1933

Edité en 1933 Ed. Bureau d'Editions, 132, Faub. Saint-Denis - coll. Episodes et Vies Révolutionnaires - Publié sous les auspices de la Société des Vieux Bolchéviks de Moscou

 

Goloubev

Des grèves à l'insurrection

 

 

VII. Mon emprisonnement à Pétersbourg, mon expulsion

Bientôt après les événements d'Oboukhov, une campagne s'ouvrit contre les organisations ouvrières. Cette campagne s'étendit à tout Pétersbourg, mais elle atteignit surtout les quartiers où, lors des événements d'Oboukhov, les ouvriers avaient fait grève par solidarité. Ainsi donc, une nuit mémorable, plus de cent hommes furent arrêtés dans l'usine des fonderies et dans les ateliers de construction de wagons, du quartier de Zanevsk.

On nous amena, un par un, dans les différents postes de police, et, de là, on nous expédia, par groupes, sur les quais de la Néva, où un vapeur spécialement " réservé " nous conduisit au poste de police de Spasski.

Là, nous trouvâmes chambrée complète, bondée. Cependant ce n'étaient pas les clients habituels de ces endroits (criminels de droit commun) mais des ouvriers de Zanevsk, Viborg, Vassiliostrov, etc… Il y avait aussi parmi eux des intellectuels, ils se perdaient cependant dans la masse des détenus.

On nous écroua dans deux petites cellules qui normalement ne pouvaient guère contenir plus de dix hommes. On nous empila à cinquante dans chacune. C'était sale plus qu'on ne saurait le dire. Des parasites fourmillaient. La nourriture était très mauvaise. Mais, malgré ces conditions épouvantables, nous vivions gaiement. Nous n'arrêtions pas de chanter, de danser aux sons tirés d'un peigne. Les vautours de la prison ne pouvaient guère nous empêcher d'être gais. Mais de quoi ces détenus se réjouissaient-ils ? Si on leur avait demandé, ils n'auraient su que répondre.

Nous ne nous en rendions peut-être pas compte très nettement, mais nous sentions que le temps était proche où nous rejetterions le joug policier.

Après deux ou trois semaines de séjour au poste de Spasski, on transféra une partie des prisonniers à la maison de détention préventive.

Celle-ci, tant par sa construction que par les règlements intérieurs la régissant, se distinguait beaucoup des prisons russes qu'il m'a été donné de connaître par la suite.

Dans chaque cellule, il y avait une sonnette pour appeler l'inspecteur de la prison, en cas de besoin. Un petit trou, un " œil ", était percé dans la porte, vitré, destiné à permettre d'observer le détenu, il ne se fermait que du côté du corridor.

Lorsque l'inspecteur m'eut introduit dans la cellule, portant, je m'en souviens, le nº 19, et qu'il eut refermé derrière moi, la porte de fer, je me sentis, resté seul, comme cloué à cette cellule, comme était fixé au mur tout l'ameublement : lit, table, chaise, etc.…

Il est impossible que, dans un mouvement instinctif de protestation, j'aie pressé le bouton de la sonnette ; immédiatement le guichet par lequel on faisait passer la nourriture du détenu s'ouvrit. On me demanda ce que je voulais, et comme je n'avais rien trouvé à répondre, on me menaça, très " aimablement " alors, de me mettre aux arrêts.

En inspectant mon nouveau logis, je trouvai dans un coin, écrit sur le mur, un alphabet de vingt-huit lettres disposées en six lignes : cinq lettres dans chacune des cinq premières lignes et trois lettres dans la sixième ligne. Sur le mur même il y avait également l'explication du mode d'emploi. J'avais essayé de frapper contre le mur en suivant les indications de l'alphabet, on me répondit, mais je ne parvins pas à comprendre le sens des signaux. Et jusqu'à ce que j'eusse bien appris à me servir de l'alphabet, je fus absolument seul dans ce tombeau et ne pus communiquer avec aucun des autres détenus politiques.

Lorsque je sus enfin m'en servir, je fus à même de prendre part à la vie de prison des détenus politiques ; la première chose que j'ai apprise était qu'à l'usine Baltique, au moment de la mise en chantier ou du lancement d'un vaisseau, le chef de l'Okhrana (Sûreté Générale Piramidov, avait été tué. La nouvelle me fut communiquée par le camarade Gakovl dont la cellule était voisine de la mienne et avec qui j'avais travaillé dans notre organisation à l'école.

