1940

Extraits d'un ouvrage célèbre pour avoir alimenté les thèses "capitaliste d'Etat" sur l'URSS.

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L’Ere des organisateurs

James Burnham

9

L’économie de la société directoriale


Quoique nombre de gens partagent mon opinion selon laquelle la position de classe dirigeante des capitalistes ne tardera pas à s’effondrer, les marxistes de l’aile léniniste, actuellement représentée par les stalinistes et les trotskystes, la contredisent. Il en est de même, pour des motifs très différents, de beaucoup d’adeptes du New Deal, aux États-Unis et dans d’autres pays ; ceux-ci défendent, en effet, la mainmise de l’État ou son contrôle en disant que, loin de détruire le capitalisme, cette politique le conserve.

Analysons l’argument des léninistes.

L’État contemporain, disent-ils, est “l’exécutif de la bourgeoisie” ; l’agent politique qui protège le système capitaliste. En conséquence, lorsque cet État s’empare d’un secteur de l’économie ou en prend le contrôle, le système capitaliste se trouve fortifié, puisque c’est l’État capitaliste dont il s’agit.

Cet argument ne tient pas quand on se rappelle que le programme des léninistes, comme de tous les marxistes, comporte la mainmise par l’État sur l’économie tout entière.

Il est vrai que les léninistes entendent établir un nouvel État, un État qui ne sera pas “l’État capitaliste”, mais “l’État des ouvriers” ; par suite, la prise de possession par l’État ne peut être réellement profitable aux masses et au socialisme que lorsque cet État sera un “État ouvrier”. Ils devraient donc attendre la constitution de cet État avant de préconiser la prise de possession et le contrôle étatiques. Cependant, ils n’en font rien ; ils demandent que le gouvernement actuel, le comité exécutif des capitalistes, devienne propriétaire et contrôleur des instruments de production. Ils préconisent ainsi une mesure qui, d’après leur théorie, aurait pour résultat de fortifier la domination capitaliste.

La pratique est, à ce sujet, une meilleure pierre de touche que la théorie, comme dans la plupart des cas ; elle démontre que l’extension de la propriété et le contrôle de l’État finit par affaiblir le capitalisme et par le supprimer. Les léninistes, adversaires du capitalisme, agissent toujours dans ce sens, même si l’interprétation stricte de leur théorie s’y oppose.

Quant aux capitalistes, ils sont à une écrasante majorité hostiles aux empiètements de l’État et emploient tous les moyens pour les éviter : la parole, la presse, les influences politiques, car ils savent qu’à la longue, sinon immédiatement, l’étatisme est anticapitaliste dans ses effets historiques.

Nous avons déjà discuté dans quel sens la théorie léniniste de l’État est exacte, celui qui permet de qualifier l’État, dans la société moderne capitaliste, d’État capitaliste, de dire que c’est l’État des  capitalistes. Cela signifie que, la plupart du temps et dans les occasions les plus importantes, l’État, par l’intermédiaire des lois, des tribunaux, de la police, etc., soutient le cadre général des relations sociales et économiques capitalistes. Il n’en faut pas davantage pour assurer la conservation du capitalisme, puisque, ces relations étant données, le capitalisme continue et les capitalistes continuent d’être la classe dirigeante. Quand le gouvernement intervient pour obliger les gens d’exécuter des contrats ou de payer leurs dettes, quand il met fin à des grèves d’occupation qui portent atteinte au droit de contrôle capitaliste des instruments de production, il peut être, un peu métaphoriquement, considéré comme étant l’agent d’exécution des capitalistes. À cet égard, le gouvernement des États-Unis a été et est encore un “État capitaliste”.

Mais nous avons vu que lorsque l’État prend possession d’un secteur de l’économie ou s’en réserve le contrôle, ce secteur de l’économie échappe au système capitaliste ; il cesse d’être une institution destinée au profit, un organisme dont les bénéfices sont versés aux individus détenteurs de “droits de propriété” sur l’actif de ce secteur. Les produits de l’organisme d’État, denrées ou services, ne sont pas ou n’ont pas besoin d’être des “marchandises” dans l’acceptation capitaliste de ce terme, et leur distribution n’est pas réglée par les relations de propriété capitalistes.

