1940

Extraits d'un ouvrage célèbre pour avoir alimenté les thèses "capitaliste d'Etat" sur l'URSS.

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L’Ere des organisateurs

James Burnham

XIV.

La forme russe

On a écrit de très nombreux ouvrages sur la Russie et sur l’Allemagne contemporaines, mais il en est bien peu qui avaient clarifié le sujet qu’ils traitaient. La raison en est évidente : les gens ne tiennent pas à comprendre la Russie et l’Allemagne, mais à exprimer les sentiments qu’elles leur inspirent. Les hommes semblent ne pouvoir éprouver aujourd’hui à l’endroit de ces deux nations qu’un attachement passionné ou une haine également passionnée. Cette singularité devrait par elle-même suggérer que c’est dans ces pays que l’on est appelé à découvrir la clé historique de notre époque.

Malheureusement, quelque approprié qu’il soit dans certains cas – par exemple quand il s’agit de gagner ou de perdre une guerre – un sentiment passionné est une très faible assise pour la compréhension, Un savant peut détester le fléau qu’il étudie, mais il ne doit pas permettre à cette haine d’escamoter les résultats que lui fournit son laboratoire. L’objet du présent livre est la connaissance et non la passion. Nous cherchons à savoir ce qui se passe en Russie et en Allemagne comme ailleurs et non à porter des jugements et à choisir une attitude.

Un examen attentif et objectif a vite fait de vous renseigner. Il est vrai que les nouvelles venant de Russie et d’Allemagne sont déformées selon les buts de propagande de leurs régimes. On ne peut se fier aux statistiques ; dans de nombreux domaines, ces pays s’abstiennent d’ailleurs d’en publier. Mais un médecin n’a pas besoin de connaître l’état chimique de chaque cellule du corps d’un malade pour diagnostiquer la petite vérole. On peut en savoir suffisamment pour notre objet, sur la Russie et sur l’Allemagne, et c’est là tout ce qu’il nous faut.

La théorie de la révolution directoriale ne prétend pas que la période actuelle ne verra pas de révolutions de la masse ni de révolutions populaires inspirées par les slogans et les idées socialistes. Au contraire. Il s’est déjà produit plusieurs révolutions de la masse, pendant la période de transition rapide qui a commencé en 1914. On peut s’attendre à ce qu’il s’en produise d’autres. Une révolution sociale n’est pas accompagnée nécessairement de mouvements révolutionnaires manifestes de la masse, mais elle l’est le plus souvent. Toutefois, ce qui nous intéresse principalement n’est ni ces mouvements en eux-mêmes ni le signe sous lequel ils se font, mais les conséquences qui en découlent par rapport à la structure sociale.

Ces conséquences coïncident rarement avec les slogans et les idées qui ont inspiré la révolution. Dans bien des endroits de la terre, le capitalisme a été introduit et fortifié à l’occasion de révolutions de la masse ; aucune de ces révolutions n’a, à ma connaissance, proclamé que son objet était l’introduction du capitalisme. Il y avait, il est vrai une certaine corrélation entre les slogans et ce qui s’est passé, car, ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent, ces slogans tendaient à créer un état d’esprit favorable aux institutions capitalistes, mais c’est là une corrélation indirecte. De même une révolution ostensiblement socialiste ne conduit pas nécessairement au socialisme.

Ces remarques préliminaires sont indispensables à la compréhension de ce qui est arrivé en Russie.

Nous avons vu que les directeurs ont à résoudre un triple problème : 1. Réduire les capitalistes à l’impuissance, d’abord dans leur pays et ensuite dans le monde entier ; 2. amener les masses à accepter la domination directoriale et détourner la menace d’une société sans classes ; 3. se disputer entre États directoriaux les premières places dans le monde.

La solution des deux premières questions (la troisième ne pourra jamais être complètement résolue) signifie la destruction des principales institutions et des principales idéologies de la société capitaliste et leur remplacement par celles de la société directoriale.

À cet effet, il est nécessaire qu’une grande partie de la masse soit enrôlée, sous des bannières portant des slogans appropriés, aux côtés des directeurs. Comme les capitalistes, les directeurs ne forment pas le gros des combattants au cours de la lutte que comporte la transition sociale. Ils laissent à la masse la charge de donner et de recevoir les coups. Même la bataille nécessaire pour convertir la masse à de nouvelles idéologies se livre entre l’une de ses fractions et les autres.

