1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

Friedrich Engels

Débats ententistes


n° 35, 5 juillet 1848

Cologne, le 4 juillet

Nous abordons aujourd'hui la séance ententiste du 28 juin. L'Assemblée a en face d'elle un nouveau président, un nouveau règlement et de nouveaux ministres. On peut donc s'imaginer quel degré de confusion y règne.

Après d'assez longs débats préalables sur le règlement et autres sujets, le député Gladbach prend enfin la parole. Il y a quelques jours à Spandau, la soldatesque prussienne a désarmé de force les francs-tireurs de retour du Schleswig-Holstein, et appartenant à la sixième compagnie des corps francs, dissoute pour ses convictions républicaines; elle en a même arrêté quelques-uns. Elle n'avait absolument aucun motif légal, ni aucun mandat légal. Légalement, la troupe ne peut, absolument pas, de son propre chef, se livrer à de pareilles actions. Mais la plupart de ces francs-tireurs étaient des combattants des barricades de Berlin et il fallait une vengeance à ces messieurs de la garde.

M. Gladbach interpella le ministère sur cet acte de despotisme militaire.

Le ministre de la Guerre Schreckenstein déclare qu'il ne sait rien à ce sujet et qu'il se réserve de réclamer un rapport aux autorités compétentes.

C'est donc pour ça que le peuple paie un ministre de la Guerre, pour que le 28 à Berlin, il ne sache encore rien de ce que la troupe a fait le 25 à Spandau, à trois heures de Berlin; pour que, à trois heures de Berlin, sous ses yeux pour ainsi dire, les lieutenants de la garde occupent des gares et reprennent au peuple armé les armes qui lui appartiennent et qu'il a conquises sur le champ de bataille; et cela sans même honorer M. le ministre de la Guerre d'un rapport ! Mais évidemment, le lieutenant-colonel Schlichting qui accomplit cet exploit, agit suivant des « instructions » qu'il reçoit probablement de Potsdam [1], où, probablement aussi, il va au rapport.

Demain, supplie le ministre de la Guerre bien informé, demain je pourrai peut-être vous répondre.

Suit une interpellation de Zacharias : Le ministère a promis un projet de loi sur la milice. Ce projet s'appuiera-t-il sur le principe de l'armement général du peuple ?

Le nouveau ministre de l'Intérieur, M. Kühlwetter, répond : Effectivement une loi sur la milice a bien été déposée, mais elle n'a pas encore été examinée par le ministère; il lui est donc impossible d'apporter d'autres précisions à ce sujet.

Le nouveau ministère a donc été formé si précipitamment, il s'est si peu entendu sur les principes directeurs que même la question brûlante de l'armement du peuple n'est pas encore venue en discussion !

Une deuxième interpellation du député Gladbach concernait la nomination définitive de maires et autres fonctionnaires par les autorités qui en étaient chargées jusqu'à présent. Comme toute l'administration qui existait jusqu'alors ne subsiste que par intérim, c'est seulement par intérim. qu'elle pourra au fur et à mesure combler les lacunes, jusqu'à ce que la législation ait fixé comment et par qui les différentes autorités doivent être nommées. Mais il y a tout de même des maires et d'autres fonctionnaires nommés à titre définitif.

Le ministre Kühlwetter se déclare en tous points d'accord avec M. Gladbach et ne fera nommer que des maires provisoires.

Une autre interpellation de M. Gladbach sur la suspension de nombreux fonctionnaires détestés de leurs administrés - et dont certains, notamment à la campagne, furent chassés dans la première ardeur révolutionnaire - fut habilement escamotée par M. le président Grabow.

Après quelques débats sur le règlement fut inscrite à l'ordre du jour l'interpellation du député Dierschke à propos de l'adresse de Köslin [2] et du sort favorable que lui ont réservé les gouvernements et les administrations régionales. Mais M. le Député avait complètement oublié que sa proposition était à l'ordre du jour et il n'avait donc pas apporté les papiers nécessaires à son argumentation. Il ne lui restait donc plus qu'à prononcer quelques phrases générales sur la réaction, à recevoir une réponse fort peu satisfaisante du ministre et à se laisser dire par le président qu'il était certainement satisfait.