Devant le fait accompli, les capitalistes essayent d’en tirer avantage ; par exemple si un office public se met à construire des écoles, des immeubles d’habitation, des routes, des ponts, les capitalistes tâcheront de fournir les matériaux nécessaires à la construction, des vêtements et des aliments des ouvriers qui y travaillent ; ils s’offriront aussi comme sous-traitants partout où le gouvernement n’est pas agencé pour effectuer lui-même certains travaux. Il peut fabriquer lui-même l’électricité, par exemple, et concéder à une entreprise privée la distribution du courant. Il arrive fréquemment que le secteur économique dont l’État s’empare ne puisse être exploité par des particuliers qu’à perte ; là encore, le capitalisme gagne à l’extension de l’étatisme.

De telles situations semblent justifier la théorie (non la pratique) des léninistes, mais, si au lieu de n’en considérer que les effets immédiats, nous en embrassons les conséquences historiques, il n’en va plus de même.

La domination de la classe capitaliste est basée sur son contrôle, sa possession de “l’entreprise privée”. Aussi longtemps que le gouvernement ne possède qu’une part minime ou nulle de l’économie, qu’il garde vis-à-vis des capitalistes une attitude tolérante ou qu’il défend activement les relations capitalistes, il assurera la continuation de la société capitaliste. Même s’il s’empare d’une fraction assez importante de l’économie, les capitalistes peuvent conserver leur pouvoir et le gouvernement peut encore agir en faveur de leurs intérêts. Ils ne bénéficieront pas directement des entreprises de l’État, mais elles peuvent indirectement leur procurer des profits.

L’extension de l’emprise de l’État se fait d’une façon continue et progressive, comme naguère, dans la société féodale, l’extension du capitalisme. Cependant, à certaines époques et dans certains pays, elle s’effectue très rapidement: en Russie en 1918 ; en Allemagne, depuis 1933, et partout, depuis la seconde guerre mondiale. Alors, les fondements de l’équilibre capitaliste sont ébranlés ; la proportion entre les entreprises publiques et les entreprises privées est modifiée.

Quand, finalement, la majeure partie des instruments de production passe sous le contrôle de l’État, la transition est accomplie ; l’ “État limité” du capitalisme est remplacé par l’État directorial “illimité”. La société capitaliste n’existe plus ou ne s’attarde qu’à titre temporaire ; la société directoriale est établie.

La base de la structure économique de la société directoriale est l’étatisation de la propriété et du contrôle des principaux instruments de production. Cette transformation, déjà très avancée dans le monde entier, s’opérera à un rythme de plus en plus rapide jusqu’à son achèvement. Cette perspective peut ne pas nous plaire, mais contester qu’elle soit probable revient à juger l’histoire selon nos désirs et non en fonction des faits qui constituent sous nos yeux d’abondants témoignages.

Quelle sera au juste l’économie nouvelle ? Quelles relations spécifiques caractériseront ce système ? Quel groupe humain y détiendra-t-il la position de classe dirigeante ?

Il serait absurde de prétendre répondre à ces questions dans le menu détail ; la science de l’histoire n’offre pas la précision de la physique. Toutefois, il est possible d’y répondre, dans les grandes lignes, avec une netteté suffisante, sans faire appel à l’imagination. Nous disposons déjà, pour servir de base à nos réponses, de tout ce qui s’est passé pendant la période de transition ; l’expérience seule permet de prévoir l’avenir.

D’autres auteurs ont souvent appelé “capitalisme d’État” ou “socialisme d’État” une économie où l’État est propriétaire des principaux instruments de production. Je désire à tout prix éviter les querelles de mots, et, bien que je préfère les expressions “économie directoriale” et “société directoriale”, je suis disposé à y substituer les termes qu’on voudra, à condition que nous soyons d’accord à démontrer combien les formules “capitalisme d’État” et “socialisme d’État” sont trompeuses et combien il est, au fond ironique, de s’en servir.

Si par “économie capitaliste” nous entendons la structure économique qui a prévalu depuis la fin de l’économie féodale jusqu’à ces dernières années, il n’y a pas d’analogie qui justifie d’appeler l’économie où l’État est propriétaire capitalisme d’État. Je pense que, sans discussion, tous les capitalistes seront de cet avis.