Lorsque les deux premières questions du triple problème sont résolues, la société directoriale a remplacé la société capitaliste. Quels que soient les moyens employés, leur solution est la révolution directoriale. Mais la structure de la société directoriale n’est pas fermement consolidée tant qu’elle n’est pas établie dans le monde entier, c’est-à-dire dans les trois secteurs “centraux” d’industrie avancée dont nous avons parlé au chapitre XII.

Les trois parties du problème directorial ne se situent pas, dans le temps, dans un ordre déterminé. Leur solution peut être obtenue à des moments divers, à des stades divers de l’évolution sociale ; en général, ces questions sont mélangées, à des degrés variables, à chacun de ces stades. La guerre, surtout la guerre mondiale, les mêle inextricablement et précipite les faits.

Les événements de Russie, depuis 1917, illustrent notre théorie d’une façon étonnamment schématique. La première question y a été résolue rapidement et rigoureusement. Les capitalistes, outre qu’ils furent réduits à l’impuissance, furent physiquement éliminés, soit par leur mise à mort, soit par leur émigration. Ils ne furent pas remplacés par d’autres capitalistes, car nous ne comptons pas les petits capitalistes sans importance sociale qui furent tolérés pendant la période de la N.E.P. La classe des capitalistes disparut, ce qui revientà dire que les principales institutions du capitalisme furent supprimées et que la structure économique de la société fut changée.

Dans un certain sens, cette solution rigoureuse ne fut que partielle, puisque seuls les capitalistes russes disparurent, alors que le problème directorial exige leur suppression dans le monde entier ou, du moins, dans les zones principales. Les Russes s’aperçurent bientôt que leurs dirigeants avaient vu juste à cet égard, quand les grandes nations capitalistes, y compromis les États-Unis, envoyèrent des armées en Russie pour renverser le nouveau régime. Mais le régime se défendit avec succès et conclut, avec les capitalistes étrangers, une trêve qui dura jusqu’à la seconde guerre mondiale.

La seconde partie du problème – la soumission des masses – fut laissée en suspens jusqu’à la solution de la première. Ou, plutôt, on employa les masses pour obtenir cette solution tout comme les premiers capitalistes les employèrent naguère pour briser le pouvoir des seigneurs féodaux. Au cours d’un second stade, dont le début se confond avec le premier, la deuxième partie du problème fut résolue. Les masses furent soumises ; leurs obscures aspirations vers l’égalité et une société sans classes furent détournées vers la nouvelle structure comportant la domination d’une nouvelle classe ; on s’arrangea pour les adapter aux idéologies et aux institutions de l’ordre nouveau.

La troisième partie du problème, la rivalité des diverses sociétés directoriales, appartient encore à l’avenir. Les manoeuvres qui y préparent, toujours incluses dans les activités des sections de l’Internationale communistes (simples agences des dirigeants russes), sont considérablement hâtées du fait de la guerre. La Russie, premier État directorial, s’apprête à défendre ses droits d’aînesse dans les guerres directoriales futures.

L’exemple russe peut parfaitement servir de modèle et être suivi ailleurs, surtout si les conditions y sont comparables à celles de la Russie en 1917. Les facteurs qui déterminèrent ces conditions furent : un développement relativement faible du capitalisme avec une classe capitaliste peu nombreuse ; l’association de cette classe avec le régime tsariste, également faible et discrédité ; la terrible crise sociale, économique, politique et humaine provoquée en Russie par la première guerre mondiale.

Staline émergea de son obscurité des débuts de la révolution à peu près au moment où s’effectuaient la soumission des masses et la consolidation du pouvoir du nouveau groupe dirigeant. Comme il arrive si fréquemment, le nouveau stade du régime soviétique fut marqué par l’élimination des chefs du stade précédent et par l’occupation des positions-clés par des hommes antérieurement subordonnés ou totalement inconnus. Ceux qui avaient réglé la première question, la suppression des capitalistes, furent d’abord dépouillés de tout pouvoir effectif, lors des luttes de factions de 1923-1929, et ensuite tués pour la plupart à l’occasion de procès et de “purges”. Ces retentissants procès publics sonnèrent pour ainsi dire la fanfare finale de la solution de la deuxième question. Les masses convenablement subjuguées, le pouvoir, les privilèges et la plus forte part des revenus publics restèrent aux mains des nouveaux dirigeants, les directeurs et leurs collègues bureaucrates. En un certain sens, ces purges massives eurent un but symbolique et idéologique. Les purgés avaient déjà été domptés et ils étaient, pour la plupart, décidés à admettre l’ordre nouveau.

