1881

Un article écrit en anglais en 1881 pour un journal syndical de Londres, "The Labour Standard", et dont la traduction française est parue dans 'La Revue Socialiste' No 85 de mars 1955.

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F. Engels

Un juste salaire quotidien pour un juste travail quotidien

7 mai 1881

Un juste salaire quotidien pour un juste travail quotidien

C'était là la devise du mouvement ouvrier anglais au cours des cinquante» dernières années. Devise qui a rendu service au moment de la montée des Trade Unions après l'abrogation des peu fameuses lois d'association ; qui a encore plus rendu service au temps du glorieux mouvement chartiste, lorsque les ouvriers anglais marchaient à la tête de la classe ouvrière européenne. Mais le temps a passé et beaucoup de choses qui étaient désirables et nécessaires il y a cinquante ou même trente ans, sont maintenant surannées et totalement déplacées. Est-ce que ce vieux mot d'ordre, jadis honoré, appartient aussi à ces choses surannées ?

Un juste salaire pour un juste travail ? Mais qu'est-ce qu'un juste salaire, et qu'est-ce qu'un juste travail ? Comment sont-ils déterminés par les lois sous lesquelles vit et se développe la société moderne ? Pour répondre à ces questions, nous ne devons pas nous adresser à la morale, à la loi ou à l'équité, ni à un quelconque sentiment d'humanité, de justice ou même de charité. Car ce qui est juste du point de vue de la morale, ce qui est juste même devant la loi, peut être loin d'être juste socialement. La justice ou l'injustice sociale est déterminée par une seule science : la science qui traite des faits matériels de la production et de l'échange, la science de l'économie politique.

Aujourd'hui, qu'est-ce que l'économie politique appelle un salaire quotidien juste et un travail quotidien juste ? Simplement le taux du salaire et la longueur et l'intensité d'un, travail journalier qui sont déterminés par la concurrence entre employeurs et employés sur le marché libre. Et qu'est-ce qu'ils représentent, quand ils sont ainsi déterminés ?

Un salaire quotidien juste, dans des conditions normales, est la somme nécessaire pour procurer au travailleur les moyens d'existence indispensables, conformément au standard de vie de sa localité et de son pays, pour se maintenir en état de travailler et pour perpétuer sa race. Le taux actuel du salaire, avec les fluctuations économiques, peut être quelques fois au-dessus, quelques fois au-dessous de cette somme ; mais dans des conditions normales, cette somme pourrait être la moyenne de toutes les oscillations.

Un travail quotidien juste est cette longueur de la journée de travail et cette intensité du travail qui use en un seul jour toute la force de travail de l'ouvrier sans empiéter sur sa capacité de produire une même somme de travail pour les jours suivants.

Alors, la transaction peut être ainsi décrite : l'ouvrier donne au capitaliste toute sa force de travail de la journée, c'est-à-dire tout ce qu'il peut donner sans rendre impossible la répétition continuelle de la transaction. En échange, il reçoit juste assez — et pas plus — pour vivre et conserver la possibilité de recommencer chaque jour le même travail. L'ouvrier donne le maximum et le capitaliste le minimum que la nature du contrat permettra. C'est là une espèce très spéciale d'équité.

Mais entrons un peu plus profondément dans le sujet. Etant donné, selon les économistes, que les salaires et les journées de travail sont fixés par la concurrence, l'équité semble requérir que des deux côtés il y ait la même chance au départ avec des conditions égales. Or cela n'est pas le cas. Le capitaliste, s'il ne peut pas s'entendre avec le travailleur, a les moyens d'attendre et peut vivre sur son capital. L'ouvrier ne peut pas. Il n'a que le salaire pour vivre et doit donc accepter le travail quand, où et comment il peut l'obtenir. L'ouvrier n'a aucune égalité au départ. Il est terriblement handicapé par la faim. Et cela, selon l'économie politique de la classe capitaliste, est le sommet de l'équité.

Mais ce n'est là qu'une simple bagatelle. L'application de la force mécanique et des machines aux nouvelles activités et l'extension et le perfectionnement du machinisme dans les activités déjà envahies par lui permettent de jeter de plus en plus d'ouvriers sur le pavé ; et le rythme auquel les ouvriers sont ainsi jetés sur le pavé est plus rapide que celui de leur absorption et de leur réemploi dans les usines du pays. Ces ouvriers jetés sur le pavé forment une armée industrielle de réserve à l'usage du capital. Si les affaires sont mauvaises, ils peuvent mourir de faim, mendier, voler ou aller dans les Workhouses ; si !es affaires sont bonnes, ils sont prêts à travailler pour l'expansion de la production ; et jusqu'à ce que le tout dernier homme, femme ou enfant de cette armée de réserve ait trouvé du travail — ce qui ne se produit qu'au moment de la surproduction frénétique — sa concurrence maintiendra les salaires à un bas niveau et, par son existence même, il renforcera la force du capital dans sa lutte avec le travail. Ainsi, dans sa course avec le capital, le travail n'est pas seulement handicapé, il doit encore traîner un boulet de canon rivé à ses pieds. Pourtant, cela est équitable, selon l'économie politique capitaliste.

Mais demandons-nous un peu avec quels fonds le capital paie-t-il ces très justes salaires ? Avec du capital, évidemment. Mais le capital ne produit pas de valeur. Le travail est, avec la terre, la seule source de valeur ; le capital lui-même n'est que le produit accumulé du travail. De sorte que le salaire du travailleur est payé par le travail, c'est-à-dire que l'ouvrier est payé avec son propre produit. Salon ce que nous pourrions appeler l'équité commune, le salaire du travailleur consisterait en produit de son travail. Mais cela ne serait pas juste, d'après l'économie politique. Au contraire, le produit du travail de l'ouvrier va au capitaliste et l'ouvrier ne reçoit pas de lui plus que le juste nécessaire pour vivre. Ainsi, le résultat de cette course de compétition rarement « égale », c'est que le produit du travail de ceux qui travaillent est inévitablement accumulé entre les mains de ceux qui ne travaillent pas et devient, entre leurs mains, le plus puissant moyen pour réduire en esclavage les véritables hommes qui le produisent.

Un salaire quotidien juste pour un travail quotidien juste ! Beaucoup de choses pourraient être dites aussi sur le travail quotidien juste, où le juste n'a pas plus de valeur ici que dans le salaire. Mais cela, nous devons le laisser pour une autre fois. De ce qui a été établi, il est assez clair que le vieux mot d'ordre a fait son temps et ne survivra plus longtemps de nos jours. L'équité de l'économie politique, telle que la posent vraiment les lois qui régissent la société actuelle, cette équité n'est que d'un seul côté : de celui du capital. Laissons, alors, la vieille devise être enterrée pour toujours et remplaçons-la par celle-ci :

La possession des moyens de travail (des matières premières, des usines, de l'outillage) par la classe ouvrière elle-même.

Ths Labour Standard, Londres, 7 mai 1881.