En dehors de l’absence des autres traits distinctifs de l’économie capitaliste analysés au chapitre II, on ne peut qualifier l’économie où l’État est propriétaire de “capitaliste”, parce qu’elle ne comporte pas de capitalistes individuels. Comment pourrait-il y en avoir, du moment que l’État détient les droits de propriété sur les instruments de production, que c’est lui qui les contrôle et qui paye les ouvriers et employés ? Même s’il possède de l’argent, un particulier ne peut, dans ces conditions, l’utiliser à monter une entreprise et à en tirer des bénéfices.

En pareil cas, le terme “capitalisme d’État” résulte d’une erreur que nous avons étudiée plus haut. Quand l’État ne possède qu’une partie, une partie minime de l’économie et que le reste en appartient à des capitalistes privés, on peut correctement parler d’un “capitalisme d’État” en faisant allusion à cette partie de l’économie absorbée par l’État, et ceci, aussi longtemps que l’entreprise privée demeure la plus importante et que celles de l’État profitent aux capitalistes. Lorsque les rapports sont renversés, que la partie de l’économie contrôlée par des particulières devient négligeable où qu’elle disparaît, le capitalisme n’existe plus. Il n’est nullement paradoxal d’affirmer que dix fois 10 p. 100 de capitalisme d’État, loin d’égaler 100 p. 100 de capitalisme, égale 0 p. 100 de capitalisme. Le multiplicateur est l’État et non le capitalisme. Un calcul bien plus complexe démontrerait que, tout comme 10 p. 100 de capitalisme d’État n’égalent que 90 p. 100 d’économie capitaliste, 100 p. 100 (ou même 80 p. 100 ou 70 p. 100) d’économie d’État élimineraient complètement le capitalisme.

Il est tout aussi trompeur de parler d’un “socialisme d’État”. Conformément à un usage traditionnel et historique, socialisme signifie, du point de vue de la structure économique, une société sans classes économiques, c’est-à-dire une société où aucun individu et aucun groupe ne détiennent, à un degré spécial, le droit de propriété et le contrôle des instruments de production, et ne jouissent d’un traitement préférentiel dans la distribution de leurs produits. Une économie où l’État serait propriétaire pourrait ne pas comprendre de classes ; la logique ne s’y oppose pas. Mais il n’existe aucune raison de croire que la forme particulière d’étatisation économique actuellement en voie d’établissement sera dépourvue de classes économiques.

Pour qu’une économie étatisée ne comporte pas de classes, l’organisation devrait être la suivante : l’État serait propriétaire des instruments de production. Mais le contrôle de l’État et, par suite, celui de ce que l’État contrôle, devrait être exercé par tous les citoyens. Aucun groupe, aucune classe ne devrait être investi, par rapport au reste de la population, d’avantages spéciaux en ce qui concerne le contrôle de l’État. Et il faudrait qu’il en fût ainsi dans le monde entier ; les indigènes de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique, du Brésil central devraient pouvoir contrôler les institutions de l’État dans la même mesure que les habitants des centres métropolitains industrialisés. Toute exception à cette égalité générale constituerait, pour le ou les groupes plus favorisés, un privilège qui en ferait une classe dirigeante.

Une telle situation présupposerait, pour tous les habitants du globe, une surabondance de biens matériels et culturels qu’on ne peut raisonnablement espérer avant un temps infini, surtout si l’on songe que, plus les richesses augmentent, plus la population s’accroît et plus de besoins se manifestent, les besoins étant illimités ; il faudrait, en outre, un esprit de coopération et d’abnégation tel qu’aucun groupe humain n’en a jamais fait preuve au cours de l’histoire, et un degré d’intelligence, de connaissance scientifiques égal chez tous, qui ne se réalisera jamais qu’en rêve.

Mais il n’est pas nécessaire de faire valoir ces raisons. Des expériences d’étatisation économique plus ou moins avancée s’offrent à notre examen et nous disposons, en outre, pour appuyer notre opinion, des conclisions qu’imposent les tendances économiques générales. Elles nous montrent que, bien qu’une économie étatisée puisse être sans classes, celle qui est en train de se développer n’est et ne sera pas sans classes. Il n’y aura pas de classe capitaliste dirigeante – ce ne serait pas possible – mais il y aura une classe dirigeante. Les privilégiés ne seront pas de bourgeois, mais il y aura des gens jouissant de privilèges et d’autres qui n’en auront pas.