Il ne faut pas commettre l’erreur de croire que l’évolution russe dépendait uniquement de la présence de tel ou tel individu, de la vilenie ou de la noblesse (selon le point de vue de chacun) de Staline, par exemple. Si Lénine avait vécu, les choses n’auraient sans doute pas été très différentes. Il est assez significatif que, pendant des années, le collègue probablement le plus intime de Lénine, celui qu’il s’était adjoint pour exercer un contrôle secret sur le parti bolchevik, était le brillant ingénieur – le directeur –Krassine. Mais la mort des premiers dirigeants prit l’aspect d’un important acte rituel en imposant au peuple l’attitude qu’exigeait la société directoriale et en fortifiant ses institutions.

L’histoire du concept révolutionnaire du “contrôle des ouvriers” éclaire la méthode suivie par les Russes pour réaliser la révolution directoriale. “Le contrôle de l’industrie par les ouvriers” a, dès le début, été l’un des slogans de l’aile léniniste du marxisme. La raison en est facile à comprendre. Selon l’idéologie socialiste, la propriété privée de l’industrie doit être supprimée ; les masses ouvrières, dans leur ensemble, doivent être investies du droit de la contrôler. L’acte révolutionnaire le plus important devrait donc être la prise en charge du contrôle de l’industrie par les ouvriers eux-mêmes. D’où le slogan.

Au cours de la révolution russe (comme lors des autres tentatives de révolution qui eurent lieu pendant les vingt-trois dernières années), les ouvriers appliquèrent littéralement le slogan. Dans les usines, les mines, les magasins, etc., ils élurent, dans leurs propres rangs, des comités qui s’emparèrent du contrôle. Ils délogèrent non seulement les propriétaires (qui étaient rarement là pour être délogés, les propriétaires ne s’occupant pas directement de la production de nos jours), mais tous les surveillants et le personnel dirigeant ; ils évincèrent aussi les directeurs. Les ouvriers pensaient que la révolution devait les débarrasser de tous ceux qui les commandaient et les exploitaient. Ils reconnaissaient que les directeurs étaient, comme les patrons-propriétaires, du nombre des dirigeants et des exploiteurs du passé et surtout de l’avenir. Les ouvriers se mirent à faire marcher les usines sans eux.

Cela ne dura pas très longtemps. D’abord, les usines et les autres instruments de production ne fonctionnaient pas très bien sous le contrôle des ouvriers; ils se heurtèrent à des difficultés encore plus grandes dans la coordination des diverses usines. Il est inutile de se demander pourquoi. Des comités d’ouvriers élus, dont les membres peuvent être révoqués à tout moment et qui ne possèdent pas la formation voulue, ne semblent pas capables de faire fonctionner des usines modernes, des mines ou des chemins de fer. Il leur est plus difficile encore de collaborer à la direction de branches entières de l’industrie ou de l’industrie dans son ensemble. Peut-être, de nouveaux organismes démocratiques et assez de temps pour acquérir de l’expérience leur permettraient-ils de surmonter ces difficultés. Actuellement, on ne dispose ni du temps ni des organismes nécessaires.

Ensuite, si les ouvriers contrôlaient avec succès la production à sa source, il en résulterait la société sans classes. En conséquence, ceux qui désirent le gouvernement de la société par une classe veulent nécessairement éviter le contrôle de l’industrie par les ouvriers et, en démontrant son inefficacité, ils trouvent des raisons pour l’empêcher. Par-dessus tout, le mouvement vers le contrôle ouvrier se produit dans des périodes d’intense crise sociale, de guerre ou de guerre civile, alors que l’organisation industrielle apparaît comme un besoin impérieux.

Si le contrôle temporaire des ouvriers est remplacé par l’ancien contrôle des propriétaires capitalistes, ainsi que cela se passa en Allemagne, lors des deux crises révolutionnaires qui éclatèrent, l’une à la fin de la première guerre mondiale, l’autre quelques années après, la société revient simplement à sa structure capitaliste antérieure. Si le contrôle des ouvriers est remplacé par le contrôle de fait des directeurs, soutenus par un nouveau genre d’État, alors le capitalisme, après une crise de transition, se métamorphose en société directoriale. C’est ce qui s’est passé en Russie, à la suite d’une série de mesures intermédiaires.