La prison était devenue moins monotone, je n'étais plus seul, je pouvais communiquer avec les camarades et en recevoir des renseignements sur la vie de la prison et sur celle du dehors. Mais tout cela n'était qu'un allègement provisoire, car en dehors de cela l'existence du détenu était accablante de monotonie. Chaque jour on entendait la même voix crier : " eau chaude, pain, dîner, souper ", et puis de nouveau " eau chaude ", ou bien, aux jours fixés, la voix de l'inspecteur : " lettres, requêtes, lettres, requêtes ". Et puis, la sonnerie " dzin, dzin, dzin ". Cela voulait dire que l'inspecteur était là pour se charger des lettres et des requêtes des détenus. Ou bien tout à coup l'inspecteur s'écriait : " debout ! ", c'étaient les autorités supérieures de la prison qui faisaient une inspection. Et c'était tout ce qu'on entendait comme voix humaine. Il était défendu de chanter, de lire à haute voix et de marcher dans la cellule après le souper.

Il y avait à la maison de détention préventive une bibliothèque relativement bonne. Je me mis à dévorer les livres, trouvant la journée bien courte, car on éteignait la lumière à huit heures du soir. Dans un livre je trouvai la trace d'une correspondance entre deux détenus, qui se pratiquait au moyen de points à peine perceptibles, placés au dessus des lettres. Ils s'entretenaient ainsi au moyen d'un ou de plusieurs livres sur les sujets les plus divers.

Je lisais sans aucun plan, tout pêle-mêle : philosophie, histoire, littérature. Tout cela entrait confusément dans ma tête ; avec un peu de méthode, j'aurais pu tirer un grand profit de tout ce que j'ai lu pendant ces sept mois. J'acquis cependant certaines connaissances.

Le 24 décembre on me tira de la maison de détention préventive pour me conduire à la gendarmerie, sise dans la rue Chpalernaïa, et là on m'apprit que je devais retourner dans mon village natal. On me donna un délai de trois jours pour arranger mes affaires personnelles à Pétersbourg.

Je n'avais pas d'argent pour prendre une voiture, et il me fallut me mettre en marche la nuit, par des chemins couverts de neige, dans mes vêtements de ville, avec des bottines aux pieds. Ce n'est que le lendemain matin que je parvins au village et là je tombai tout de suite malade.

On y était au courant de mon arrestation et de mon emprisonnement. Les uns disaient qu'il s'agissait là d'affaires religieuses, que j'étais un " sectaire " ne croyant pas en Dieu ; d'autres disaient que j'étais " de mèche " avec les étudiants, que j'étais un émeutier. Tous ceux à qui il m'advenait de parler n'avaient qu'une vague idée des causes de mon arrestation et de mon expulsion. Et ce n'était pas seulement les paysans et les petits bourgeois du village qui n'en savaient rien, mais l'employé de la police lui-même n'était pas mieux renseigné.

Mes parents étaient évidemment affectés de ce que leur fils se fut dévoyé et fût devenu un repris de justice, mais je sentais qu'ils n'étaient humiliés de ma situation, quoiqu'ils ne comprissent guère les causes de mon arrestation et de mon emprisonnement. Ils ne me dirent pas un mot de reproche. J'ai vécu chez eux trois mois ; leur attitude à mon égard était toujours excellente, de même que celle des autres gens du village. La visite quotidienne de l'agent de police et l'annonce qu'il fit aux paysans que j'étais un " criminel d'Etat " ne les intimidait point. Au contraire, ils voulaient tous m'aider à me libérer.

Mais malgré cette attitude bienveillante, j'éprouvais, à vivre à la campagne, un ennui mortel. Je partis bientôt à Torjok où j'entrai dans un atelier agricole. Le directeur était un étudiant de l'Académie agricole expulsé de Moscou pour participation aux désordres d'étudiants. De très bons rapports s'établirent entre nous.

Il y avait à Torjok six petites tanneries (employant chacune 30 ouvriers), un moulin à cylindres et une scierie où travaillaient jusqu'à 90 ouvriers pour la plupart paysans des environs.

Il était pour moi de plus en plus difficile de rester à Torjok.

Je voulais aller là où je pourrais rencontrer de véritables prolétaires d'usine, là où il y aurait de grandes entreprises industrielles. Mais je n'étais pas libre de choisir le lieu de mon domicile ; tout dépendait, sous ce rapport, des autorités. En mars 1902, j'avais adressé au gouvernement de Tver une requête pour obtenir l'autorisation de vivre dans cette ville. Cette autorisation me fut accordée après trois mois de tergiversations.

