1867

Cet article fut écrit en mai-juin 1895. Dans sa lettre à Kautsky du 21 mai 1895, Engels faisait part de son intention de publier dans la revue théorique de la social-démocratie allemande, la Neue Zeit, un complément au livre III du Capital sous la forme de deux articles.

Le premier, « Loi de la valeur et taux de profit » a été rédigé pour répondre au bruit soulevé par certains économistes à propos de prétendues contradictions entre les livres I et III et ne fut publié qu’après la mort d’Engels.


Le Capital - Livre troisième

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

Karl MARX

Complément et supplément au livre III du Capital
F. Engels (1)


Depuis que le Livre III du Capital est soumis au jugement du public, il a déjà donné matière à des interprétations nombreuses et variées. Il fallait s'y attendre. Dans cette édition, j'ai tenu avant tout à établir un texte aussi authentique que possible, à présenter, chaque fois que je le pouvais, les derniers résultats des recherches de Marx dans ses propres termes et à n'entrer en scène que quand c'était absolument inévitable ; dans ce cas, il importait que le lecteur n'ait aucun doute sur la personne qui s'adressait à lui. On m'en a blâmé, pensant que j'aurais dû transformer la documentation qui était à ma disposition en un livre systématiquement élaboré en faire un livre comme disent les Français ; bref, j'aurais dû sacrifier l'authenticité du texte à la commodité du lecteur. Mais ce n'est pas ainsi que j'avais compris ma tâche. Rien ne justifiait un tel remaniement ; un homme tel que Marx peut prétendre à être entendu lui-même, à voir ses découvertes scientifiques livrées à la postérité dans toute l'authenticité de son propre exposé. De plus, je n'avais aucune envie de porter atteinte, comme je l'ai vu faire dans d'autres cas, à l’œuvre posthume d'un homme aussi supérieur que Marx ; cela m'eût semblé un parjure. Enfin, cela n'aurait présenté aucune utilité. Il ne sert absolument de rien de se mettre en frais pour des gens qui ne peuvent ni ne veulent lire et qui, dès le Livre I°, se sont donné plus de peine à le mal comprendre qu'il n’en fallait à le bien comprendre. Mais pour ceux qui veulent véritablement comprendre, c'est justement l'original qui était le plus important. Pour eux, mes remaniements auraient eu, tout au plus, la valeur d'un commentaire, et encore d'un commentaire sur quelque chose d'inédit, d'inaccessible ; à la première controverse, il aurait fallu confronter avec l'original ; à la seconde et à la troisième sa publication in extenso aurait été, de toute façon, inévitable.

Or de pareilles controverses vont de soi à propos d'une œuvre apportant tant de choses nouvelles et qui, en outre, n'est qu'un travail de premier jet, rapidement esquissé et comportant parfois des lacunes. C'est ici que mon intervention peut avoir quelque utilité pour apporter des éclaircissements, pour mettre mieux en valeur des points de vue importants dont la signification ne ressort pas de façon assez convaincante dans le texte et pour ajouter au texte écrit en 1865 divers compléments importants, nécessités par l'état des choses en 1895. En fait, il y a deux questions déjà où une courte explication me paraît nécessaire.

I : Loi de la valeur et taux de profit

Il était à prévoir que la solution de la contradiction apparente entre ces deux facteurs entraînerait des discussions aussi bien après qu'avant la publication du texte de Marx. Beaucoup s'étaient attendus à un pur miracle et se sont trouvés déçus en constatant qu'au lieu des tours de passe‑passe attendus la contradiction y est résolue de façon simplement rationnelle, prosaïque et sensée. Le plus joyeux de ces déçus est naturellement l'illustre M.Loria bien connu. Il a enfin trouvé le point d'appui d'Archimède grâce auquel même un nain de son calibre peut soulever la construction gigantesque et solide de Marx et la pulvériser. Quoi ! s'exclame‑t‑il, indigné, est‑ce là une solution ? Mais c’est une pure mystification ! Quand les économistes parlent de valeur, ils pensent à celle qui s'établit effectivement dans l'échange.

« Mais se préoccuper d'une valeur à laquelle les marchandises ne sont pas vendues ni ne peuvent jamais l’être (né possono vendersi mai),aucun économiste ayant un grain d'intelligence ne l'a fait ni ne le fera jamais... Lorsque Marx affirme que la valeur à laquelle les marchandises ne sont jamais vendues est déterminée proportionnellement au travail qu'elles contiennent, que fait‑il d'autre que de répéter en l'inversant, l'assertion des économistes orthodoxes, à savoir que la valeur à laquelle les marchandises sont vendues n'est pas proportionnelle au travail qu'elles ont nécessité ? ... Rien ne sert non plus de dire, comme Marx, que, malgré l'écart des prix individuels par rapport aux valeurs individuelles, le prix global de l'ensemble des marchandises coïncide toujours avec leur valeur globale, ou encore avec la quantité de travail contenue dans l'ensemble des marchandises. Car, puisque la valeur n’est pas autre chose que le rapport dans lequel une marchandise s'échange contre une autre, la simple notion d'une valeur globale est déjà une absurdité, un non‑sens... une contradictio in adjecto. »

D'après Loria, dès le début de son œuvre, Marx dit que l'échange ne pourra poser comme égales deux marchandises que si elles renferment un élément de même nature et de même grandeur qui est précisément la quantité identique de travail contenue en elles. Et maintenant Marx se renie solennellement lui‑même en prétendant que les marchandises s'échangent dans un rapport tout différent de celui qui régit les quantités de travail qu'elles contiennent.

« A‑t‑on jamais vu une si parfaite réduction à l'absurde, une plus grande faillite théorique ? A‑t‑on jamais commis suicide scientifique avec plus de pompe et de solennité ? » (Nuova Antologia, 1° février 1895, p. 477-479).

Notre Loria, on le voit, est tout heureux. N'avait‑il pas raison de traiter Marx comme son semblable, c'est‑à‑dire comme un vulgaire charlatan ? Voyez vous‑même : Marx se moque de son public, tout comme Loria ; il vit de mystifications, tout comme le plus petit professeur italien d'économie. Mais tandis que Dulcamara peut se le permettre, parce qu'il connaît son métier, Marx, par contre, ce lourdaud nordique, tombe de maladresse en maladresse, entasse non‑sens sur absurdité, si bien qu'il ne lui reste plus que le suicide solennel.

