanente d’être virés.
 

Trois principaux camps dans la classe ouvrière

La classe ouvrière n’est pas homogène dans ses opinions, dans ses idées politiques. Elle est divisée principalement en trois camps : les travailleurs de droite, les travailleurs réformistes et les travailleurs révolutionnaires. Même s’il y a des différences qualitatives entre ces trois camps, aucune « muraille de Chine » ne les sépare. Aucun n’est complètement figé sur ses positions et voué à rester le même pour toujours.

Même les travailleurs les plus à droite ont un minimum de conscience de classe : « bien sûr que nous avons besoin des patrons, ce sont eux qui nous donnent du travail puisqu’ils possèdent les usines et sont bien plus malins que nous autres travailleurs... mais, mon patron à moi est un cochon d’avare et mon salaire est bien trop bas ». Les travailleurs les plus à droite finissent effectivement par exploser et faire grève.

Le camp réformiste n’est pas non plus homogène. Il est lui-même divisé en réformistes de droite, réformistes de gauche et centristes. Les centristes sont ceux qui, soit bougent de la droite vers la gauche et se retrouvent pour un temps au milieu, soit bougent de la gauche vers la droite. Au début des années 1980, en Angleterre, quand des millions de travailleurs étaient profondément déçus par le gouvernement travailliste de 1974-79, Tony Benn [principal dirigeant de la gauche travailliste – NDT] rassembla autour de lui un très large mouvement. Des milliers de travailleurs qui étaient auparavant de droite se tournèrent vers la gauche pour le rejoindre, tandis que des milliers d’ancien révolutionnaires, voire des gens qui se disaient encore révolutionnaires, se tournèrent vers la droite pour le rejoindre.

Le camp révolutionnaire souffre aussi de fluctuations et d’instabilité.

Durant les grands événements révolutionnaires comme ceux de la Russie en 1917, lorsque des millions de travailleurs évoluent rapidement vers la gauche, le parti révolutionnaire se trouve à la marge des masses et est influencé par leur état d’esprit.

Bien sûr, dans le cas de la Russie, les bolcheviks essayèrent effectivement d’influencer les millions de personnes qui s’éveillaient à la politique. Mais dans le même temps, elles influencèrent elles-mêmes les bolcheviks. La majorité des bolcheviks s’adaptèrent à l’état d’esprit de ces travailleurs en train de se radicaliser.

Le 2 mars 1917, au cours d’une session du soviet de Petrograd, lorsque fut soumise au vote une résolution proposant de remettre le pouvoir au gouvernement provisoire – dirigé par le Prince Lvov, c’est à dire la bourgeoisie – seuls huit députés votèrent contre. Cela signifiait que la plupart des 40 députés bolcheviques ne s’y étaient pas opposés. Bien sûr les bolcheviks n’étaient alors qu’une infime minorité dans le soviet – 40 sur 1 600 députés, soit 2,5 %.

Les partis qui dominaient le soviet, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires prirent une position ambiguë. Ils soutenaient les soviets mais soutenaient aussi le gouvernement provisoire bourgeois. Ils voulaient la paix mais soutenaient la guerre. Ils étaient sensibles aux revendications des paysans qui réclamaient la terre, mais soutenaient un gouvernement qui était le porte-parole des gros propriétaires terriens.

La direction des bolcheviks était elle-même extrêmement confuse. Le 3 mars, le comité de Petrograd des bolcheviques adopta la résolution selon laquelle le parti « ne s’opposerait pas au pouvoir du gouvernement provisoire dans la mesure où ses activités iront dans le sens des intérêts des travailleurs et de la grande masse du peuple en faveur de la démocratie ». La formule « dans la mesure où » (postolkou ploskolkou) était apparue dans la résolution adoptée par le soviet de Petrograd concernant ses relations avec le gouvernement provisoire et devint le surnom désignant cette politique de soutien au gouvernement.

Lénine, alors en Suisse, devint vert lorsqu’il reçut l’exemplaire de la Pravda qui déclarait que les bolcheviques soutiendraient loyalement le gouvernement provisoire « dans la mesure où il lutte contre la réaction et la contre-révolution » – oubliant que le principal agent de la contre-révolution à ce moment-là était précisément le gouvernement provisoire lui-même.

Le 3 avril 1917, Lénine arrivait à Petrograd. Le comité de Petrograd mobilisa des milliers de travailleurs et de soldats pour l’accueillir à la Gare de Finlande. Le président du soviet, Shcheidze, un menchevik, lui souhaita la bienvenue au nom de la révolution russe victorieuse. La réponse de Lénine fut percutante : quelle révolution russe victorieuse ? Ils ont fait ça en France il y a plus de cent ans ! Les capitalistes contrôlaient encore les usines, les propriétaires terriens possédaient encore la terre et la guerre impérialiste continuait toujours. A bas la guerre impérialiste ! Le pain, la terre et la paix, tout le pouvoir aux soviets !