 

VIII. A Tver

Je fis là le tour de toutes les fabriques et des usines mais je ne pus me procurer du travail. Il me suffisait de présenter le " document " (c'est-à-dire le certificat délivré par la direction de la police où il était stipulé que je me trouvais sous sa surveillance) pour qu'on me réponde ironiquement : " Oh ! Nous n'avons pas besoin de " politique " ! Affamé, à bout de forces, dans la plus complète incertitude du lendemain, je me dirigeais vers les quais du Volga, mais, arrivé là, épuisé, je tombai assis sur un banc. Je ne sais plus combien de temps je restai ainsi, ni quel aspect je pouvais avoir, mais j'entendis tout à coup que quelqu'un m'interpellait. En levant la tête, je vis une femme debout devant moi qui me demanda dans l'affirmative, d'où j'avais été expulsé. Lui ayant répondu, elle m'invita à la suivre en ajoutant qu'un autre ouvrier expulsé de Pétersbourg, lui aussi, logeait déjà chez elle.

C'était en effet A.I. Boulyguine, un de mes anciens camarades, arrêté lors de la démonstration du 4 mars 1901. Il m'apprit qu'il avait déjà été une fois expulsé de Pétersbourg et que c'était maintenant son deuxième exil ; que la femme qui m'avait recueilli sur les quais s'appelait Nadejda Fédorovna Tchébotar et qu'elle était la femme d'un ouvrier remarquable de l'usine Poutilov, Zenoviev. Ils avaient été arrêtés ensemble, en 1897, pour une affaire d'imprimerie clandestine ; lui après sept mois de prison, y fut étranglé, tandis qu'elle, après une année d'emprisonnement, fut expulsé et exilée à Tver.

Par l'intermédiaire de Boulyguine, de Nadejda Tchébotar, j'entrai en rapports avec l'organisation et fis la connaissance de nombreux camarades. Smirnov, Alexandre Pétrovitch, expulsé de Pétersbourg de même que Barsoukov, Goussev (mort par la suite à Genève). Alexandrov, Fountikov et beaucoup d'autres encore.

Les conditions d'existence des ouvriers exilés étaient très pénibles. Après bien des recherches, j'entrai finalement dans l'atelier de Lochkarev, en qualité de menuisier et j'y gagnai 60 kopecks par jour.

Afin de dépenser le moins d'argent possible, nous nous arrangions pour louer des mansardes isolées où nous vivions en communauté, ceux qui travaillaient soutenaient ceux qui chômaient.

Quelques ouvriers avaient organisé, dans une intention de propagande, des ateliers qui servaient de trait d'union entre les ouvriers déportés et les autres. On y venait soi-disant pour réparer ses bottes ou remettre ses vêtements en état, et on y recevait de la littérature clandestine. Ces ateliers servaient aussi de lieu de rendez-vous pour les nouveaux arrivés. On les ouvrait dans les quartiers ouvriers ce qui permettait de mieux dissimuler le travail du Parti. Mais les déportés ne pouvaient pas tous, évidemment, organiser des ateliers ou travailler dans les usines et les fabriques, afin de se trouver au milieu des masses ouvrières. Ils ne pouvaient pas tous être des " propagandistes " ou des agitateurs ni militer activement dans l'organisation du Parti. Nombre d'entre eux, militants de valeur pourtant, n'ayant pas de travail, perdaient du même coup contact avec la masse, et le désœuvrement les rendait grincheux et désabusés. D'autre part, la police nous surveillait de bien plus près que ceux qui travaillaient dans une usine ou dans une fabrique : aussi les ouvriers n'entraient-ils pas très volontiers en rapport avec nous. Notre participation au travail du Parti était limitée : nous distribuions la littérature, transcrivions à la main des proclamations, les multiplions à l'hectographe. Nous trouvant sous la surveillance de la police, nous étions forcés de vivre illégalement. Nous passions ainsi d'une ville à l'autre, et par conséquent, d'une prison à une autre, d'un exil à l'autre. Ceci avait, évidemment un côté positif, et en même temps un côté négatif. L'avantage de cette situation était qu'en travaillant dans différentes villes et dans différentes conditions, nous acquérions une plus grande expérience et élargissions notre horizon : du jugement étroitement professionnel nous passions à un jugement d'ensemble, nous apprenions à penser, à analyser les rapports sociaux les plus compliqués.