Il est néanmoins possible que la nouvelle forme d’économie soit appelée “socialiste”. Dans les pays qui se sont le plus rapprochés de cette économie nouvelle, la Russie et l’Allemagne, on se sert des termes “socialisme” ou “national-socialisme”. Cette terminologie n’a pas été choisie pour obéir à un désir de clarté scientifique ; bien au contraire. Le mot “socialisme” est employé pour faire naître dans la masse les émotions favorables qui se rattachent à l’idéal socialiste, celui d’une société libre, sans classes et internationale, et afin de cacher au peuple que l’économie directoriale est, en fait, la base d’une nouvelle classe sociale. Si les nouveaux dirigeants continuent à faire le même usage de ces termes, un livre comme celui-çi n’y changera rien. L’esprit scientifique exige néanmoins de distinguer clairement l’économie nouvelle (quelque nom qu’on lui donne) de l’économie qui projette le socialisme traditionnel.

La structure économique étatique ne contient pas de facteur susceptible d’éliminer nécessairement la domination d’une classe. Au contraire, l’expérience historique nous apprend qu’une économie étatiste peut (mais pas obligatoirement) fournir la base d’ine domination et d’une exploitation par une classe dirigeante, plus parfaites et plus absolues qu’aucune suprématie connue jusqu’ici. Ceux qui contrôlent l’État, ceux dont les intérêts sont les premiers à être servis par l’État, constituent la classe dirigeante dans l’économie d’État. Par l’État, ils contrôleront l’accès aux instruments de production ; par l’État, ils contrôleront la distribution des produits de ces instruments, de façon à s’en attribuer à eux-mêmes une part privilégiée.

Les événements des vingt dernières années désignent ceux que j’ai appelés les “directeurs” comme devant former cette classe dirigeante ou, du moins, y occuper une place prépondérante.

L’économie directoriale sera ainsi une économie exploitante. Arrêtons-nous ici afin de définir ce mot. On emploie souvent le terme “exploiter” dans un sens moral ou psychologique plutôt que dans un sens neutre, historique et économique. Par exemple, on dit d’un “mauvais” patron qui paye ses ouvriers des salaires de famine, qu’il les “exploite”. Ce n’est pas dans ce sens que nous faisons ici usage de ce mot. Une économie “exploitante” signifie simplement une économie comportant un groupe privilégié dans la distribution des produits. L’ “exploitation” est le procédé, quel qu’il soit, au moyen duquel cette distribution inégale est opérée, indépendamment de tout jugement moral ou des mobiles psychologiques des individus en question. D’après cette définition, toutes les économies subdivisées en classes sont “exploitantes” : la société féodale et la société capitaliste sont exploitantes et la société directoriale le sera.

Le procédé qui y permettra l’exploitation ne sera pas le même que dans la société capitaliste. Aucun individu ne pourra s’y procurer des profits en utilisant l’argent comme capital dans une entreprise économique. Le “capital”, pour autant que ce terme pourra y être employé dans son sens propre, y sera fourni entièrement ou presque par l’État. Le contrôle des instruments de production y sera exercé par les directeurs, grâce à leur contrôle de fait des institutions de l’État et directement, de par les positions-clés qu’ils occuperont dans l’État “illimité” qui, dans la société directoriale, englobera les organismes politiques et toute l’économie. Leur traitement préférentiel dans la distribution leur sera alloué en vertu de la structure politico-économique de l’État et non en vertu de droits de propriété du type capitaliste ou du type féodal. L’expérience de la Russie et de l’Allemagne prouve que ce traitement préférentiel n’affectera pas nécessairement une forme exclusivement monétaire : le traitement en argent des directeurs peut être bas, mais assorti de privilèges sous forme de voitures, de maisons, de nourriture, de vêtements, etc., accordés directement par des “services d’État”. Ce qui compte, c’est le fait d’une distribution préférentielle et non sa forme ni les moyens par lesquels on l’effectue.

Dans l’économie capitaliste, la distribution préférentielle a lieu parce que les propriétaires des instruments de production retiennent des droits sur les produits de ces instruments. Du moment que ces produits peuvent être vendus sur le marché à un prix plus élevé que celui de la main-d-oeuvre, ce prix de vente procure une somme destinée à couvrir un grand nombre d’autres frais : achat des matières premières, amortissement des machines, loyer, intérêts bancaires, dividendes, bonis, jetons de présence des administrateurs ; les capitalistes s’arrangent pour que le décompte en soit assez obscur, ce qui leur permet de s’attribuer une parte préférentielle.