Réservons pour plus tard l'affirmation que les marchandises n'ont jamais été vendues aux valeurs déterminées par le travail, ni ne peuvent l'être. Tenons‑nous ici à l'affirmation de M. Loria que

« la valeur n'est pas autre chose que le rapport dans lequel une marchandise s'échange contre une autre et que, par conséquent, la simple notion d'une valeur globale des marchandises est une absurdité, un non‑sens, etc. ».

Donc, le rapport dans lequels s'échangent deux marchandises, leur valeur, est quelque chose de tout à fait fortuit, venu de l'extérieur, et pouvant varier du jour au lendemain. Qu'un quintal métrique de froment s'échange contre un gramme ou un kilogramme d'or, cela ne dépend pas le moins du monde de conditions inhérentes au froment ou à l'or, mais de circonstances totalement étrangères à tous deux. S'il n'en était pas ainsi, en effet, ces conditions devraient intervenir aussi dans l'échange, le dominer dans l'ensemble et avoir une existence autonome, indépendamment même de l'échange, de sorte qu'il pourrait être question d'une valeur globale des marchandises. Cela, pour notre illustre Loria, est une absurdité. Le rapport dans lequel s'échangent deux marchandises, c'est cela leur valeur, un point, c'est tout. La valeur est donc identique au prix et chaque marchandise a autant de valeurs que de prix possibles. Le prix est déterminé par l'offre et la demande, et celui qui veut en savoir davantage est un imbécile, s'il compte sur une réponse.

Cependant, il y a ici une petite difficulté. A l'état normal, offre et demande coïncident. Partageons donc toutes les marchandises existant dans le monde en deux moitiés : le groupe de la demande et celui, qui lui est égal, de l'offre. Supposons que chaque moitié represente un prix de mille milliards de marks, de francs, de livres sterling ou ce que l'on voudra. D'après Adam Riese, cela fait au total un prix ou une valeur, de deux mille milliards. Non‑sens, absurdité, dit M. Loria. Les deux groupes peuvent bien représenter ensemble un prix de deux milliards, mais, pour la valeur, c'est autre chose. Si nous parlons prix, 1 000 + 1 000 = 2 000 ; mais, si nous parlons valeur, 1 000 + 1 000 = 0. Du moins dans notre cas, où il s'agit de la totalité des marchandises. Car ici la marchandise de chacun des deux échangistes ne vaut 1 000 milliards que parce que chacun veut et peut donner cette somme pour la marchandise de l'autre. Mais, si nous réunissons la totalité des marchandises de l'un et de l'autre dans la main d'un troisième, le premier ne détient plus aucune valeur, l'autre pas davantage et le troisième encore moins. A la fin, personne ne possède plus rien. Nous admirons à nouveau la supériorité avec laquelle notre Cagliostro méridional a si bien liquidé la notion de valeur qu'il n'en reste pas la moindre trace. Voilà bien le summum de l'économie vulgaire [1] !

Dans les Archiv für soziale Gesetzgebung [2] de Braun, VII, cahier 4, Werner Sombart donne un exposé, dans l'ensemble excellent, des grandes lignes du système de Marx. C'est la première fois qu'un professeur d'université allemand se montre capable de voir, en gros, dans les écrits de Marx ce que celui‑ci y a réellement dit, au point de déclarer qu'une critique du système de Marx ne peut consister à la réfuter, « que s'en chargent ceux qui ont des ambitions politiques », mais seulement à le développer plus avant. Il va de soi que Sombart, lui aussi, se préoccupe de notre sujet. Il examine le problème suivant : quelle signification possède la valeur dans le système de Marx ? Il aboutit à ce résultat que la valeur n'apparaît pas dans le rapport d'échange des marchandises produites suivant le mode capitaliste. Les agents de la production capitaliste n'en ont pas conscience. Elle n'est pas un fait empirique, mais un fait de pensée, un fait logique. La notion de valeur, dans sa définition matérielle, chez Marx, n'est rien d'autre que l'expression économique du fait que constitue la force productive sociale du travail comme base de la vie économique, ; la loi de la valeur domine, en dernière instance, les processus économiques dans un régime d'économie capitaliste. Elle y a d'une façon très générale le contenu suivant : la valeur des marchandises est la forme spécifique et historique sous laquelle s'impose la force productive du travail qui domine, en dernier ressort, tous les processus économiques. ‑ Ainsi parle Sombart ; on ne peut affirmer que cette façon de concevoir la signification de la loi de la valeur pour le mode de production capitaliste soit inexacte. Elle nie paraît toutefois conçue de façon un peu trop large et susceptible d'être saisie d'une manière plus serrée et plus précise ; à mon avis, elle n'épuise nullement toute la portée de la loi de la valeur pour les phases de développement économique de la société régies par cette loi.

Dans le Sozzialpolitisches Centralblatt de Braun du 25 février 1895, n° 22, se trouve un article également excellent de Conrad Schmidt sur le Livre III du Capital. Au sujet de cet article, soulignons surtout qu'il montre comment la façon dont Marx déduit le profit moyen de la plus‑value répond pour la première fois à une question que, jusqu'alors, l'économie n'avait même pas soulevée, à savoir : comment se déterminé la grandeur du taux moyen de profit et comment se fait‑il que celui‑ci s'élève à 10 ou 15 % par exemple, plutôt qu'à 50 ou 100% ? Depuis que nous savons que la plus‑value que s'approprie le capitaliste industriel de première main est la seule et unique source d'où découlent le profit et la rente foncière, cette question se résout d'elle‑même. Cette partie de l'article de Schmidt pourrait être directement écrite pour des économistes à la Loria, si ce n'était peine perdue que de vouloir ouvrir les yeux à ceux qui refusent de voir.

Schmidt fait, lui aussi, des réserves formelles sur la loi de la valeur. Il l'appelle une hypothèse scientifique, émise pour expliquer le procès d'échange réel et qui se révèle être le point de départ théorique inévitable, éclairant même les phénomènes de concurrence entre les prix qui pourtant paraissent la contredire totalement ; d'après Schmidt, sans la loi de la valeur, il n'y a plus de compréhension théorique possible du mouvement économique de la réalité capitaliste. Dans une lettre privée qu'il m'autorise à citer, Schmidt soutient que la loi de la valeur, dans les limites du système de production capitaliste, est tout bonnement une fiction, bien qu'elle soit une nécessité théorique. A mon avis, cette opinion n'est point du tout justifiée. Pour la production capitaliste, la loi de la valeur a une portée infiniment plus grande et plus précise que celle d'une simple hypothèse, et à plus forte raison que celle d'une fiction, même nécessaire.