Pendant un temps très bref, après la révolution, nombre d’usines et d’autres entreprises russes furent dirigées par des “comit1s d’usine” élus parmi les ouvriers. Ensuite, la direction “technique” des opérations fut confiée à des “spécialistes”, c’est-à-dire des directeurs, les comités d’usine restant en fonction et exerçant, au moyen du veto, un contrôle effectif sur les directeurs et sur les “conditions du travail”. Cependant, des bureaux, des commissions et des individus, nommés par le nouveau gouvernement des Soviets, commençaient à coordonner les efforts des diverses usines et des diverses branches de l’industrie. Graduellement, le pouvoir de ces fonctionnaires et celui des directeurs s’accrurent, forcément aux dépens du “contrôle des ouvriers” et des comités d’usine. Les comités d’usine perdirent leur droit de veto, et toutes leurs prérogatives reçurent une interprétation de plus en plus étroite. La composition des comités fut changée : ils durent comprendre un représentant de l’État, un représentant directorial et un homme qui représentait nominalement les ouvriers, mais ce n’était qu’un faux semblant. Finalement, ces comités perdirent tout pouvoir réel et ne subsistèrent que pour la forme jusqu’à leur disparition complète en 1938. Le contrôle ouvrier avait été transformé en contrôle directorial.

Cette évolution ne se fit pas sans incidents ; incidents violents parfois. Quelques-uns des ouvriers en comprirent la signification: ils s’aperçurent que la révolution qui devait leur apporter la liberté et la fin des privilèges les avait conduits à une nouvelle forme de domination par une classe dirigeante. Ils essayèrent d’empêcher la dépossession de leurs comités ; ils réfusèrent d’obéir aux directeurs ; parfois ils les chassaient ou même les tuaient. Mais, à chaque occasion décisive, l’État, ; l’ “État socialiste ouvrier”, que ce fût Lénine ou sous Staline, soutenait non les ouvriers, mais les directeurs. Une vaste campagne d’ “éducation” fut entreprise pour enseigner au peuple pourquoi le “gouvernement des ouvriers” signifie, en pratique, le gouvernement des directeurs. Lorsque le besoin s’en faisait sentir, l’éducation par la parole était complétée par celle du camp de concentration, du bataillon de travail forcé ou par un peloton d’exécution.

Les premières années de la révolution, Lénine et Trotsky publièrent tous les deux de brochures et proncèrent des discours pour défendre la cause des spécialistes, des techniciens, des directeurs. Lénine déclarait avec emphase que le directeur d’une usine doit en être le dictateur ; la “démocratie des ouvriers” dans l’État doit se fonde sur la dictature directoriale dans l’usine.

Peut-être ne se rendait-il pas pleinement compte de l’ironie de sa position. En tant que marxiste, il croyait, avec raison, que la base du pouvoir social est le contrôle des instruments de production. En sa qualité de chef du nouvel État, il contribua à réduire à néant le contrôle des ouvriers sur ces instruments et à y substituer celui des directeurs. Naturellement, les directeurs des entreprises isolées furent subordonnés à ceux des grands consortiums, aux bureaux et aux commissions dirigeant des secteurs entiers de l’industrie et gouvernant la production sans son ensemble. Chose assez intéressante, bon nombre des hommes qui avaient dirigé des affaires sous l’ancien régime exerçaient les mêmes fonctions sous le régime nouveau. Lénine et Trotsky accablaient de leur mépris les “gauches enfantins” qui s’opposaient à l’utilisation des services des “spécialistes bourgeois”. Les ouvriers en avaient besoin pour faire marcher les usines, et Lénine regrettait qu’il en restât si peu et que la Russie n’eût jamais possédé une équipe suffisante de techniciens spécialisés. On offrit les conditions les plus avantageuses aux “spécialistes bourgeois” étrangers qui consentirent à travailler pour le nouveau régime. La classe des directeurs, qui ne cessa de s’élever, n’était pas une création nouvelle ; elle n’était que le développement, l’extension d’une classe qui existait déjà dans la société capitaliste, au sein de laquelle son pouvoir et son influence allaient en grandissant.