Dans une économie entièrement étatisée, cette distribution inégale ne pourrait s’opérer de la même manière, mais il ne serait pas difficile d’imaginer une autre méthode d’exploitation. Dans son remarquable ouvrage sur la Russie : Le R6ve écroulé, Freda Utley a décrit quelques-uns des procédés employés à cet effet dans ce pays. L’un d’eux est, en réalité, un gigantesque impôt sur la nourriture. L’État achète aux paysans, à des prix fixes, les aliments qui doivent être vendus au reste de la population à des prix également fixés par l’État et par ses soins. L’écart entre ces prix peut être aussi considérable que les moyens des consommateurs le permettent. D’autre part, l’État possède le monopole de la production non agricole et il peut vendre ces objets fabriqués aussi cher qu’il lui plaît. Il dispose, de cette façon, de fonds énormes dont une partie est consacrée aux services sociaux, aux travaux publics dont il a la charge. Mais il lui est loisible d’en affecter une part à augmenter les revenus de ses fonctionnaires, de ceux qui le contrôlent et qui constituent la nouvelle classe dirigeante. Cette méthode d’exploitation, pratiquée en Russie, est si simple, relativement si facile à appliquer, qu’on peut s’attendre à ce qu’elle soit généralisée dans la société directoriale. On peut, cependant, élaborer d’autres méthodes également efficaces. L’exemple de l’Allemagne et celui du New Deal prouvent que des taxations plus orthodoxes sont capables, dûment dirigées, de faire affluer le revenu vers de nouveaux canaux, en violation des “lois” capitalistes sur les profits et les salaires, même lorsque les relations capitalistes demeurent nominalement intactes.

L’économie directoriale pourrait être qualifiée d’ “exploitation corporative” par opposition à l’ “exploitation privée” du système capitaliste. C’est en vertu de ses fonctions que le groupe de directeurs exploite le reste de la société. D’autres civilisations offrent des situations analogues, par exemple celles où les prêtres formaient la classe dirigeante ; ce n’était pas en qualité d’individus qu’ils jouissaient de privilèges spéciaux, c’était leur corporation qui les détenait. Dans une certaine mesure, l’Église médiévale occupait dans la société une position analogue. De nos jours, le collège des cardinaux de l’Église catholique présente, bien que plus étroitement limitée, une analogie de même nature : le groupe des cardinaux possède le droit d’élire les papes, mais individuellement chaque cardinal n’en dispose pas. Cependant, les cardinaux peuvent exercer un contrôle sur les nouveaux membres de leur collège, ce qui assure à ce corps sa continuité humaine.

De même, les directeurs, tout en n’exploitant le reste de la société qu’en qualité de membres d’une corporation et non en tant qu’individus, pourront, grâce au pouvoir que leur confère leur fonction, contrôler le recrutement de leur corps ; la classe dirigeante des directeurs s’assurera ainsi, de génération en génération, une certaine continuité.

Une structure économique basée sur la possession par l’Ett des principaux instruments de production fournit le cadre de la domination sociale des directeurs. À noter que cette structure est la seule au moyen de laquelle la domination des directeurs puisse être consolidée. Dans la société capitaliste, leur pouvoir est limité par l’ingérence des capitalistes et du fait des relations économiques du capitalisme. Le directeur n’y est jamais en sécurité ; il peut être congédié par les détenteurs des droits de propriété ; ses plans doivent tenir compte du besoin de profits du capitalisme ; l’organisation technique de la fabrication doit toujours être subordonnée à ce but : le profit ; et le directeur sait que celui-ci est destiné principalement aux propriétaires de l’entreprise. Nous avons vu que les directeurs ne pouvaient résoudre le problème en devenant eux-mêmes capitalistes. Aucun autre type de propriété individuelle n’est susceptible d’offrir une solution satisfaisante. Seule la fusion de l’économie avec l’État, le contrôle absolu de l’économie par l’État permettront, après l’écroulement définitif du capitalisme, le fonctionnement de l’économie, d’une part, et, de l’autre, l’établissement des directeurs dans la position de classe dirigeante.