Aussi bien Sombart que Schmidt ‑ l'illustre Loria ne trouve sa place ici que comme repoussoir comique caractéristique de l'économie vulgaire ‑ ne tiennent pas assez compte qu'il ne s'agit pas ici d'un processus purement logique, mais historique, et de son reflet explicatif dans la pensée, de la recherche logique de ses rapports internes.

Le passage crucial se trouve chez Marx à la page 154 du Livre III :

«Toute la difficulté provient de ce que les marchandises ne sont pas échangées simplement en tant que telles, mais en tant que produits de capitaux qui prétendent participer à la masse totale de la plus‑value proportionnellement à leur grandeur et, à grandeur égale, réclament une participation égale. »

Pour illustrer cette différence, Marx suppose que les ouvriers en possession de leurs moyens de production, qu'ils travaillent en moyenne avec une intensité égale et pendant un même laps de temps et enfin qu'ils échangent directement leurs marchandises entre eux. Dans ces conditions, pendant une journée, deux ouvriers auraient ajouté par leur travail une même valeur nouvelle à leur produit, mais le produit de chacun posséderait une valeur différente suivant le travail antérieur déjà matérialisé dans les moyens de production. Cette dernière fraction de valeur représenterait le capital constant de l'économie capitaliste, le capital variable serait cette fraction de la valeur nouvellement ajoutée qui a été consacrée aux moyens de subsistance de l'ouvrier, enfin le reliquat de la valeur nouvelle représenterait la plus-value qui, dans notre cas, appartiendrait à l'ouvrier. Les deux ouvriers recevraient donc des valeur égales après déduction de ce qui est destiné à remplacer la fraction « constante » de valeur qu'ils ont simplement avancée ; le rapport entre la fraction représentant la plus-value et la valeur des moyens de production ‑ ce qui correspondrait aux taux de profit capitaliste ‑ serait différent pour chacun d'eux. Mais comme chacun d'eux récupère, au cours de l'échange, la valeur des moyens de production, ce serait là une circonstance absolument indifférente.

« L'échange de marchandises à leur valeur, ou à peu près, nécessite un degré de développement moindre que l'échange aux prix de production qui requiert un développement capitaliste plus avancé... Même si l'on ne tient pas compte du fait que les prix et leur mouvement sont dominés par la loi de la valeur, il est donc tout à fait conforme à la réalité de considérer que la valeur des marchandises précède, du point de vue non seulement théorique, mais aussi historique, leur prix de production. Ceci est valable pour les cas où les moyens de production appartiennent à l'ouvrier; ceci est le cas, dans lé monde ancien comme dans le monde moderne, pour le paysan possédant son fonds et cultivant lui-même et pour l'artisan. Ceci concorde également avec notre opinion émise précédemment, à savoir que la transformation des produits en marchandises résulte de l'échange entre différentes communautés et non pas entre membres d'une seule et même commune. Ce qui vaut pour ces conditions primitives vaut également pour les conditions ultérieures, fondées sur l'esclavage et le servage, de même que pour les corporations artisanales, aussi longtemps que les moyens de production immobilisés dans chaque branche ne peuvent être transférés que difficilement d'une branche à l'autre, et que, dans certaines limites, les différentes sphères de production se comportent entre elles comme le feraient des pays étrangers ou des communautés communistes. » (Marx : Le Capital, Livre III, I, p. 155, 156.)

Si Marx avait eu le temps de revoir encore le Livre III, il aurait sans aucun doute donné à ce passage un développement plus important. Tel que nous le voyons ici, il ne donne qu'une ébauche à peine indiquée de ce qu'il y aurait à dire sur le sujet. Etudions‑le donc d'un peu plus près.

Nous savons tous qu'aux commencements de la société les produits sont consommés par les producteurs eux‑mêmes et ceux‑ci s'organisent tout naturellement en communes plus ou moins communistes; nous savons aussi que l'échange avec des étrangers de l'excédent de ces produits, inaugurant la transformation des produits en marchandises, est survenu plus tard, n'ayant d'abord lieu qu'entre communes isolées de tribus différentes pour s'instaurer par la suite à l'intérieur de la commune contribuant ainsi essentiellement à sa désagrégation en groupes familiaux, plus ou moins importants. Même après cette dissolution, les chefs de famille, pratiquant l'échange, restaient des paysans travaillant eux‑mêmes, produisant presque tout ce dont ils avaient besoin avec l'aide de leur famille et sur leur propre terre. Ils n'acquièrent qu'une petite fraction des objets qui leur sont nécessaires par l'échange de leur propre produit excédentaire. La famille ne cultive pas seulement sa terre et élève son bétail, elle en transforme aussi les produits en articles de consommation, moud elle‑même encore par endroits à l'aide du moulin à bras, fait le pain, file, teint et tisse le lin et la laine, tanne le cuir, élève et répare des constructions en bois, fabrique des ustensiles et des outils, menuise et forge assez souvent, en sorte que la famille ou le groupe familial se suffit pour l'essentiel.