Le côté négatif consistait dans le fait que l'ouvrier révolutionnaire n'était plus en contact étroit et constant avec la masse et perdait souvent son gagne-pain habituel qui lui était nécessaire pour vivre.

Mais bien plus compliquée devenait la situation de l'ouvrier lorsqu'il était mis à la disposition de l'organisation du Parti qui n'avait
Aucune ressource pour assurer plus ou moins son existence. Aussi fallait-il vivre en nomades, comme des bergers à la campagne, n'avoir plus de logis à soi et se nourrir au hasard, soit chez des intellectuels bourgeois, sympathisant alors au mouvement révolutionnaire, soit bien rarement, chez des camarades du Parti lesquels, la plupart du temps n'avaient rien eux-mêmes ou dépendaient de leurs parents.

 

IX. Travail à Vychni-Volotchek

Au su du Comité du Parti de Tver, je vins à Vychni-Volotchek en novembre 1902.

J'avais reçu un sauf-conduit de la Direction de la police de Tver, qu'à mon arrivée je devais faire enregistrer à la Direction de la police de Vychni-Volotchek. Je devais être ainsi placé sous la surveillance d'un inspecteur de police et d'un gendarme.

J'étais déjà habitué à cette protection des autorités et elle ne m'intimidait pas. Ce qui m'intimidait réellement, c'était que les camarades de Tver m'avaient muni d'une recommandation auprès de Georges Boutiaguine. On m'indiqua l'adresse de Boutiaguine et ayant suivi la direction indiquée, je fis, en cours de route, la rencontre d'un homme vêtu d'un uniforme d'étudiant. Instinctivement, je sentis que c'était lui. Cependant, par précaution, je ne lui demandai que de m'indiquer le domicile des Boutiaguine. Il comprit tout de suite (il était prévenu et m'attendait) et, après avoir échangé nos mots de passe, nous entrâmes chez lui, déjà camarades.

Vychni-Volotchek est situé entre de nombreux fleuves, canaux à barrages et marais infectés. Cet endroit est malsain. Au printemps, quand la rivière déborde et que les arbres se couvrent de verdure, la ville prend cependant un joli aspect de fête, mais l'hiver quand la rivière est gelée, les arbres nus, et que le fracas des vagues débordant le barrage cesse, la ville semble être comme assoupie, les journées sont longues, interminables, la vie devient triste et monotone au possible.

A mon arrivée à Vychni-Volotchek il y avait trois groupes révolutionnaires : dans aucun d'eux il n'y avait d'intellectuels.

Le premier groupe, dans la fabrique de Riabouchinski, fut organisé et dirigé par Ivan Nikitich Smirnov, lequel travaillait dans des conditions extrêmement difficiles. N'étant spécialisé dans aucun travail, il ne gagnait que 50 copecks par journée de 12 heures. Mais malgré ce labeur de forçat il trouvait le temps de faire de la propagande, en s'occupant de chaque ouvrier en particulier. Il y avait en tout dans son groupe douze affiliés. Ivan Nititich avait été envoyé à Vychni-Volotchek par le Comité du Parti de Tver.

Le deuxième groupe, dont les membres se considéraient comme des sociaux-démocrates, était composé d'élèves de l'école de conducteurs et avait à sa tête Georges Boutiaguine. Ce groupe militait exclusivement dans l'école même et à la veille du 1er mai seulement il prit part à l'affichage des proclamations que nous reçûmes du Comité de Tver.

Le troisième groupe, social-démocrate, lui aussi, était composé d'anciens instituteurs. En faisaient partie notamment Droujinine et les Melnitski, frère et sœur, qui avaient connu la prison et l'exil à Viatka. Ils étaient suspectés non seulement par la police, mais aussi par les petits bourgeois de la ville qui les empêchaient de faire un travail révolutionnaire actif.

Le camarade Droujinine s'était donné pour but de constituer une organisation clandestine. Il parvint à intéresser à son idée un technicien adjoint d'un directeur de fabrique qui était récemment arrivé de Pétersbourg et n'était pas encore enlisé dans la routine d'une existence de petite ville. Avec son aide, nous étions parvenus à ouvrir une école du soir, et à recruter des maîtres qui n'en soupçonnaient pas le but.