Des millions de personnes préconisent aujourd’hui dans le monde la prise de possession par l’État des instruments de production. Les unes la souhaitent parce qu’elles croient que cette mesure apportera la liberté et une société sans classes ; les autres parce qu’elles pensent qu’il en découlera le bien-être matériel de toute l’humanité ; d’autres, pour des raisons morales plus abstraites. L’attitude et les actes de ces personnes constituent l’une des forces sociales qui tendent à réaliser cette étatisation. Mais le résultat de celle-ci ne dépend nullement des raisons pour lesquelles ces personnes la désirent. Car, étant données les circonstances, ce résultat ne sera pas la liberté et l’absence de classes, ni même le bien-être matériel universel, mais une nouvelle forme d’exploitation de la société par une classe : la société directoriale.

D’autre part, un grand nombre, peut-être la plupart des directeurs, ne souhaitent pas consciemment l’étatisation de l’industrie, bien que les premiers bénéficiaires doivent en être, sinon les individus qui sont actuellement directeurs, mais ceux qui le seront demain. On constate là une de ces ironies si fréquentes dans l’histoire.

Au XVIe siècle, nombre de gens souhaitaient la disparition des seigneurs féodaux et de leurs exactions. Les uns, parce qu’ils aspiraient à la liberté ; d’autres, parce qu’ils voulaient une vie matérielle plus agréable ; d’autres enfin, pour des motifs religieux, par haine de l’Église catholique. D’un autre côté, beaucoup de capitalistes de cette époque en tenaient pour le maintien de l’ordre existant, leur plus haute ambition étant souvent de devenir eux-mêmes des seigneurs. Ils craignaient que des États forts, nationaux, ne fussent un obstacle au développement des villes indépendantes qui leur servaient de base économique. La majorité des grands financiers et des grands marchands du Sud de l’Allemagne étaient, au XVIe siècle, de bons catholiques ; ils soutenaient, au cours des guerres de religion, le parti de l’empereur catholique et celui de Rome. Néanmoins, le résultat de ces guerres, en dépit de leurs motifs, était de profiter surtout aux capitalistes, sinon les capitalistes individuels qui y avaient pris part, du moins à d’autres capitalistes.

De même, la suppression des capitalistes et la prise de possession par l’État des instruments de production, quels que soient les mobiles qui les aient provoquées, profiteront principalement aux directeurs et à la consolidation d’une société où ils constitueront la classe dirigeante.

Quoiqu’il soit impossible de décrire d’avance en détail l’économie directoriale, nous avons vu qu’elle avait pour fondement la possession et le contrôle des instruments de production par l’État, celui-ci étant, à son tour, contrôlé par les directeurs, dont l’intèrêts occupent, de ce fait, une situation privilégiée.

Du fait de cette structure économique, l’industrie n’a plus besoin de fonctionner en vue du profit. À la lumière de l’histoire récente de la Russie et de l’Allemagne, il apparaît évident que rien, dans la nature des usines, des mines, des chemins de fer, des avions, de la radio, ne les oblige à subordonner leur activité au profit monétaire. Cette dépendance n’existe que par la suite des relations économiques capitalistes ; lorsqu’elles disparaissent, la nécessité du profit disparaît en même temps. À l’aide d’une direction d’État centralisée, d’une monnaie dirigée, du monopole du commerce avec l’étranger, du travail obligatoire, de la fixation des prix et des salaires indépendamment de la libre concurrence, l’économie peut avoir d’autres buts que le profit.

Dans l’économie directoriale, le rôle de l’argent sera considérablement réduit par rapport à sa place prépondérante dans le système capitaliste. D’abord, l’argent n’y sera plus employé au titre de capital individuel, et, même dans les transactions d’échange, son usage sera limité. Nous ne pouvons préciser ces limites d’avance, mais nous en connaissons déjà quelques-unes.

La Russie et l’Allemagne nous ont montré comment le commerce avec l’étranger peut être transformé en une nouvelle espèce de “troc”. Bien des économistes affirment que ce procédé est plus incommode et moins efficient que les méthodes capitalistes traditionnelles aui dominent le côté monétaire de l’échange, le commerce relativement libre des monnaies et le secours de l’or pour le règlement des comptes. Ces objections ne sont valables que du point de vue capitaliste ; les mêmes économistes qui les présentent les réfutent lorsqu’ils démontrent que la méthode du troc contrôlé ne peut être concurrencée que par ceux qui l’adoptent ; si cette méthode était véritablement inférieure, elle ne soulèverait aucun problème de concurrence. Les États-Unis, par exemple, ne seraient que trop contents de la voir adoptée par d’autres pays, parce que son infériorité garantirait aux États-Unis, fidèles aux anciens usages, une supériorité facile sur le marché international. Comme chacun le sait, c’est précisé1ment le contraire qui se produit.