Nous attachons une importance considérable à ce qu’il est advenu du “contrôle des ouvriers”. De plus, l’expérience russe et nettement typique. Il n’y a pas encore eu d’autres révolutions exactement pareilles à la révolution russe ; mais il s’est produit des douzaines de situations révolutionnaires présentant le même caractère général. Partout, les mêmes tendances se sont manifestées. En Allemagne, dans les Balkans, en Chine, en Italie, en Espagne, au moment de la crise, les ouvriers se sont emparés tout de suite du contrôle des instruments de production. On trouve toujours une formule pour leur expliquer que cela ne peut continuer, et, si la formule ne suffit pas, les canons entrent en jeu.

Il ne nous intéresse pas de savoir si c’est “une bonne idée” pour les ouvriers de prendre le contrôle. Nous nous contentons de constater qu’ils s’efforcent toujours de s’en emparer et qu’ils ne réussissent pas à le conserver. Le fait qu’ils sont incapables de le garder est une preuve de plus que l’heure du socialisme n’a pas encore sonné. Le contrôle et la domination sociale qui en est la conséquence, lorsqu’ils échappent aux capitalistes, ne tombent pas entre les mains des ouvriers, du peuple, mais entre celles des directeurs, la nouvelle classe dirigeante. Cela s’est produit, au cours de la guerre civile espagnole, dans les territoires loyalistes, notamment en Catalogne. Tout comme en Russie, les ouvriers et les paysans ont commencé à y assumer le contrôle direct des usines, des chemins de fer, des exploitations agricoles. Là aussi, pas immédiatement, mais au cours des deux premières années de la guerre civile, le pouvoir de fait n’est pas resté entre leurs mains ; ils y ont renoncé, soit volontairement, sous la persuasion d’un parti politique, soit sous la contrainte de la force armée et de la prison. Ce ne furent pas les troupes de Franco qui privèrent du contrôle le peuple de Catalogme ; il l’avait perdu bien avant la conquête du pays par l’armée de Franco.

Ces expériences ont reçu leur confirmation dans la doctrine léniniste, non pas tant sous forme d’écrits publics que dans les théories élaborées principalement à l’usage des membres du parti. Le “contrôle des ouvriers”, dit à présent la doctrine, est “un slogan de transition” qui n’est plus à propos lorsque la révolution a réussi et que le nouveau régime est établi.

L’explication idéologique que donne le léninisme de ce retournement est que, si les ouvriers doivent se défendre contre l’État capitaliste ennemi, au moyen du contrôle des instruments, ils n’ont nul besoin de se défendre contre le nouveau régime, qui doit être leur État, préoccupé d’édifier la véritable société socialiste.

Cette explication achève de nous éclairer sur la méthode russe d’en arriver à la société directoriale. Première étape : suppression des capitalistes à laquelle sont employées les masses et où le “contrôle ouvrier” joue le rôle principal ; deuxième étape : réduction des masses à l’obéissance. Le contrôle ouvrier n’est pas seulement intolérable pour un État capitaliste, il l’est pour n’importe quel État et pour n’importe quelle suprématie de classe. En conséquence, la consolidation du pouvoir directorial exige sa disparition. La doctrine léniniste tire donc des enseignements de l’expérience russe une idéologie favorable aux intérêts des directeurs.

La Russie a sans doute été la plus grande énigme politique de la dernière génération, et la solution d’aucune énigme n’a donné lieu à des recherches plus abondantes. Tout le monde s’est trompé en prédisant ce qui allait se passer en Russie. Quelle sorte de société y a-t-on établi ? De quel genre a été la révolution russe ? À quoi mène-t-elle ? Autant de mystères. Chacun sait que la révolution a été faite sous la direction de marxistes absolus, ayant pour but l’établissement de la société libre, sans classes et internationale du programme socialiste ; chacun sait aussi que la Russie d’aujourd’hui n’est ni libre, ni sans classes, n’internationale. L’impérialisme brutal de ce pays lui réussit, du moins quant à présent. Cette “patrie de tous les opprimés du monde” envoie des dizaines de milliers d’êtres devant les peletons d’exécution ; elle en exile des millions, les enferme dans des camps de concentration, les embrigade dans les bataillons du travail forcé et ferme ses portes aux réfugiés des autres nations. Ce pays “sincèrement hostile à la guerre” accomplit l’acte qui déclenche la seconde guerre mondiale. La nation qui se consacre “à l’amélioration des conditions de travail” invente, avec le stakhanovisme, la forme la plus intense du surmenage. Le gouvernement qui dénonce la Société des Nations comme étant “une caverne de brigands” en devient membre et s’en montre le champion le plus ardent. L’État, qui a demandé aux peuples de la terre de constituer un front populaire des démocraties pour arrêter les agresseurs, passe, d’un jour à l’autre, du camp des démocraties dans celui de leurs ennemis mortels.