Mais il a encore une deuxième interpellation à déposer : les ministres ont-ils l'intention de s'opposer aux tentatives réactionnaires de la noblesse et du parti des fonctionnaires ?

Il paraît avoir, à ce sujet aussi, oublié ses papiers. Il sert de nouveau, au lieu de faits, des formules déclamatoires, et ne trouve rien de mieux à demander au ministère qu'une proclamation contre la réaction.

M. Kühlwetter répond naturellement qu'il n'a pas à s'occuper des opinions des propriétaires seigneuriaux et des fonctionnaires, mais seulement de leurs actes; que ces gens ont la même liberté que M. Dierschke et que pour le reste M. Dierschke veuille bien lui citer des faits. Il repousse l'idée saugrenue d'un « décret » contre la réaction, avec toute la dignité voulue.

M. Dierschke cite alors comme faits les propos tenus dans son district, celui d'Ohlau, par le Landrat [3], et selon lesquels l'Assemblée nationale ne se mettrait pas d'accord avant que son union soit scellée par la mitraille. Le Landrat cite aussi cette déclaration de son député (Dierschke lui-même) : « Pendre un ministre, c'est une bagatelle. »

Le président en conclut que M. Dierschke s'est également déclaré satisfait en ce qui concernait la seconde interpellation, et M. Dierschke ne trouva rien à rappeler.

Mais M. Hansemann, lui, ne se déclare pas satisfait. Il reproche à l'orateur de s'être écarté du sujet. Il « laisse à l'Assemblée le soin de juger dans quelle mesure elle estime convenable de lancer des accusations personnelles contre des fonctionnaires, sans fournir en même temps des preuves à l'appui ».

Après ce fier défi et sous les bravos bruyants de la droite et du centre, M. Hansemann se rassied.

Le député Elsner dépose une proposition urgente. Il faut immédiatement nommer une commission pour enquêter sur la situation des fileurs et des tisserands, et sur la fabrication de la toile, dans son ensemble, en Prusse.

M. Elsner raconte à l'Assemblée, dans un exposé bref et péremptoire, comment l'ancien gouvernement a, dans chaque cas particulier, sacrifié l'industrie de la toile aux intérêts dynastiques et légitimistes ou plus exactement à des lubies. L'Espagne, le Mexique, la Pologne, Cracovie ont servi de preuves [4].

Par bonheur, les faits étaient péremptoires et n'atteignaient que l'ancien gouvernement. D'aucun côté, on ne souleva donc de difficulté; le gouvernement se mit d'avance à la disposition de la Commission et la proposition fut adoptée à l'unanimité.

Suit l'interpellation de d'Ester au sujet des Polonais tondus.

D'Ester déclare qu'il veut, non seulement être informé sur le fait, mais tout particulièrement sur les mesures prises par le ministère contre ce procédé. C'est pourquoi il ne s'adresse pas au ministre de la Guerre mais à tout le ministère.

M. Auerswald : Si D'Ester ne désire pas de réponse sur le cas particulier, alors le « ministère n'a aucun intérêt » à s'étendre sur cette question.

Vraiment, le ministère n'a aucun « intérêt » à s'étendre sur la question ! Quelle nouveauté; En fait, on a coutume de ne déposer d'interpellations que sur des questions sur lesquelles « le ministère » n'a absolument « aucun intérêt » à s'étendre ! C'est justement pour cette raison, parce qu'il n'a aucun intérêt à y répondre, c'est justement pour cette raison, Monsieur le président du Conseil, que l'on interpelle le ministère.

M. le président du Conseil a d'ailleurs certainement cru se trouver non parmi des supérieurs, mais parmi ses subordonnés. Il cherche à faire dépendre la réponse à une question de l'intérêt qui lui est porté non par l'Assemblée, mais par le ministère !