Le peu de choses qu'une telle famille était conduite à acquérir par échange ou à acheter consistait surtout jusqu'au début du XIX° siècle, en Allemagne, en objets de production artisanale, c'est‑à‑dire dont la fabrication était bien connue du paysan, et s'il ne les produisait pas lui‑même, c'est soit que la matière première ne lui en était pas accessible, soit que l'article acheté était bien meilleur et bien moins cher. Le paysan du Moyen Age connaissait donc assez exactement le temps de travail nécessaire à la fabrication des objets qu'il acquérait par échange. Le forgeron, le charron du village travaillaient sous ses yeux; de même le tailleur et le cordonnier qui, dans ma jeunesse encore, visitaient nos paysans rhénans les uns après les autres et transformaient en vêtements et en chaussures les matériaux que les paysans avaient eux‑mêmes produits. Le paysan ainsi que ceux à qui il achetait étaient eux-mêmes des ouvriers (producteurs directs) et les articles échangés étaient les propres produits de chacun. Qu'avaient‑ils dépensé pour la fabrication de ces produits ? Du travail et seulement du travail : pour remplacer les outils, ou pour produire la matière première et la travailler, ils n'avaient dépensé rien d'autre que leur propre force de travail ; comment pourraient‑ils alors échanger leurs produits contre ceux d'autres producteurs travaillant eux-mêmes autrement que dans le rapport du travail fourni ? Non seulement le temps de travail employé à ces produits était la seule mesure propre à évaluer quantitativement les grandeurs à échanger, mais il n'y en avait pas d'autre possible. Peut‑on croire que le paysan ou l'artisan aient été assez stupides pour échanger le produit de dix heures de travail de l'un contre celui d'une seule heure de travail de l'autre ? Pour toute la période de l'économie naturelle paysanne, il n'y a pas d'autre échange possible que celui où les quantités de marchandises échangées tendent à se mesurer de plus en plus d'après les quantités de travail qu'elles matérialisent. Du moment où l'argent pénètre dans cette forme d'économie, la tendance à se conformer à la loi de la valeur (et, notez bien, telle que Marx l'a formulée) devient, d'une part, plus manifeste, mais de l'autre elle est déjà troublée par les interventions du capital usuraire et de la rapacité fiscale, les périodes où les prix coïncident en moyenne à peu de chose près avec les valeurs sont déjà plus longues.

Il en est de même pour l'échange entre les produits des paysans et ceux des artisans citadins. Au début il se fait directement, sans intervention du commerçant, les jours de marché dans les villes, où le paysan vend et fait ses achats. Ici encore, non seulement les conditions de travail de l'artisan sont connues du paysan, mais celles du paysan le sont aussi de l'artisan. Car celui‑ci est encore un peu paysan. Il ne possède pas seulement son jardin potager et son verger, mais souvent un petit champ, une vache ou deux, des porcs, de la volaille, etc. Les gens du Moyen Age étaient donc capables de calculer assez exactement les frais de production des uns et des autres en matière première, matériaux auxiliaires, temps de travail, ‑ du moins en ce qui concernait les articles d'usage courant et général.

Mais comment fallait‑il calculer, ne serait‑ce que de façon indirecte et relative, la quantité de travail servant de mesure dans les échanges, quand il s'agissait de produits qui demandaient un travail assez long, interrompu à intervalles irréguliers, d’unrapport peu sûr, comme par exemple le blé et le bétail ? Et, par dessus le marché, pour des gens ne sachant pas calculer ? Evidemment par un long procès d'approximation en zigzag, de nombreux tâtonnements dans le noir où, comme toujours, on n'apprenait qu'à ses dépens. Cependant, la nécessité pour chacun de rentrer finalement dans ses frais remit toujours les choses dans le bon chemin, et le petit nombre d'espèces différentes d'objets en circulation ainsi que l'immuabilité souvent séculaire de leur mode de production rendaient le but plus facile à atteindre. Ce qui prouve qu'il ne fallut pas un temps très long pour que la valeur relative de ces produits soit établie avec une approximation suffisante, c’est que la marchandise qui semble devoir s'y prêter le moins facilement à cause de la longue durée de production de chaque individu, je veux dire le bétail, fut la première marchandise monétaire assez généralement reconnue. Pour en arriver là, il était nécessaire que la valeur du bétail, son rapport d'échange avec toute une série d'autres marchandises aient déjà atteint une fixité assez exceptionnelle, reconnue sans conteste sur le territoire de nombreuses tribus. Les gens d'alors étaient certainement assez intelligents ‑ aussi bien les éleveurs de bétail que leurs pratiques ‑ pour ne pas faire don du temps de travail qu'ils avaient dépensé, sans obtenir un équivalent en échange. Bien au contraire : plus les gens sont proches de l'état primitif de la production marchande ‑ les Russes et les Orientaux, par exemple ‑ plus ils gaspillent de temps, encore maintenant, pour obtenir par un marchandage dur et opiniâtre la contrepartie parfaite de ce que leur produit a coûté de temps de travail.

Partant de cette détermination de la valeur par le temps de travail, s'est alors développée la production marchande tout entière, et en même temps les multiples relations où les divers aspects de la loi de la valeur s'affirment, tels qu'ils sont exposés dans la première section du Livre I du Capital et plus particulièrement les conditions dans lesquelles seul le travail est créateur de valeur. Et de plus, ces conditions se réalisent sans parvenir à la conscience des intéressés, elles ne peuvent être abstraites de la pratique quotidienne que par une étude théorique difficile; elles agissent donc à la manière de lois naturelles, ce que Marx a démontré comme découlant nécessairement de la nature même de la production marchande. Le progrès le plus important et le plus marquant fut le passage à la monnaie‑métal, mais sa conséquence fut que la détermination de la valeur par le temps de travail n'était désormais plus visible à la surface de l'échange des marchandises. L'argent devint pratiquement la mesure décisive de la valeur; cela d'autant plus que les marchandises mises dans le commerce étaient plus diverses, qu'elles venaient de pays plus lointains et qu'il devenait par conséquent moins facile de contrôler le temps de travail nécessaire à leur production. Au début, l'argent lui‑même provenait en grande partie de l'étranger; même lorsque du métal précieux était extrait dans le pays lui‑même, le paysan ou l'artisan n'étaient pas toujours capables d'évaluer le travail consacré à cette extraction‑, en outre, l'habitude de compter en numéraire avait obscurci la conscience qu'ils avaient du caractère du travail en tant que mesure de valeur; dans la conception populaire, l'argent commençait à représenter la valeur absolue.

Bref, la loi de la valeur de Marx est généralement valable, pour autant toutefois que des lois économiques peuvent l'être, pour toute la période de la production simple de marchandises, donc jusqu'au moment où cette dernière subit une modification par l'avènement du mode de production capitaliste. Jusque‑là, les prix s'orientent vers les valeurs déterminées par la loi de Marx et oscillent autour de ces valeurs ; en sorte que, plus se développe la production marchande simple et plus les prix moyens ayant cours pendant d'assez longues périodes, que ne trouble aucun bouleversement violent venu de l'extérieur, coïncident avec les valeurs, dans la limite d'écarts négligeables. La loi de la valeur de Marx est donc économiquement valable en général pour une période allant du début de l'échange qui transforme les produits en marchandises jusqu'au XV° siècle de notre ère. Mais l'échange de marchandises remonte à une époque préhistorique qui nous ramène en Egypte au moins à 2500, peut‑être 5 000, à Babylone à 4 000 et peut‑être 6 000 années avant notre ère; la loi de la valeur a donc régné pendant une période de 5 000 à7 000 ans. Admirez maintenant le sérieux de M. Loria qui considère que la valeur, ayant eu cours de façon directe et générale pendant toute cette période, est une valeur à laquelle les marchandises ne sont ou ne seront jamais vendues et dont aucun économiste possédant un grain de bon sens ne se souciera jamais !