Au début, cette école était fréquentée par les ouvriers, clients de la bibliothèque du groupe, et les leçons de Droujinine étaient consacrées à l'économie politique. Mais bientôt les autorités soupçonnèrent que derrière l'étiquette de l'école primaire se cachait quelque autre chose. On commença à surveiller plus étroitement Droujinine et l'école elle-même. Finalement celle-ci dut fermer ses portes.

Les conditions du travail révolutionnaire à Vychni-Volotchek étaient très difficiles. Les révolutionnaires ne parvenaient pas à se procurer un local où ils auraient pu se donner rendez-vous et tenir leurs réunions, ni l'argent nécessaire à l'organisation. Il était difficile d'échapper à la surveillance de la police et des mouchards. L'atmosphère était saturée de haine. D'un côté il y avait la bourgeoisie dont les autorités elles-mêmes protégeaient le bien-être, et de l'autre, les ouvriers des fabriques privés de tout droit, épuisés par le dur labeur et menant une existence de meurt-de-faim.

Je fis bientôt la connaissance d'un certain Smirnov menuisier à la fabrique de Prokhorov et par son intermédiaire, j'y fus bientôt embauché en la même qualité.

Vers cette époque, le travail à la fabrique se ranima. Outre les ouvriers que j'ai mentionnés : Smirnov, Mede, Mitrofanov, Melnikov, Slackov, il y avait encore d'autres prolétaires conscients. Nous organisâmes un cercle de membres du Parti. N'ayant pas de propagandistes nous faisions nous-mêmes la lecture du Programme d'Erfurt, de l'Economie politique de Jeleznov et de Bogdanov, des livres de Tougan-Baranovski, etc.… La littérature clandestine nous parvenait rarement, à l'exception de l'Iskra que nous avons reçue régulièrement pendant plusieurs mois. Néanmoins, nous étions parvenus à déployer à la fabrique un grand travail d'agitation en prévision du 1er mai.

Malgré les mauvaises conditions de travail du Parti (absence de propagandistes, de local pour les réunions, d'argent pour l'acquisition des tracts et brochures, etc.…) celui-ci exerça tout de même son action. La situation même où se trouvaient les ouvriers nous était favorable.

Dans toutes les fabriques de Vychni-Volotchek les ouvriers étaient terriblement exploités. Quoique touchant un salaire infime les ouvriers n'étaient pas sûrs d'être entièrement payés. La plupart d'entre eux, au moment de la paie, se voyaient prélever un à trois roubles sur leur salaire de quinzaine, et apprenaient que ce prélèvement était destiné à couvrir les amendes infligées par le contremaître.

Ces prélèvements constituaient un capital considérable se trouvant à la disposition du fabricant. Il en usait, comme s'il était à lui, sans rendre de comptes à personne. En principe, ce capital était destiné à former un fonds de secours en cas d'accidents de travail, de funérailles, de naissances, etc.… mais les patrons préféraient en faire leur propre fonds de roulement.

Les ouvriers véritablement prolétaires, c'est-à-dire ceux qui n'avaient pour exister d'autres ressources que leur salaire, étaient l'objet de soins particuliers de la part de l'administration. Celle-ci, surtout en la personne du directeur général Ganéchine, un valet du Capital, se souciait beaucoup de leur vie spirituelle. Ganéchine avait organisé un " club " où les employés de la fabrique venaient " tuer le temps ", jouer aux cartes ou boire un verre avec leurs camarades. Les dimanches et les jours de fêtes, on y organisait des danses afin d'attirer le plus grand nombre possible d'ouvriers et de se rendre populaire, Ganéchine venait y prendre part. Cela flattait les ouvriers d'autant plus que la fabrique accordait des primes aux meilleurs danseurs.

Bref, l'administration recourait à toutes les ruses possibles pour détourner les ouvriers et les employés du mouvement révolutionnaire. Et il semblait qu'elle y réussissait. Du moins, l'effet de notre propagande nous paraissait très faible ; bientôt cependant, les événements se chargèrent de nous donner un démenti.

Quelques jours avant le 1er mai, notre groupe reçut du Comité du Parti de Tver les proclamations nécessaires. Nous en avions collé une partie sur des potences, sur les murs et les portes des logements ouvriers et nous avions distribué le reste directement aux ouvriers de la fabrique, le jour du 1er mai.