L’importance de l’argent déclinera même en ce qui concerne les transactions intérieures puisque les denrées et les services seront fournis par l’État sans que les consommateurs aient à payer directement en argent à chaque occasion. Il en est ainsi depuis assez longtemps quant aux routes, aux ponts, aux services sanitaires publics, aux parcs, aux secours d’ordre scientifique, etc. La Russie et l’Allemagne apportent la preuve que, dans l’économie directoriale, ces services publics peuvnt être considérablement étendus ; un nombre sans cesse croissant de denrées et de services y seront fournis sans paiement direct en argent, c’est-à-dire qu’un pourcentage croissant du revenu véritable ne prendra pas la forme monétaire. Théoriquement, cette extension semblerait illimitée ; en pratique, toutefois, la commodité de la monnaie, surtout la commodité qu’elle offre pour différencier les revenus, paraît devoir assurer sa survivance. Mais l’expérience nous a déjà enseigné que la monnaie s’écartera de plus en plus de sa base métallique et qu’elle s’en détachera sans doute complètement. La réserve d’or de Fort Knox pourrait bien être convertie en un mouvement historique que la postérité contemplerait comme les pyramides d’Égypte.

Leurs rapports avec la monnaie font comprendre que, dans l’économie directoriale, les denrées et les services ne seront pas, au même degré que sur le marché capitaliste, des marchandises ; ce ne seront plus des représentations de tant en tant d’unités de la valeur d’échange, ce seront des entités spécifiques destinées à satisfaire certains besoins et non d’autres, indépendantes ou partiellement indépendantes de leur valeur d’échange.

En même temps que la bourgeoisie sera éliminée de l’économie directoriale, la position des travailleurs libres (prolétaires) y subira de grandes modifications. Sous le régime capitaliste, la “liberté” des prolétaires est une curieuse espèce de liberté. Elle implique d’abord qu’ils sont sans aucun droit de propriété sur les instruments de production. A cet égard, rienne sera changé pour eux : le contrôle effectif des instruments de production ne sera exercé par les ouvriers, mais par les directeurs au nom de l’État. Mais dans l’économie capitaliste, la liberté des prolétaires signifie aussi, dans une mesure limitée, qu’ils sont libres de vendre ou de ne pas vendre leur travail (bien que ne pas le vendre les réduise à mourir de faim), de le vendre à tel employeur plutôt qu’à tel de ses concurrents, et d’en marchander le prix.

Rien de semblable n’existera dans l’économie directoriale, puisque l’État sera l’unique patron ; la distribution des emplois et leur rémunération n’y seront pas laissées au hasard des marchandages.

Nous n’apercevons aucune raison de croire que l’économie directoriale subira des crises semblables à celles de l’économie capitaliste, puisque les facteurs de ces crises se rattachent tous aux exigences du profit qui sera supprimé. Il est probable, néanmoins, que l’économie directoriale connaîtra des crises d’un genre particulier ; elles pourront être de caractère technique et politique ; elles pourront résulter de l’impuissance de l’administration bureaucratisée devant les problèmes des changements soudains provoqués par le passage de la guerre à la paix ou par de brusques modifications de la technique ; ou encore, ces crises pourraient provenir de mouvements de mécontentement ou de révolte massifs qui, l’État et l’économie ne faisant qu’un, affecteraient automatiquement une forme à la fois politique et économique.

Dans l’économie directoriale, la réglementation de la production ne sera pas fonction “automatique” du marché ; elle sera l’oeuvre consciente et délibérée de certains groupes d’hommes ; ils élaboreront un “plan” pour l’ensemble de la production, chose impossible dans l’économie centralisée de l’entreprise privée.

Si nous comparons ces traits de l’économie directoriale à ceux qu’au chapitre II nous avons signalés comme les plus caractéristiques du système capitaliste, nous voyons aussitôt que ces derniers ne figurent dans l’économie directoriale que sous une forme profondément altérée ou n’y figurent pas du tout. Ce fait nous porte à rejeter d’autant plus résolument l’expression : “capitalisme d’État”.