Jusqu'ici nous n'avons pas encore parlé du commerçant. D'ailleurs, il était possible de différer son intervention jusqu'au moment du passage de la production marchande simple à la production capitaliste. Le marchand était l'élément révolutionnaire dans cette société où tout était stable, pour ainsi dire par hérédité ; le paysan recevait par héritage et de façon presque inaliénable non seulement son arpent, mais aussi sa position de propriétaire libre, de fermier libre ou dépendant ou de serf; l'artisan de la ville, son métier et ses privilèges corporatifs, chacun d'eux recevait en outre sa clientèle, son marché, de même son habileté formée dès sa jeunesse pour ce métier héréditaire. C'est dans ce monde qu'apparut le commerçant qui devait être à l'origine de son bouleversement. Il n'en fut pas le révolutionnaire conscient, mais bien au contraire la chair de sa chair, le sang de son sang. Le commerçant du Moyen Age n'était pas du tout individualiste, il était avant tout membre d'une association comme tous ses contemporains. A la campagne régnait la communauté de marche (Markgenossenschaft) née du communisme primitif. Chaque paysan possédait à l'origine le même fonds avec d'identiques parcelles de terre de chaque qualité et par conséquent une même part de droits sur la marche commune. Lorsque la communauté de marche devint fermée, et qu'aucune nouvelle terre ne fut plus distribuée, les héritages, etc., entraînèrent une subdivision des terres et par conséquent aussi celle des droits communaux. Cependant l'arpent entier restait l'unité, si bien qu'il y eut dans la terre commune des demis, des quarts, des huitièmes d'arpent auxquels correspondaient des demis, des quarts, des huitièmes de participation à la marche commune. Sur cet exemple de la communauté de marche se modelèrent par la suite toutes les associations productives et surtout les corps de métier dans les villes. Leur organisation n'était que l'application de la constitution de marche à un privilège artisanal et non plus à un territoire limité. La base de toute l'organisation était la participation égale de chaque associé aux privilèges et jouissances assurés à la communauté, ce qui s'exprime encore de manière frappante dans le privilège de la Garnnahrung de 1527 d'Elberfeld et de Barmen (THUN, Industrie am Niederrhein, II, p. 164 et suivantes). De même pour les membres des corporations des mines, chaque portion de mine était égale et divisible avec ses droits et ses devoirs, tout comme l'était l'arpent des membres de la communauté de marche. Tout cela est applicable au même degré aux associations marchandes qui donnèrent naissance au commerce d'outre‑mer. Les Vénitiens et les Génois dans les ports d'Alexandrie ou de Constantinople, chaque « nation » dans son propre fondaco ‑ maison d'habitation, hôtellerie, entrepôt, salle d'exposition et de vente, bureau central ‑ constituaient des corporations marchandes complètes. Elles étaient fermées aux concurrents et aux clients, fixaient entre elles leur prix de vente et leurs marchandises étaient d'une qualité définie, souvent garantie par un contrôle public et une estampille; elles décidaient en commun du prix à payer aux indigènes pour leurs produits, etc. Les Hanséates n'agissaient pas autrement sur le « pont allemand » (Tydske Bryggen) à Bergen en Norvège, tout comme leurs concurrents hollandais et anglais d'ailleurs. Malheur à celui qui aurait vendu au‑dessous ou acheté au‑dessus du prix fixé ! Le boycott auquel il était alors soumis signifiait en ce temps‑là la ruine totale, sans compter les punitions directes que la corporation infligeait au coupable. Mais d'autres associations, plus fermées encore, furent fondées à des fins précises, telles que la Maona de Gênes, maîtresse pendant de longues années, aux XIV' et XVe siècles, des mines d'alun de Phocée en Asie Mineure et de l'île de Chio, telle aussi la grande société commerciale de Ravensberg qui, depuis la fin du XIV° siècle, faisait du négoce avec l'Italie et l'Espagne, y fondant des comptoirs, enfin, la société allemande formée de marchands d'Augsbourg ‑ les Fugger, Welser, Vöhlin, Höchstetter, etc. ‑ ainsi que de Nuremberg ‑ les Hirschvogel et d'autres ­qui participa avec un capital de 66 000 ducats et trois vaisseaux à l'expédition portugaise de 1505‑1506 aux Indes et qui en tira un bénéfice net de 150 % suivant les uns, de 175% suivant les autres (HEYD, Levantehandel, II, p. 524); et toute une série d'autres sociétés Monopolia qui excitaient tant la colère de Luther.

Pour la première fois, nous rencontrons ici un profit et un taux de profit. Qui plus est, les efforts des commerçants s'emploient intentionnellement et consciemment à rendre ce taux de profit égal pour tous les participants. Qu'il s'agisse des Vénitiens au Levant ou des Hanséates dans le Nord, chacun parmi eux payait le même prix que ses voisins pour ses marchandises; elles lui coûtaient les mêmes frais de transport, il en obtenait les mêmes prix et achetait du fret de retour aux mêmes prix que tout autre marchand de sa « nation ». Par conséquent, le taux de profit était le même pour tous. Pour les grandes sociétés commerciales, la répartition des bénéfices se faisait au prorata de la part de capital engagé, tout aussi naturellement que la participation aux droits de marché était proportionnelle à la part de terrain et que les bénéfices de la mine se répartissaient au prorata des portions de mines. L'égalité du taux de profit, qui, au sommet de son développement, est l'un des aboutissements de la production capitaliste, apparaît ici, sous sa forme la plus simple, comme une des sources historiques du capital, et même comme un descendant direct de l'association de marche elle-même, directement issue du communisme primitif.

