2000

Une synthèse des conceptions politiques de T. Cliff....

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Arguments pour le socialisme par en bas

Tony Cliff


8 – IMPORTANTES LEÇONS DE MAI 68
Une source d’inspiration et un avertissement

Les événements de Mai 68 en France ont inspiré les socialistes du monde entier.

Les manifestations étudiantes et les occupations d’universités ont culminé le 10/11 mai – la nuit des barricades – avec une confrontation massive entre des milliers d’étudiants rejoints par de nombreux jeunes travailleurs et des habitants du Quartier Latin et les CRS qui furent repoussés.

Le Parti Communiste Français qui jouissait d’un soutien extrêmement fort s’était opposé au mouvement étudiant jusqu’à cette nuit des barricades. Mais il décida alors que le meilleur moyen de faire face à la vague montante était de se mettre à la tête du mouvement.

Les dirigeants du PCF et de la CGT pensaient qu’une journée de grève et de manifestations servirait de soupape de sécurité. Ils appelèrent donc à une journée de grève pour le 13 mai. Ils espéraient que ce serait une grève symbolique comme les autres grèves auxquelles ils avaient appelé auparavant. Mais ils avaient tort.

A la base les travailleurs prirent l’initiative de continuer la grève. Le 14 mai les travailleurs de Sud-Aviation à Nantes décrétèrent une grève illimitée avec occupation de l’usine. Le jour suivant, le 15, Renault-Cléon était occupée. Le 16 mai, le mouvement de grèves et d’occupations se propageait dans toutes les usines Renault. Suivirent les entreprises mécaniques, tout le secteur de l’automobile et de l’aviation. Le 19 mai c’était au tour des tramways de s’arrêter ainsi que La Poste et les télécommunications. Le métro et les bus à Paris suivirent. La grève atteint les mines, les ports, Air France, etc. Le 20 mai la grève était générale impliquant 10 millions de travailleurs.

Des gens qui n’avaient jamais fait grève furent impliqués, les danseuses des Folies Bergères, des joueurs de football, des journalistes, des vendeuses, des techniciens. Des drapeaux rouges ornaient tous les lieux de travail.

Un million de personnes participèrent à la manifestation du 13 mai, étudiants et travailleurs.

Le président de Gaulle était perdu. Quand il appela à un référendum le 24 mai, il ne put trouver une seule imprimerie en France pour accepter d’imprimer les bulletins et quand, en désespoir de cause il tenta de faire imprimer les bulletins en Belgique, les travailleurs belges refusèrent, en solidarité avec leurs frères de France. Le 29 mai de Gaulle fuyait la France pour se réfugier auprès des troupes françaises en Allemagne.

Hélas, la haute vague de la lutte des travailleurs s’arrêta.

Le 27 mai les dirigeants syndicaux signaient les accords de Grenelle qui offraient de fortes concessions économiques aux travailleurs dont, par exemple, une augmentation du salaire de base de 35%. Ils appelèrent à la reprise du travail, la droite reprit l’initiative et commença à mobiliser. Une énorme manifestation de la droite eut lieu le 30 mai. La police reprit les stations de télé et de radio, expulsa les travailleurs qui les occupaient, attaqua les manifestations qui se poursuivaient et tua même deux travailleurs et un étudiant.
 

« Le poids des générations passées pèse comme un fantôme sur l’esprit des générations actuelles » (Marx)

Dans la poussée en avant des travailleurs, le fardeau du stalinisme fit sentir son impact. Les travailleurs français avaient une loyauté importante envers le Parti communiste. Après tout, une génération de travailleurs avait été formée et éduquée par le parti. Un événement passé montre le pouvoir qu’avait le Parti communiste sur les travailleurs. Tandis que les armées américaines et britanniques battaient l’armée allemande, Paris fut libéré par le mouvement de la résistance dirigé par le Parti communiste. Les travailleurs armés contrôlaient Paris. Puis Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste français, revint de Moscou et annonça « Une seule police, une seule armée, un seul État ». La police dont parlait Thorez était celle qui avait collaboré avec les Nazis pendant la guerre. Pourtant les travailleurs de Paris acceptèrent les instructions de Thorez et ils furent désarmés.

Et, en mai 68, l’impact du parti communiste fut absolument massif.