L’économie directoriale ne serait pas destinée à remplacer le capitalisme si elle n’était capable, du moins dans une certaine mesure, de résoudre les difficultés avec lesquelles il se trouve aux prises (voir chap. III) et qui rendent sa continuation impossible.

Nous n’avons pas besoin d’attendre l’avenir pour savoir que l’économie directoriale supprimera le chômage massif ou le réduira à un minimum insignifiant. La preuve nous en a été fonnée en Russie et en Allemagne à l’heure même où l’Angleterre, la France et les États-Unis s’avéreraient impuissants à se débarrasser de ce fléau au moyen de méthodes capitalistes. La question n’est pas d’approuver ou de réprouver la manière dont le chômage a été ou sera supprimé. Nous pouvons, par exemple, penser que le chômage est préférable aux bataillons de travailleurs militarisés. N’empêche que le chômage massif est la pire des calamités qu’une économie puisse avoir à affronter, une calamité suffisante pour amener l’écroulement de n’importe quel système économique. La Russie, l’Allemagne et l’Italie ne sont pas seules à avoir recouru aux méthodes non capitalistes pour lutter contre cette plaie : aux États-Unis, le C.C.C. a été inspiré par les méthodes directoriales dont les travaux publics “de secours” sont une variante inavouée. Si de tels moyens n’avaient pas été employés en Amérique, le chômage y aurait atteint des proportions qui eussent renversé toute la structure économique de la nation.

L’économie directoriale, avec ses plans à longue échéance, permet à la courbe de la production de remonter après le déclin qu’elle enregistre sous le régime du capitalisme agonisant. Pendant les dix dernières années, sauf de petits pays soumis à des influences spéciales et dénués d’importance mondiale, la prospérité économique a été étroitement liée à la transformation de leurs méthodes économiques dans le sens directorial : la Russie et l’Allemagne se placent en tête de la liste; les États-Unis et la France à la fin. Ici encore, ce qui nous intéresse n’est pas la nature des denrées produites, mais le volume de la production par rapport à la population et à sa capacité potentielle. Nous pouvons être d’avis que certaines denrées ne valent pas la peine d’être produites (des bombardiers et des tanks, par exemple), qu’elles sont mauvaises, que l’intensification de leur fabrication ne constitue pas un “progrès” ; cependant, la capacité, pour un système économique, de produire relativement plus qu’un autre est une indication décisive de sa valeur économique intrinsèque. Il faut être naïf pour croire que la structure et les institutions qui permettent de fabriquer davantage d’armements ner ne permettent pas aussi de fabriquer un plus grand volume d’autres objets. S’il était vrai, comme tant de gens le disent, que l’économie nazie est exclusivement une économie de guerre, personne, aux États-Unis, ne s’inquiéterait, comme s’inquiètent tous les économistes sérieux, de la concurrence économique nazie d’après la guerre.

De même, l’économie directoriale est mieux placée que l’économie capitaliste pour l’utilisation des inventions et des techniques nouvelles. Elle n’a pas à redouter ces effondrements du marché capitaliste causés par l’introduction trop soudaine de méthodes nouvelles, puisqu’elle ne vise pas au profit. C’est ainsi que l’Allemagne nazie a pu compenser, grâce à des “ersatz” nouvellement inventés, son infériorité en ressources naturelles par rapport à la France et à l’Angleterre, et qu’elle a pu construire en plus grand nombre de meilleures machines de combat.

Nous avons vu que l’économie capitaliste n’est plus capable d’employer dans des entreprises privées les capitaux dont elle dispose. Ces fonds oisifs ne seront pas un problème pour l’économie directoriale : ou bien elle les confisquera, soit immédiatement, soit graduellement ; ou bien elle leur assignera, pendant une période de transition, un usage obligatoire, pour ses propres fins.

L’économie directoriale pourra exploiter et développer les peuples et les régions arriérés comme il n’est pas possible au capitalisme de le faire avec profit. Les méthodes directoriales, économiquement et politiquement libérées des exigences capitalistes, ouvrent pour l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine, une ère d’exploitation nouvelle.

Enfin, comme je l’ai déjà dit, l’économie directoriale, en vertu de son contrôle centralisé de l’ensemble de l’économie, est en mesure de dresser des plans de “cinq ans”, de “quatre ans”, de “dix ans”, conception diamétralement opposée aux idéologies individualistes du capitalisme qui ne peut envisager de semblables prévisions que d’ine façon purement nominale.


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