Ce taux de profit primitif était nécessairement très élevé. Le négoce était très risqué, non seulement à cause de la piraterie qui sévissait alors très fortement, mais aussi parce que les nations concurrentes se permettaient quelquefois toutes sortes d'actes de violence quand l'occasion s'en offrait; enfin les débouchés et leurs conditions dépendaient de privilèges accordés par des princes étrangers qui souvent les violaient ou les rapportaient. Le bénéfice devait donc nécessairement comporter une forte prime d'assurance. En outre, le négoce se faisait lentement, la conclusion des affaires demandait du temps et aux meilleures époques, qui, il est vrai, duraient rarement longtemps, le commerce était un monopole, rapportant des profits de monopole. Ce qui prouve que le taux de profit était en moyenne très élevé, c'est le niveau également très haut des taux d'intérêt alors en vigueur, qui pourtant dans l'ensemble devaient toujours être inférieurs au pourcentage de bénéfice commercial habituel.

Ce taux de profit élevé, obtenu par l'action commune de l'association, mais identique pour tous les intéressés, n'était cependant valable que localement, à l'intérieur de l'association, c'est‑à‑dire ici de la « nation ». Les Vénitiens, les Génois, les Hanséates, les Hollandais, bref chaque « nation » avait un taux de profit qui lui était particulier et qui, peut‑être bien au début, variait aussi d'une zone de débouché à l'autre. Par une voie opposée, par la concurrence, s'imposa l'égalisation de ces divers taux de profit des associations. Ce furent d'abord les taux de profit des différents marchés pour une seule et même nation. Si Alexandrie rapportait plus de bénéfices que Chypre, Constantinople ou Trébizonde pour les marchandises vénitiennes, les Vénitiens ont dû investir plus de capital pour Alexandrie, capital qu'ils retiraient du trafic avec les autres marchés. Vint ensuite le nivellement progressif des taux de profit entre les diverses nations exportant vers les mêmes marchés des marchandises identiques ou similaires ; il arriva fréquemment que certaines de ces nations soient étouffées ou disparaissent de la scène. Ce procès fut continuellement interrompu par les événements politiques, par exemple tout le commerce avec l'Orient fut ainsi ruiné à la suite des invasions mongoles et turques et, depuis 1492 [3], les grandes découvertes géographiques et commerciales accélérèrent cette perte et la rendirent définitive.

L'extension subite des débouchés et le bouleversement connexe des voies de communication n'apportèrent d'abord aucune modification essentielle dans la façon de pratiquer le commerce. Ce furent au début les associations qui continuèrent à assumer la plus large part du commerce vers les Indes et l'Amérique. Mais, d'abord, les nations qui étaient derrière ces associations étaient plus grandes. A la place des Catalans commerçant avec le Levant, ce fut toute la Grande Espagne unifiée qui se mit à commercer avec l'Amérique ; à côté d'elle, deux grands pays, l'Angleterre et la France ; et même les plus petits, comme la Hollande et le Portugal, étaient toujours au moins aussi grands et aussi forts que Venise, la plus grande et la plus forte des nations commerçantes de la période précédente. Le marchand voyageur (the merchant adventurer) des XVI° et XVII° siècles y trouvait un appui qui rendait l'association protégeant ses membres, même par les armes, de plus en plus superflue et les frais qu'elle occasionnait de plus en plus importants. Ensuite, la richesse se développait alors beaucoup plus vite entre les mains de particuliers, de sorte que bientôt des commerçants isolés. purent consacrer à une entreprise autant de fonds qu'auparavant toute une société. Les compagnies commerciales, là où elles subsistaient, se transformèrent en général en corporations armées qui se mirent, sous la protection et la suzeraineté de la métropole, à conquérir des pays entiers nouvellement découverts et à les exploiter sous forme de monopoles. Mais, dans la mesure où c'était avant tout l'Etat qui colonisait de nouvelles régions, le commerce par les associations dut s'effacer devant le commerçant isolé ; ainsi l'égalisation du taux de profit releva‑t‑elle de plus en plus exclusivement de la seule concurrence.

Jusqu'à présent, il n'a été question de taux de profit que pour le capital commercial ; car seuls existaient à ce moment le capital commercial et le capital usuraire, le capital industriel commençant seulement alors à se développer. La production se trouvait encore principalement entre les mains d'ouvriers possesseurs de leurs propres moyens de production et dont le travail ne rapportait par conséquent de plus‑value à aucun capital. S'ils avaient à céder gratuitement une part du produit à un tiers, c'était toujours sous forme de tribut à des seigneurs féodaux. Pour cette raison, le capital commercial ne pouvait, du moins au début, tirer son profit que des étrangers acheteurs de produits de son pays ou de ses compatriotes acheteurs de produits exotiques. Ce ne fut qu'à la fin de cette période ‑ en Italie donc au moment du déclin du commerce avec le Levant ‑ que la concurrence étrangère et les débouchés plus difficiles purent contraindre l'artisan producteur de marchandises d'exportation à céder au commerçant exportateur la marchandise au‑dessous de sa valeur. Nous voyons ainsi que dans le commerce intérieur de détail entre les divers producteurs les marchandises se vendent en moyenne à leur valeur, mais, pour les raisons indiquées, elles ne le sont, en général, pas dans le commerce international. C'est le contraire qui se passe aujourd'hui où ce sont les prix de production qui ont cours dans le commerce en gros et le commerce international, tandis que dans le petit commerce des villes la formation des prix est réglée par des taux de profit tout différents. Si bien que maintenant, par exemple, la viande d'un bœuf subit une plus grande augmentation de prix en passant du commerçant en gros londonien au consommateur particulier de Londres qu'entre le commerçant en gros de Chicago et celui de Londres, compte tenu du transport.

L'instrument qui provoqua peu à peu cette révolution dans la formation des prix, c'est le capital industriel. Il s'était déjà ébauché au Moyen Age, et ce dans trois domaines : navigation, mines, industries textiles. A l'échelle où les républiques maritimes italiennes ou hanséatiques pratiquaient la navigation, celle‑ci était impossible sans matelots, c'est‑à‑dire sans salariés (dont la condition de salariés pouvait se dissimuler sous des formes d'association avec participation aux bénéfices) ; quant aux galères, il leur fallait également des rameurs, salariés ou esclaves ; les membres d'une association pour l'extraction de métaux, qui, à l'origine, étaient des travailleurs associés, s'étaient déjà presque partout constitués en sociétés par actions pour l'exploitation de l'entreprise au moyen de salariés.