Nous avons mentionné le million de travailleurs et d’étudiants qui manifestèrent à Paris. Les dirigeants du PCF ne voulaient pas que les travailleurs et les étudiants se mélangent car les étudiants étaient beaucoup moins soumis à l’influence du Parti communiste. Leurs idées politiques étaient bien plus à gauche de celles du parti. Du coup, les dirigeants du PCF organisèrent un cordon avec 20 000 membres de service d’ordre pour séparer le cortège des travailleurs de celui des étudiants.

Nous avons mentionné les occupations d’usines. Là encore le rôle de la bureaucratie du PCF et de la CGT fut décisif. 80-90% des travailleurs furent renvoyés chez eux de telle sorte que seule une minorité était active dans l’occupation. Les travailleurs isolés chez eux perdirent bien sûr la possibilité de s’inspirer du mouvement, de discuter ses tactiques et sa stratégie.

Les grèves avaient des comités de grève, ils n’étaient pas élus par les travailleurs mais nommés par les délégués syndicaux.

Pour favoriser la fin de la grève générale, on disait aux travailleurs d’une entreprise que les travailleurs d’une autre entreprise avaient déjà décidé de reprendre le travail, ce qui n’était pas vrai. Et cette tactique fut répétée encore et encore. Comme il n’y avait pas de moyens de communication entre les entreprises en dehors de l’appareil syndical, cette tactique fonctionna.
 

La Révolution de Février 1917 en Russie

Pour comprendre les contradictions dans la conscience des travailleurs en Mai 68 en France il n’y a rien de mieux que d’étudier l’expérience de la Révolution de Février 1917 en Russie. Cette révolution mit fin au tsarisme. La police fut complètement dissoute. Partout les travailleurs s’organisèrent en soviets (conseils). Dans l’armée les comités de soldats se multiplièrent.

Lénine utilisa alors le mot ‘double pouvoir’ pour décrire la situation en Russie. Il était vrai que les soviets étaient puissants mais, parallèlement aux soviets, il y avait le gouvernement provisoire bourgeois. Il est vrai qu’il y avait des comités de soldats mais les généraux commandaient toujours l’armée. Il est vrai que les soviets exprimaient la volonté de paix de millions de Russes mais la guerre impérialiste continuait. Il est vrai que des comités de travailleurs puissants existaient dans chaque usine mais toutes les usines étaient toujours la propriété des capitalistes. Il est vrai que des millions de paysans étaient organisés dans des soviets mais les seigneurs n’avaient pas perdu un m2 de leur terre. Les dirigeants des soviets, les Mencheviks et les Socialistes-Révolutionnaires, soutenaient le gouvernement provisoire et sa politique.

La Révolution de février était une rupture avec le passé mais pas une rupture complète. Des contradictions existaient dans les institutions qu’elle avait fait émerger et dans la conscience de millions de personnes.

Le soviet de Petrograd était une nouvelle institution fantastique mais il n’était pas dirigé par les bolcheviks. Sur les 1600 embres du soviet seuls 40, c’est-à-dire 2,5 %, étaient bolcheviques. Pour des millions de gens qui, hier encore, soutenaient le tsarisme, une rupture avec le tsarisme, une poussée vers la gauche, ne les amenait pas directement au bolchevisme mais à la droite de celui-ci, aux Mencheviks et aux Socialistes-Révolutionnaires. Cela prit des semaines et des mois de luttes avant que les Bolcheviques gagnent les soviets de Petrograd et de Moscou en septembre 1917. Nous n’avons pas ici la place de décrire les différents événements qui eurent lieu entre février et octobre 1917. Ce ne fut pas une ligne droite vers le bolchevisme. L’influence des bolcheviks augmenta jusqu’à la fin de juin. Au début de juillet ils furent repoussés en arrière, le parti fut pratiquement mis hors la loi, sa presse fut interdite, Lénine fut obligé de se cacher et Trotsky fut emprisonné. Le mois de juillet fut, comme Trotsky l’écrit, le mois de la calomnie, la presse devenant hystérique pour dénoncer Lénine comme un agent de l’ennemi allemand. La poussée vers la droite donna confiance à l’extrême-droite et, du 27 au 30 août le Général Kornilov, commandant en chef de l’armée russe déclencha un coup d’État. S’il avait réussi, le mot pour fascisme n’aurait pas été un mot italien mais russe. De sa prison, Trotsky organisa la défense de Petrograd contre Kornilov. La défaite de Kornilov accéléra la marche en avant du bolchevisme. Quelques jours plus tard les bolcheviks obtenaient la majorité dans les soviets de Petrograd et de Moscou et quelques semaines plus tard la Révolution d’Octobre avait lieu.