Et, néanmoins, malgré la prédiction de son proche effondrement, faite et réitérée par ses amis et ses ennemis, le régime dure, sans interruption, depuis plus de vingt-trois ans.

Ces mystères et ces énigmes et l’inexactitude de ces prédictions s’expliquement par ce fait que l’on considère le phénomène russe en partant de théories fausses. En désespoir de cause, ceux qui le commentent cherchent à excuser leur incompréhension en invoquant “la morbide âme russe”. Les amis de la Russie, désappointés, se plaignent de ce que le gouvernement soviétique n’est pas conséquent avec ses principes, de ce qu’il a “trahi” le socialisme et le marxisme, bref, de ce qu’il a omis de réaliser les espérances de ses amis.

N’est-il pas plus simple – et la science préfère toujours une réponse simple quand on peut en trouver une, – après toutes ces années d’une évolution historiquement continue, de substituer à ces excuses paradoxales une théorie démontrant que la Russie, loin d’avoir démenti ses principes, les observe dans tous ses actes, qu’elle n’a nullement trahi le socialisme, vu que sa révolution n’a jamais eu le moindre rapport avec lui ?

La Russie a été et reste un mystère parce que les théories qui tentent de l’expliquer procèdent de l’une ou l’autre des deux prédictions que nous avons discutées et rejetées au début de ce livre, à savoir celle selon laquelle le capitalisme allait continuer et celle qui annonçait son remplacement par la société socialiste.

Quand elle se produisit, la révolution russe fut tenue par presque tout le monde pour une révolution socialiste. Et presque tout le monde s’accordait à prévoir qu’elle devait aboutir soit au socialisme, soit au retour vers le capitalisme. Il est temps, après vingt-trois ans, de reconnaître pour faux que le socialisme soit la seule alternative du capitalisme ; faux que le capitalisme continuera ; faux que le socialisme le remplacera.

En Russie, les privilèges de certains se sont étendus, mais le capitalisme n’est pas revenu ; il n’y a pas de capitalistes de quelque importance que ce soit, en Russie. L’expansion impérialiste en dehors des frontières nationales elle-même n’amène aucune tendance au retour du capitalisme ; au contraire.

En même temps, il ne s’y manifeste pas la moindre tendance vers la libre société sans classes du socialisme. La démocratie n’existe pas en Russie ; les masses n’y exercent aucun contrôle social, économique ou politique. L’inégalité, du point de vue du pouvoir et des privilèges, y est plus marquée qu’en aucune nation capitaliste. On trouve en Russie non seulement le népotisme et la corruption, mais l’exploitation systématique au profit d’une classe, basée sur la possession de l’économie par l’État.

Il appartient à une théorie correcte d’éclaircir les mystères. La Russie n’a rien de mystérieux quand on l’étudie sous l’angle de la théorie de la révolution directoriale. L’évolution russe est, dans ses grandes lignes, exactement conforme à ce que cette théorie permettait de prévoir et la confirme en tous les points.

La révolution russe n’a pas été une révolution socialiste – impossible à notre époque, comme tout l’indique – mais une révolution directoriale. Elle n’a pas été la seule révolution directoriale possible, mais l’une des variétés possibles, celle que nous avons décrite dans ce chapitre. La crise révolutionnaire a été suivie par la consolidation du nouveau régime de classe très semblable, dans l’ensemble, aux modes de consolidation de certaines révolutions capitalistes.

Le résultat de cette révolution a été le développement de la structure sociale à laquelle nous avons donné le nom de société directoriale. Le léninisme-stalinisme, ou bolchevisme, n’est pas une hypothèse scientifique ; c’est une grande idéologie sociale qui rationalise les intérêts des nouveaux dirigeants et les rend acceptables dans l’esprit des masses. Il n’y a nulle inconséquence entre cette idéologie et les purges, les tyrannies, les privilèges et les agressions ; le rôle de cette idéologie est précisément de justifier ce régime de purges, de tyrannie, de privilège et d’agressions.