Dans l'industrie textile, le commençant avait commencé à prendre directement à son service les petits tisserands en leur fournissant le fil qu'il faisait transformer pour son compte en tissu, contre un salaire fixe, bref, en devenant, de simple acheteur, ce qui s'appela un Verleger (entrepreneur).

Nous trouvons ici les premiers débuts de la constitution de plus‑value capitaliste. Laissons de côté les associations de mineurs, qui sont des corporations monopolistes fermées. Il est clair que les profits des armateurs étaient au moins ceux en usage dans leur pays, avec un supplément particulier pour l'assurance, l'usure des bateaux, etc. Mais qu'en était‑il des entrepreneurs du textile qui, pour la première fois, apportèrent sur le marché des marchandises produites directement pour le compte des capitalistes, les mettant en concurrence avec des marchandises de même espèce produites pour le compte des artisans ?

Le taux de profit du capital commercial existait déjà. Il s'était déjà égalisé à un taux à peu près moyen, du moins dans une même localité. Qu'est‑ce qui pouvait donc pousser le marchand à se charger de la fonction supplémentaire d'entrepreneur ? Une seule chose : la perspective d'un plus grand profit pour un prix de vente égal à celui des autres. Cette perspective était fondée. En embauchant le petit patron, il brisait les barrières traditionnelles de la production dans lesquelles le producteur vendait son produit fini et rien d'autre. Le capitaliste commercial achetait la force de travail qui possédait encore pour le moment ses moyens de production, mais ne détenait déjà plus la matière première. En assurant ainsi au tisserand une occupation régulière, il pouvait, par contre, comprimer le salaire de celui‑ci au point qu'une partie du temps de travail fourni demeurait impayée. De cette façon, l'entrepreneur accaparait de la plus‑value en supplément de son bénéfice commercial antérieur. Il est vrai qu'en échange il devait investir un capital additionnel pour acheter, par exemple, du fil et le laisser entre les mains du tisserand jusqu'à ce que la marchandise soit terminée, alors qu'autrefois il n'avait à payer le prix total qu'au moment de l'achat. Mais, premièrement, dans la plupart des cas, il avait déjà avancé un certain capital extra au tisserand qui, en général, n'acceptait les nouvelles conditions de production qu'asservi par des dettes. Deuxièmement, et abstraction faite de ce qui précède, le compte s'établit d'après le schéma suivant :

  Mettons que notre commerçant fasse marcher son affaire d'exportation avec un capital de 36 000 ducats, sequins, livres sterling ou toute autre monnaie. Que 1 0000 servent à l'achat de marchandises de l'intérieur, les 2 0000 autres étant utilisés dans les marchés d'outre‑mer. Supposons que le capital accomplisse une rotation en deux ans, ce qui fait une rotation annuelle de 15 000. Notre mar­chand décide alors de faire tisser pour son propre compte, de devenir entrepreneur. Combien de capital supplémentaire doit‑il consacrer à cette opération ? Admettons que le temps de production de la pièce de tissu qu'il a l'habitude de vendre soit en moyenne de deux mois, ce qui est certainement beaucoup. Admettons encore qu'il soit obligé de tout payer comptant. Il doit donc ajouter assez de capital pour pouvoir fournir à ses tisserands du fil pour deux mois. Comme dans l'année il a un roulement de 15 000, il achète en deux mois pour 2 500 de tissu. Disons que 2 000 représentent la valeur du fil et 500 le salaire pour le tissage, notre marchand a donc besoin d'un capital additionnel de 2 000. Supposons enfin que la plus‑value qu'il s'approprie aux dépens du tisserand, d'après la nouvelle méthode, s'élève seulement à 5 % de la valeur du tissu, ce qui, certainement, représente un taux très modeste de plus‑value de 25% (2 000 c + 500 v + 125 pl ; pl' = 125 / 500 = 25% p' = 125 / 2500 = 5%). Nous voyons que notre marchand fait sur sa rotation annuelle de 15 000 un profit extra de 750 et recouvre donc son capital additionnel en 2 années ⅔.

Mais pour accélérer sa vente et donc sa rotation et arriver par là à faire, avec le même capital, soit le même profit en un temps plus court, soit un profit plus grand dans le même temps, il fera don à l'acheteur d'une petite partie de sa plus‑value, il vendra à meilleur compte que ses concurrents. A leur tour, ces derniers se transformeront progressivement en entrepreneurs. A ce moment‑là, le profit extra se réduit pour tous au profit habituel, ou lui devient même inférieur pour un capital qui a augmenté pour tous. L'égalité du taux de profit est rétablie, bien qu'elle puisse l'être à un niveau différent par le fait qu'une partie de la plus‑value réalisée à l'intérieur a été cédée aux acheteurs de l'étranger.

Le pas suivant dans l'assujettissement de l'industrie au capital s'effectue par l'apparition de la manufacture. Elle aussi permet au manufacturier de produire à meilleur compte que son concurrent suranné, l'artisan. Ce manufacturier, aux XVII°et XVIII° siècles - en Allemagne généralement jusqu'en 1850 et même, par endroits, jusqu'à nos jours ‑ était le plus souvent son propre commerçant exportateur. Le même processus se répète : la plus‑value qu'il s'est appropriée permet au capitaliste manufacturier, ou à son exportateur avec lequel il la partage, de vendre moins cher que ses concurrents jusqu'à la généralisation du nouveau mode de production qui amène une nouvelle égalisation. Le taux de profit commercial déjà existant, même s'il n'a été nivelé que localement, reste le lit de Procuste sur lequel la plus‑value industrielle excédentaire est amputée sans merci.