La révolution n’est pas un événement d’un jour. C’est un processus. Les travailleurs doivent rompre avec les idées bourgeoises qui dominaient auparavant, mais cette rupture ne se fait pas complètement en un jour. Pendant un temps une conscience contradictoire existe parmi les travailleurs. Bien sûr le slogan des bolcheviks lancé en avril 1917, « La terre, le pain et la paix. Tout le pouvoir aux soviets. » était un slogan valable pour résoudre les problèmes des millions de paysans qui voulaient la terre, des millions d’affamés qui avaient besoin de pain, des millions torturés par la guerre. Mais pendant une période, beaucoup de travailleurs disaient « Oui, bien sûr nous voulons la terre mais nous devons attendre que la guerre soit finie et que le gouvernement passe une loi qui nous donne la terre. Bien sûr nous voulons la paix mais soyons vainqueurs d’abord et ensuite nous aurons la paix. »

Le parti bolchevik comptait 23 000 membres en mars 1917 et avait le soutien de 2,5 % du soviet de Petrograd, il avait une base de départ assez forte pour avancer vers la victoire.
 

L’alternative de gauche au parti communiste français est minuscule

Le nombre total de trotskystes en France en Mai 68 était de 400. Le nombre de maoïstes organisés était du même ordre. Cela était bien trop faible pour pouvoir concurrencer les staliniens. Si les trotskystes avaient eu plusieurs milliers de membres ils auraient pu argumenter efficacement dans la manifestation d’un million de personnes du 13 mai pour que les travailleurs et les étudiants se donnent la main, cassent le cordon formé par les 20 000 membres du service d’ordre. Dans les usines occupées ils auraient pu argumenter avec les travailleurs pour les convaincre de rester à occuper plutôt que de rentrer à la maison ce qui leur aurait donné la possibilité de prendre des initiatives. Ils auraient pu argumenter pour l’élection des comités de grève plutôt que d’accepter les comités nommés. Ils auraient été capables de créer une communication entre les entreprises afin que la bureaucratie syndicale ne puisse utiliser sa politique de ‘diviser pour mieux régner’ pour appeler à la reprise du travail.
 

Les Mai 68 à venir

Une explosion de masse est inévitable dans l’avenir. Bien sûr personne ne peut savoir à l’avance quand exactement cela se passera. Après tout, Lénine, trois semaines avant la Révolution de Février, s’adressant à un groupe de jeunes socialistes en Suisse, finissait sa description et son analyse de la Révolution de 1905 en disant que, eux, les jeunes, verraient la Révolution russe, mais pas sa génération à lui. Quelques jours avant la révolution (le 7 février) Lénine écrivait à son amie, Inessa Armand, « Aujourd’hui il y avait une réunion (réunions me fatiguent, nerfs pas bons du tout, migraines, parti avant la fin). » S’il avait su que quelques jours plus tard la révolution allait commencer il ne se serait pas plaint de cette manière.

Les grands points tournants ne peuvent jamais être prédits pour des raisons évidentes. Pendant de longues périodes l’histoire évolue très lentement. Pendant 10 ou 20 ans il n’y a que des changement moléculaires et puis, soudain, en une journée ou une semaine, des changements prennent place, plus importants que ceux qui se sont produits sur des générations.

Les contradictions du capitalisme aujourd’hui sont plus aiguës qu’elles l’étaient en 1968. 1968 se produisit à la fin du plus long boom de l’histoire du capitalisme. Depuis 1973 les périodes de crise se sont succédées. L’instabilité du capitalisme est plus forte que jamais, l’exploitation des travailleurs et l’insécurité grandissent jour après jour. De grandes explosions sont absolument inévitables. Mais pour que ces explosions finissent par une victoire des travailleurs, le besoin d’un parti révolutionnaire est plus grand que jamais. L’action spontanée de la masse des travailleurs est comme la vapeur. Le parti révolutionnaire est comme un piston. Un piston est en soi complètement inutile tandis que la vapeur seule se disperse. Pour une victoire des travailleurs la question de la direction est cruciale. Mai 68 devrait être pour nous à la fois une source d’inspiration et un avertissement.


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