La Russie est actuellement la nation la plus avancée dans la voie directoriale ; ses institutions économiques et politiques sont celles qui se rapprochent le plus de celles de l’avenir. Cela ne veut pas dire qu’elle soit l’exemple d’un État directorial parfait et complètement consolidé. La société directoriale sort à peine des limbes. En outre, la situation présente de la Russie est conditionnée par la culture et l’économie arriérées héritées du tsarisme et par le fait que son régime politique est adapté à une période de transition sociale et de crises violentes et répétées.

Qui sont les dirigeants de la Russie ? Évidemment les hommes qui assurent le fonctionnement de ses usines, de ses mines, de ses chemins de fer, les membres dirigeants des commissariats et sous-commissariats de l’industrie lourde, de l’industrie légère, des transports et des communications, les chefs des grandes fermes collectives, les manipulateurs des moyens de propagande, les chefs des innombrables “organisations populaires” ; bref, les directeurs, avec leurs collègues bureaucratiques et militaires. Le pouvoir et les privilèges sont sous leur contrôle.

Ce sont eux qui ont étendu leur régime au delà des frontières soviétiques pendant la seconde guerre mondiale. Les événements des petits pays voisins de la Russie ont reproduit, à une échelle réduite et quelque peu grotesque, le modèle de la révolution russe ; ils se sont déroulés conformément à la ferme volonté de leur guide. Au fur et à mesure de l’avance de l’armée rouge, les ouvriers et les paysans des pays baltes, de la Pologne orientale et de la Bessarabie, s’emparent du contrôle des industries et des fermes et expulsent les capitalistes qui n’ont pas encore fui. Pendant un laps de temps très court, ils y sont encouragés par les représentants de la Russie. Un semblant de “contrôle ouvrier” s’établit. La première partie du triple problème directorial est résolue, les capitalistes sont réduits à l’impuissance, ce qui n’est pas la tâche la plus importante dans les petits pays en question. Puis, presque sans reprendre haleine, la seconde étape est franchie, dans des conditions bien plus simples qu’elle ne fut en Russie. Les masses sont soumises ; l’armée et la Guépéou, qui surveillent cette opération, en ont aujourd’hui la grande habitude. Les nouveaux dirigeants, c’est-à-dire des directeurs russes et leurs délégués, arrivent pour faire marcher les usines, les mines, les banques nouvellement acquises. Le contrôle ouvrier n’est plus qu’une fiction ; les soldats et la police renforcent les ordres des directeurs. Toute l’évolution qui prit en Russie tant d’années est achevée en un ou deux mois.

Que se passera-t-il en Russie au cours des années à venir ?

Le régime révolutionnaire russe a fait preuve d’une force étonnante, dépassant toutes les évaluations. Le désastre a été prophétisé cent fois, mais le régime tient toujours. Il a été fondé dans un pays qui a souffert incommensurablement, plus que toutes les autres, pendant la première guerre mondiale. Il a combattu victorieusement les armées d’intervention envoyées par les grandes puissances ; il a su résister à leurs intrigues leur hostilité continuelles. Il est sorti vainqueur d’une guerre civile qui a duré des années, pendant laquelle son autorité a été réduite à une petite province des vastes territoires russes. Il n’est pas tombé malgré les famines qui ont fait mourir des millions de personnes et malgré de nombreuses et terribles épidémies. Il a pu exiler, emprisonner, fusiller des millions de ses propres citoyens, y compris la majorité des officiers de son armée, sans être sérieusement menacé de révoltes intérieures. L’histoire ne mentionne guère d’autre régime ayant pu sortir indemne de pareilles épreuves. Qu’il en ait été capable ne peut être interprété que comme une démonstration de la force de l’organisation directoriale de la société, de sa force, opposée à celle du capitalisme, car le régime russe n’a pas encore eu à lutter contre d’autres régimes directoriaux. De plus, la Russie dispose d’immenses ressources en matières premières, en terres et en hommes.