Nous imputons à l'inexpérience de M. le président Grabow de ne pas avoir rappelé à l'ordre M. Auerswald pour cette arrogance bureaucratique.

Le président du Conseil assura d'ailleurs, que l'on s'opposerait énergiquement à la tonte des Polonais, mais il ne pourrait apporter des précisions que plus tard.

D'Ester accorde très volontiers l'ajournement, mais désire que l'on fixe le jour où Auerswald répondra.

M. Auerswald qui doit sûrement être dur d'oreille, répond : « je crois que, dans ma déclaration, rien ne dénote que le ministère ne veuille pas revenir plus tard sur ce point (!); mais il ne peut encore préciser le jour. »

Behnsch et D'Ester déclarent d'ailleurs expressément qu'ils demandent des explications, également sur le fait lui-même.

Alors suit la deuxième interpellation de D'Ester : que signifient les préparatifs militaires dans la province rhénane et notamment à Cologne ? Serait-il par hasard nécessaire de couvrir la frontière française ?

M. Schreckenstein répond : À l'exception de quelques réservistes aucune troupe depuis des mois n'a été dirigée sur le Rhin. (Bien sûr, vaillant Bayard, mais il y en avait déjà beaucoup trop qui y étaient stationnées, et depuis longtemps). On arme toutes les forteresses, et pas seulement Cologne, pour que la patrie ne soit pas en danger.

Ainsi, la patrie est en danger, si à Cologne les troupes ne sont pas placées dans les forts où elles n'ont absolument rien à faire et sont très mal logées, si l'artillerie ne reçoit pas d'armes, si les troupes ne touchent pas huit jours de pain d'avance, si l'infanterie n'est pas approvisionnée en cartouches, si l'artillerie n'est pas pourvue de mitraille et de boulets ! D'après M. Schreckenstein, la patrie n'est hors de danger que si Cologne et d'autres grandes villes sont en danger !

D'ailleurs « tous les mouvements de troupes doivent être laissés à l'appréciation exclusive d'un militaire, le ministre de la Guerre, sinon celui-ci ne saurait être responsable. »

On croirait entendre une jeune fille qui défend sa vertu et non pas le Bayard prussien sans peur et sans reproche, pro tempore le baron d'empire Roth von Schreckenstein, au nom qui provoque la terreur ! [5]

Si le député D’Ester, docteur en médecine, qui n'est certes, qu'un nain à côté du puissant baron d'empire Roth von Schreckenstein, interroge le dit Schreckenstein, sur la signification de telle ou telle mesure, alors le grand baron d'empire croit que le petit docteur en médecine veut lui retirer la libre disposition de la répartition des troupes, et qu'il ne pourra plus être responsable !

Bref, M. le ministre de la Guerre déclare que l'on ne doit pas lui demander de répondre de ses actes, car alors il lui est tout à fait impossible d'être responsable.

D'ailleurs, que pèse l'interpellation d'un député en face de « l'appréciation d'un militaire et qui plus est, d'un ministre de la Guerre » ?

D'Ester certes ne se déclare pas satisfait, mais conclut de la réponse de Schreckenstein que les préparatifs ont eu lieu pour protéger la frontière française.

Le président du Conseil Auerswald proteste contre ce raisonnement.

Si toutes les forteresses frontalières sont armées, toutes les frontières seront donc bien « couvertes ». Si toutes les frontières sont couvertes, alors la frontière française sera « couverte » elle aussi.

M. Auerswald accepte les prémisses et n'admet pas la conclusion « au nom du ministère ».

Nous, par contre, nous « admettons au nom » du bon sens que M. Auerswald n'est pas seulement dur d'oreille.

D'Ester et Pfahl protestent immédiatement. Reichenbach déclare que Neisse, la forteresse la plus importante de Silésie en direction de l'Est, n'est pas du tout armée, et qu'elle est dans un état absolument lamentable. Lorsqu'il donne des détails sur ce point, la droite, soutenue par le centre, déchaîne un effroyable vacarme et Reichenbach doit quitter la tribune.

