1963

Allocution prononcée le 29 janvier 1962, à 11 heures, au columbarium du Père-Lachaise.

breton

André Breton

Hommage à Natalia Trotsky

Paris, 29 janvier 1962

Hommage

De sa silhouette si menue, fermés ses yeux où se livrèrent les plus dramatiques combats de l'ombre avec la lumière, le seul murmure de son nom retraçant en un éclair les plus saillants épisodes de l'histoire contemporaine, s'en va la très grande dame que fut Natalia Sedova-Trotsky. Soixante ans d'une lutte qui se confond avec celle du prestigieux compagnon qu'elle s'était choisi – qu'il fût auprès d'elle ou que, victime d'un forfait inexpiable, il eût cessé de l'être – ces soixante ans ont vu se poser pour la première fois en termes concrets le problème de l'émancipation humaine. Nul, de par sa position sur l'échiquier du sort, n'y a été mêlé d'aussi près que Natalia Sedova ; nul n'en a connu toutes les exaltations, toutes les ferveurs et aussi n'en a enduré à ce point toutes les affres. Dans l'étudiante de vingt ans, membre de l'Iskra, qui, pour les délasser, mène Lénine et Trotsky à l'Opéra-Comique de Paris où l'on joue Louise, se dessine pour moi sa vocation, non seulement comme militante révolutionnaire mais encore comme personne humaine. Elle se profile déjà en fonction du tout exceptionnel sacrifice que la vie exigera d'elle. On sait que la femme tient par plus de fibres que l'homme au monde des instincts primordiaux : elle aspire, de par sa nature, à l'harmonie du foyer (sa stabilité, son plus grand confort possible tant matériel que moral) car c'est d'elle avant tout que dépendent la sécurité et l'équilibre de l'enfant. Quels assauts intérieurs, dans ce domaine, Natalia n'aura-t-elle pas dû subir ; que ne lui aura-t-il pas fallu prendre sur elle-même pour ne pas fléchir et faire en sorte que Léon Trotsky garde autant que possible ses forces intactes, jusque devant le trop probable assassinat de leurs deux fils. Si près de nous encore ce matin, il n'y a pas d'emphase à dire qu'elle se tient là à la hauteur des plus grandes figures de l'antiquité.

C'était il y aura bientôt vingt-quatre ans, au Mexique, où tous deux je les voyais chaque jour (Léon Trotsky avait encore deux ans à vivre). J'arrivais de Paris où leur fils aîné, Léon Sedov, que je connaissais bien, venait de succomber, de manière plus que suspecte, dans une clinique. Quelles que fussent les implications, politiques et autres, de ce drame, dont on eût pu sans doute remonter la filière, Trotsky objectait, de manière cassante, à ce qu'on l'abordât. Ainsi tant bien que mal effacée du sol cette tragique ombre portée, il fallait voir de quelle sollicitude – sans se départir d'un tact suprême – sa femme aussitôt l'entourait, les yeux à peine voilés. Il y avait là, dans l'éperdu peut-être, une ouverture sur l'identité de cause, la seule qui consacre le couple à jamais.

La mort de ceux qui, d'un mot singulièrement trompeur, se disent matérialistes alors qu'ils n'ont vécu que par l'esprit et par le cœur, cette mort est encore la plus conjurable de toutes. Entre ces deux empires, celui de la vie et l'autre, nous avons vue sur un no man's land où germent les idées, les émotions et les conduites qui ont fait le plus honneur à la condition humaine. Sans qu'il soit besoin pour cela d'aucune prière, l'union des cendres de Natalia Sedova à celles de Léon Trotsky, dans l'enclos de ce qu'on nomme « la maison bleue » à Coyoacan, à la fois sous l'angle de la révolution et sous l'angle de l'amour, assure un nouvel éploiement du Phénix.

Léon Trotsky fut mieux placé que quiconque pour nous orienter un jour comme celui-ci. C'est lui-même qui nous dissuade, quelles que soient notre révolte et notre peine, de nous appesantir sur le destin déchirant de quelque être que ce soit, pris en particulier. À la fin de l'essai autobiographique qu'il a intitulé Ma vie, « [...] je ne mesure pas, dit Trotsky, le processus historique avec le mètre de mon sort personnel. Au contraire, j'apprécie mon sort personnel non seulement objectivement mais subjectivement, en liaison indissoluble avec la marche de l'évolution sociale... J'ai lu plus d'une fois dans les journaux des considérations sur la “tragédie” qui m'a atteint. Je ne connais pas de tragédie personnelle ». Qu'elle ait partagé cette façon de voir, c'est toute la vie de Natalia Sedova qui en répond.

De par ce qui nous lie à elle, il est apaisant, il est presque heureux malgré tout qu'elle ait assez vécu pour voir dénoncer, par ceux-là mêmes qui en ont recueilli l'héritage, le banditisme stalinien qui a usé contre elle des pires raffinements de cruauté. Elle aura su qu'enfin le processus évolutif imposait une révision radicale de l'histoire révolutionnaire de ces quarante dernières années, histoire cyniquement contrefaite et qu'au terme de ce processus irréversible, non seulement toute justice serait rendue à Trotsky mais encore seraient appelées à prendre toute vigueur et toute ampleur les idées pour lesquelles il a donné sa vie.

C'est dans cette perspective, la seule qu'elle puisse admettre, que je salue Natalia Sedova. Gloire, indissolublement, au Vieux et à la Vieille.