On pourrait croire que les déclarations de Lénine furent accueillies par le rugissement d’approbation de la foule. Au lieu de cela, tout le monde fut pris de court. Silence complet.

Bien sûr les révolutionnaires avaient essayé d’influencer les masses, mais ça ne marche pas à sens unique. Les idées de l’écrasante majorité affectent les révolutionnaires. Quelques jours plus tard, Lénine se réunit avec le comité de Petrograd du Parti bolchevique. Il défendit ses Thèses d’avril. Sur les 16 membres présents, deux votèrent en sa faveur, 13 votèrent contre et un s’abstint.
 

Contre l’opportunisme et le sectarisme

Une organisation révolutionnaire peut subir deux graves dérives : dévier vers l’opportunisme ou vers le sectarisme, et souvent, elle peut zigzaguer de l’un à l’autre.

Pour argumenter contre le réformisme, il faut comprendre les contradictions qui se trouvent au cœur des idées réformistes. Si vous êtes sectaire, vous mettez en avant ce qui vous distingue des autres travailleurs. Si vous êtes opportuniste, vous ne faites remarquer que ce que vous avez en commun avec les travailleurs réformistes. Si vous êtes révolutionnaire vous insistez sur ce que vous avez en commun en même temps que vous argumentez sur les différences.

L’opportunisme consiste à céder à la pression d’un courant qui pousse vers la droite. Le gauchisme évite ce problème en sortant de la rivière pour regarder en sens opposé et dire : « regardez comme je suis fidèle à mes principes ». En pratique, c’est une autre façon de capituler à la pression du courant.
 

Fermes sur les principes, souples dans l’action

D’un point de vue général, on pourrait dire que, dans une élection au cours de laquelle un parti réformiste – aussi droitier soit-il – affronte un parti capitaliste ou une coalition de partis capitalistes, nous devons soutenir inconditionnellement, quoi que de façon critique, le parti réformiste.

Quand un conflit éclate entre un parti réformiste très droitier et son aile gauche ou son aile centriste, nous soutenons ces dernières contre la droite. Mais nous devons être toujours clairs sur les défauts de nos alliés du moment. Marx écrivit que les communistes ne mentent jamais à la classe des travailleurs. Ce serait un crime que d’être acritiques envers des alliés inconsistants ou instables.

Parce que la situation objective change tout le temps, une organisation révolutionnaire doit changer de tactique encore et encore. Quand les conservateurs étaient au pouvoir en Angleterre, nous mettions surtout l’accent sur la propagande contre la droite. Au cours des élections législatives, notre principale affiche, sous le titre Socialist Worker, disait : « Vous détestez la droite ? Vous ne faites pas confiance à Blair ? Rejoigniez les socialistes révolutionnaires ». Parce que nous étions très clairement dans le camp anti-conservateurs, il nous fut possible, après les élections de sortir des affiches disant « nous n’avons pas voté pour voir des attaques contre les handicapés ou les mères seules, où pour les coupes dans les budgets sociaux, etc... ». Le fait que nous étions en même temps très durs avec le Parti travailliste signifia que pas un seul membre du SWP n’en arriva à la position gauchiste de s’abstenir aux élections. Le gauchisme est toujours la punition encourue pour avoir été de l’opportuniste.

J’ai été très impressionné par l’agilité tactique des camarades allemands de Linksruck [l’organisation sœur du SWP en Allemagne – NDT], surtout après qu’a éclaté ouvertement le conflit entre Oskar Lafontaine, à la gauche du Parti socialiste, et Schröder. Ils dirent clairement qu’Oskar avait raison dans son opposition au néolibéralisme, à la casse des services sociaux, et à la guerre dans les Balkans. « Le cœur bat à gauche, stoppons la folie libérale de Schröder ». Nous devons défendre Lafontaine et attaquer Schröder. Nous sommes d’accords avec 95 % de ce que dit Oskar contre le fait que Schröder continue la politique de la droite du temps de Kohl. L’accent est mis sur ce qu’il y a de commun entre Lafontaine et nous, sans cacher les différences. Lui argumente en faveur de la régulation du marché par l’État capitaliste ; nous, nous nous battons pour une économie socialiste planifiée dirigée et gérée par des millions de travailleurs lorsqu’ils auront effectivement pris le pouvoir.

S’adapter sans principes c’est comme faire le caméléon. Le petit caméléon change sa robe du brun au bleu, mais quelle que soit sa couleur, il reste un petit caméléon. D’un autre côté, être rigide et ne pas changer de façon de faire, c’est agir comme un dinosaure. Les dinosaures ne changèrent pas lorsque l’environnement se transforma radicalement. Résultat, ils ont disparu.


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