M. Moritz : « Le comte Reichenbach n'a donné aucune raison a son intervention (!). C'est pour la même raison, je crois, que je peux intervenir, moi aussi (!!). Je tiens pour contraire à l'usage parlementaire, et pour inouï jusqu'à présent dans les annales des parlements, de mettre ainsi... (grand tumulte) le ministère dans l'embarras, d'introduire dans la discussion des sujets qui ne regardent pas le public... On ne nous a pas envoyés ici pour mettre la patrie en danger. » (Un vacarme effroyable se déchaîne. Notre Moritz est obligé de quitter la tribune).

Le député Esser I apaise le tumulte en commentant d'une façon aussi approfondie que pertinente le paragraphe 28 du règlement.

M. Moritz proteste : il n'a pas voulu rectifier un fait, mais seulement « prendre la parole pour la même raison que le comte Reichenbach » ! Les travées conservatrices le prennent sous leur protection, le gratifient d'un bravo retentissant, contre quoi l'extrême-gauche tambourine.

Auerswald : « Convient-il de discuter de tels détails quand il s'agit de la capacité défensive de l'État prussien en général et en particulier ? »

Nous remarquons deux choses : premièrement, on a parlé non de la capacité défensive, mais de l'incapacité de défense de l'État prussien. Deuxièmement, ce qui est inconvenant, ce n'est pas de rappeler le ministre de la Guerre à ses obligations, mais c'est le fait que le ministre de la Guerre dirige ses préparatifs non vers l'extérieur, mais vers l'intérieur.

La droite s'ennuie horriblement et réclame la conclusion à cor et à cri. Le président déclare au milieu de bruits divers que l'affaire est réglée.

À l'ordre du jour, figure une proposition de Jung. M. Jung trouve bon d'être absent. Merveilleuse représentation du peuple !

Maintenant une interpellation du député Scholz. Voici comment elle est littéralement libellée :

« Interpellation à Monsieur le ministre de l'Intérieur pour savoir si le sus-nommé est en mesure de donner des renseignements, ou disposé à répondre au sujet de l'introduction inopportune des constables dans les districts [6]. »

Le président : Je demande d'abord, si cette interpellation est comprise.

(Elle n'est pas comprise et on la relit encore une fois.)

Le ministre Kühlwetter : Je ne sais vraiment pas sur quoi on me demande des renseignements. Je ne comprends pas la question.

Le président : L'interpellation est-elle soutenue ? (Elle n'est pas soutenue).

Scholz : Je retire ma proposition pour l'instant.

Nous aussi, après cette scène impayable, « inouïe dans les annales des parlements », nous nous « retirons » pour aujourd'hui.


Notes

[1] Résidence du roi de Prusse aux environs de Berlin.

[2] Appel lancé le 23 mai 1848 par des hobereaux et des fonctionnaires contre-révolutionnaires de la ville de Köslin. Il y était demandé à la population prussienne de marcher sur Berlin pour abattre la révolution.

[3] Landrat : représentant du ministre, analogue à nos sous-préfets.

[4] Les principaux débouchés pour l'industrie textile prussienne étaient l'Espagne, le Mexique, la Pologne et Cracovie. L'absurde politique commerciale et étrangère du gouvernement prussien avant 1848 ne sut pas les conserver ce qui entraîna la ruine de cette industrie.

[5] Von Schreckenstein signifie littéralement « Pierre de terreur ».

[6] Au cours de l'été de 1848, on créa à Berlin une brigade spéciale de policiers en civil armés pour lutter contre les rassemblements publics et les manifestations populaires, et comme service d'espionnage. On appelait ces policiers des constables, par analogie avec les constables anglais qui jouèrent un rôle important lorsqu'il s'agit, le 10 avril 1848, de disperser la manifestation des Chartistes.


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