Il paraît certain aujourd’hui qu’une restauration capitaliste n’aura pas lieu en Russie. Les tendances qui pouvaient la faire espérer ne se sont manifestées que faiblement à l’intérieur du pays et n’ont cessé d’aller en diminuant avec les années. Il n’y a aucune raison de croire qu’elles réapparaîtront dans l’avenir, surtout quand on considère que le capitalisme est près de disparaître mondialement. De l’extérieur, les menaces ont été nombreuses ; certaines d’entre elles auraient pu aboutir à la conquête de la Russie par les puissances capitalistes. Mais le fait que la Grande-Bretagne et la France n’attaquèrent pas la Russie pendant la guerre de Finlande marqua la fin de la période où les nations étrangères capitalistes auraient pu tenter de rétablir le capitalisme en Russie par la force armée.

Il n’en découle pas, cependant, que le régime russe actuel doive continuer longtemps. En dépit de sa force, il comporte de graves faiblesses. Premièrement, le développement technique et industriel de la Russie était extrêmement peu avancé au moment de la révolution. Malgré l’incontestable réussite industrielle du nouveau régime, la Russie reste arriérée comparée aux régions industrielles les plus avancées, l’état arriéré ne se mesure pas seulement à l’équipement plus ou moins bon et abondant, mais aux ouvriers et techniciens plus ou moins compétents et nombreux. Cette dernière faiblesse, qui fait partie du retard général de la culture, exigera, pour être surmontée, non des années, mais des générations

Deuxièmement, les directeurs russes sont d’une qualité inférieure par suite du niveau industriel et culturel peu élevé de la Russie anterévolutionnaire ; en outre, la révolution n’a pas absorbé tous les directeurs compétents de l’ancien régime ; elle a édifié trop rapidement la classe directoriale, sans laisser aux hommes instruits le temps de mûrir, sans organiser convenablement la formation. Ces facteurs ouvrirent l’accès du nouvel appareil gouvernemental à des gens d’une qualité exceptionnellement basse. Le népotisme, la corruption, le terrorisme et la stupidité sont particulièrement répandus en Russie. Il en résulte que les bureaucrates commettent beaucoup d’erreurs et excitent le ressentiment des masses.

Si la question des interventions étrangères était écartée, ces faiblesses suffiraient à suggérer la probabilité de convulsions internes. Elles auraient pour objet, non le rétablissement du capitalisme, mais une sévère réforme du nouveau régime, réforme que le caractère totalitaire des institutions politiques rend presque impossible par des moyens pacifiques. De telles réformes seraient faites dans l’intérêt des masses comme dans celui des directeurs les plus compétents, certaines des méthodes des fonctionnaires politiques actuels étant aussi ennuyeuses et gênantes pour les bons directeurs que pénibles pour les masses.

Mais la question de l’intervention étrangère ne peut pas être écartée. Les nations capitalistes ont montré qu’elles se sentaient incapables de faire la guerre à la Russie. Mais le monde tout entier est en train de se transformer en société directoriale. Les avantages que cette structure assurait à la Russie disparaîtront quand elle fera face à d’autres États directoriaux ou quasi directoriaux que ne handicaperont pas les faiblesses dont elle souffre. Comme je l’ai dit au chapitre XII, il est vraisemblable que l’on verra sous peu la Russie se subdiviser en deux sections, occidentale et orientale, gravitant autour des zones-clés qui constituent les bases stratégiques des futurs super-États.

Ce mouvement se dessine déjà. La Sibérie est si loin de Moscou et si mal reliée à la Russie d’Europe qu’elle se penche naturellement vers l’Est ; l’avenir l’intégrera de plus en plus étroitement dans la zone industrielle de l’Asie centrale-orientale. De même, depuis le pacte germano-soviétique, la Russie d’Europe tend à se rattacher à la zone industrielle du centre de l’Europe. Simultanément, les frontières de la Russie s’avancent vers l’ouest, et les relations économiques germano-russes s’accentuent ; des techniciens allemands s’introduisent dans les entreprises russes. Cette infiltration, dont l’importance exacte ne nous est pas connue, représente un grand pas en direction de la fusion de la Russie d’Europe avec l’Europe centrale. Nous pouvons être certains que cette fusion, lorsqu’elle sera complète, trouvera la Russie subordonnée au centre industriel européen-central, et non l’inverse, comme l’imaginent les gens que hante le cauchemar bolchevik. La fusion que nous prévoyons ne s’effectuera sans doute pas sans guerre, l’une des guerres directoriales de demain qui se préparent si visiblement autour de nous.


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