Si déjà la manufacture a pu prendre son essor grâce à la diminution de prix de ses produits, quel développement supérieur la grande industrie n'atteindra‑t­elle pas, elle qui, par ses révolutions incessantes de la production, abaisse de plus en plus les frais de fabrication des marchandises et élimine impitoyablement tous les modes antérieurs de production ? C'est elle encore qui assure définitivement au capital le marché intérieur, met fin à la petite production et à l'économie naturelle de la famille paysanne se suffisant à elle-­même, supprime l'échange direct entre petits producteurs et met toute la nation au service du capital. Elle égalise de même les taux de profit des différentes branches d'affaires commerciales et industrielles à un seul taux général de profit et assure à l'industrie, par ce nivellement, la position de force qui lui revient, en écartant la majorité des obstacles qui, jusqu'alors, empêchaient le transfert de capital d'une branche à une autre. Ainsi s'accomplit, pour l'ensemble des échanges à grande échelle, la transformation des valeurs en prix de production. Cette transformation s'effectue donc d'après des lois objectives, sans conscience ni intention des intéressés. Le fait que la concurrence réduit au niveau général les profits qui excèdent le taux général, retirant ainsi toute plus‑value dépassant la moyenne au premier industriel qui l'accapare, n'offre aucune difficulté théorique. Mais, en pratique, les difficultés commencent, car les sphères de production à plus‑value excédentaire, donc à capital variable élevé pour un capital constant faible (ce qui correspond à du capital de composition organique inférieure), sont, par nature, précisément celles qui sont assujetties le plus tard et le plus incomplètement au système capitaliste; en premier lieu l'agriculture. Par contre, en ce qui concerne l'augmentation des prix de production au‑dessus des valeurs marchandes, augmentation nécessaire pour élever au niveau du taux moyen de profit la plus‑value insuffisante, contenue dans les produits des sphères à composition organique élevée, elle semble, au premier abord, être très difficile, du moins en théorie; mais en pratique, elle s'effectue comme nous l'avons vu, le plus facilement et le plus vite. Car les marchandises de cette catégorie, au début de leur production selon le mode capitaliste, et de leur irruption dans le commerce capitaliste, entrent en concurrence avec des marchandises de même espèce, fabriquées selon des méthodes précapitalistes, donc plus chères. Le producteur capitaliste, même en renoncant à une partie de la plus‑value, peut toujours atteindre le taux de profit en vigueur dans sa localité et qui, primitivement, n'avait aucun rapport direct avec la plus‑value parce qu'il était issu du capital commercial bien avant la production capitaliste, bien avant, par conséquent que l'établissement d'un taux de profit industriel ait été possible.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Ce même monsieur « bien connu pour sa gloire» (pour parier comme Heine) s'est vu contraint, un peu plus tard, de répondre à ma préface au livre III, après sa publication en italien dans le premier cahier de la Rassegna de 1895 [« La Rassegna » : revue bourgeoise qui parût à Naples de 1892 à 1895. N.R.]. Cette réponse se trouve dans la Riforma sociale [« La Riforma sociale » : revue libérale italienne qui parût à Turin et Rome à partir de 1894. N.R.] du 25 février 1895. Après m'avoir couvert de flatteries d'autant plus répugnantes qu'elles sont, chez lui, inévitables, il déclare ne jamais avoir eu l'intention d'escamoter à son profit les mérites que Marx s'est acquis au titre de la conception matérialiste de l'histoire. Dès 1885, il les avait reconnus, à vrai dire, tout incidemment, dans un article de revue. Par contre, il les tait avec d'autant plus d'opiniâtreté là où ils auraient eu leur place, c'est‑à‑dire dans son livre ; Marx n'y est cité qu'à la page 129, et uniquement à propos de la petite propriété foncière en France. A présent, il a l'audace de déclarer que Marx n'est pas du tout l'auteur de cette théorie ; en admettant même qu'on ne la trouve pas déjà indiquée chez Aristote, du moins Harrington l'avait indubitablement proclamée en 1656 et, longtemps avant Marx, elle avait été développée par une pléiade d'historiens, d'hommes politiques, de juristes et d'économistes. D'ailleurs, tout ceci se trouve dans l'édition française de l'œuvre de Loria. Bref, un plagiaire accompli. Après que je l'ai empêché de continuer ses fanfaronnades avec des emprunts faits à Marx, il réplique insolemment que Marx, tout comme lui, se pare des lauriers d'autrui. De mes autres attaques, il relève celle où je l'accuse d'avoir soutenu que Marx n'aurait jamais eu l'intention d'écrire un deuxième ou même un troisième livre du Capital. « Maintenant Engels répond triomphalement en m'opposant les livres Il et III.... Très bien ! Je me réjouis tellement de ces livres auxquels je dois tant de joies intellectuelles que jamais encore victoire ne m'a été aussi chère que ne m'est aujourd'hui cette défaite... si toutefois il y a défaite. Mais en est‑ce une vraiment ? Est‑il bien exact que Marx ait écrit en vue de la publication cet amas de notes décousues qu'Engels a rassemblées avec une affectueuse piété ? Est‑il réellement permis de supposer que Marx.... ait confié à ces pages le soin de couronner son œuvre et son système ? Est‑il vraiment certain que Marx aurait publié ce chapitre sur le taux moyen de profit, dans lequel la solution promise depuis tant d'années se réduit à la plus désolante mystification et à la plus vulgaire phraséologie ? Il est au moins permis d'en douter... Cela, me semble‑t‑il, prouve que Marx, après la publication de son magnifique livre (splendido), ne projetait pas de lui donner une suite, ou plutôt qu'il ne voulait pas laisser à ses héritiers, et en dehors de sa propre responsabilité, le soin de parachever son œuvre gigantesque. »
Voilà ce que nous trouvons à la page 267. Heine ne pouvait exprimer mieux sont mépris pour son public de philistins allemands, qu'en ces termes : « L'auteur finit par s'habituer à son public comme s'il était doué de raison. » Quelle idée l'illustre Loria doit‑il se faire du sien ?
Pour finir, voici une nouvelle volée de louanges qui s'abat sur moi pour mon malheur. Notre Sganarelle se compare en cela à Balaam qui était venu pour maudire, mais dont les lèvres laissaient échapper malgré lui des « paroles de bénédiction et d'amour ». Le bon Balaam se distinguait en particulier par le fait qu'il chevauchait un âne plus intelligent que son maître. Cette fois, Balaam, apparemment, a laissé son âne à la maison. [Allusion à une légende biblique. Le prophète Balaam était censé maudire Israël, mais par une inspiration divine, il finit par le bénir. N.R.]

[2] Archiv für soziale Gesetzgebung. Revue politique et économique qui parut à Tübingen puis Berlin de 1888 à 1903, sous la direction du social-démocrate H. Braun.

[3] Date de la découverte de Cuba, Haïti, etc. ouvrant la voie à celle de l’Amérique continentale. (N.R.)


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