En nous rendant ce jour-là au travail, nous avions pu constater que tous les ouvriers lisaient nos proclamations ou les discutaient. Vers neuf heures du matin on se passa le mot d'ordre d' "arrêté les machines le jour de la fête universelle des ouvriers " et nous sortîmes tous de la fabrique. Aux portes mêmes de celle-ci un meeting fut organisé, après quoi nous gagnâmes la campagne. Ce succès nous incita à mettre à profit les bonnes dispositions des ouvriers. Le lendemain, avant de commencer le travail, nous leur proposâmes de faire sur la base de certaines revendications économiques. Ils nous firent bon accueil, nous quittâmes la fabrique, convoquâmes immédiatement une réunion où nous élûmes un comité clandestin de grève chargé d'établir le cahier des revendications à présenter à l'administration de la fabrique.

Notre réunion se tenait sur une pelouse, à ciel ouvert. A peine avions-nous fini de discuter sur les revendications à présenter au patron que celui-ci apparut en personne. Il était habillé d'un pardessus usé et avait un aspect extrêmement modeste. D'un ton lamentable il se mit en mesure de persuader les ouvriers de reprendre le travail. Il cherchait surtout à démontrer que ce n'était pas lui qui avait besoin de la fabrique, mais bien les ouvriers à qui elle procurait un gagne-pain. Il leur fit tout un discours. Mais l'effet en fut tout autre que celui auquel il s'attendait. Au lieu de lui désigner les meneurs, les ouvriers s'indignèrent de son impudence à venir leur raconter comment leurs pères et leurs grands-pères le rendirent riche pendant qu'eux mouraient mendiants. Alors, Prokhorov proféra des menaces qui, cependant, n'eurent pas plus d'effet que ses lamentations et il dut s'en aller.

Le jour même nous avions établi et présenté nos revendications au directeur de la fabrique. Elles étaient non seulement économiques, mais politiques.

Nous réclamions :
1. La journée de 9 heures et, la veille d'un jour de fête, de 8 heures ;
2. Le 1er Mai, jouir férié ;
3. Le paiement intégral des journées de grève ;
4. L'inviolabilité des représentants ouvriers ;
5. L'augmentation des salaires de 20% ;
6. Le compte rendu sur l'emploi des amendes se trouvant, en fait, à la disposition du patron ;
7. L'eau chaude à toute heure pour le thé ;
8. Le renvoi du directeur de la fabrique, Ganéchine ;
9. L'organisation d'une bibliothèque à la fabrique.

Nous lançâmes une proclamation à tous les ouvriers, imprimée à l'hectographe. Nous y expliquions les raisons de nos revendications, exposions l'essentiel de notre conversation avec le patron, indiquions les conditions de travail des ouvriers, l'insolence dont ils étaient l'objet de la part du patron et de l'administration de la fabrique, etc. Les deuxièmes et troisièmes jours de grève, se passèrent paisiblement. Les ouvriers se réunissaient aux environs de la fabrique, se soutenaient mutuellement, tant moralement que matériellement.

La fermeté des ouvriers ne manqua pas d'inquiéter l'administration. On fit venir de Tver des détachements de soldats qui bivouaquèrent près de la fabrique. On vit apparaître un colonel de gendarmerie, un procureur, des officiers de police, un inspecteur des fabriques. On nous menaça de recourir aux armes, mais cette menace resta sans effet. Cependant, nous savions que les ouvriers n'avaient pas d'économies, qu'ils vivaient en se fournissant à crédit jusqu'au jour de paye, les uns (la majorité) à la fabrique même et les autres chez les boutiquiers de l'endroit. L'économat de la fabrique ayant été fermé, les ouvriers ne pouvaient plus se fournir à crédit. Il fallait trouver une solution à cette situation et organiser des secours. La famine menaçait de briser nos forces. Les ouvriers firent montre en l'occurrence d'un excellent esprit de solidarité. Ceux qui se fournissaient toujours chez les commerçants privés, usèrent de leur crédit pendant la grève en faveur de leurs camarades qui n'avaient pas cette possibilité. Mais, en outre, le comité de grève s'entendit avec les commerçants pour qu'ils fissent crédit aux ouvriers sur sa recommandation, en s'engageant, au nom de tous les nouveaux débiteurs, à régler les dépenses qu'ils avaient faites dès que la grève serait terminée. Les commerçants, intéressés à se créer une nouvelle clientèle, y consentirent.

Le 7 mai, les autorités se décidèrent à essayer de briser la résistance des ouvriers par intimidation : une proclamation du gouverneur fut affichée où il était intimé aux ouvriers de reprendre immédiatement le travail sous peine de renvoi de la fabrique et d'expulsion de ceux qui habitaient dans les maisons appartenant à celle-ci. Ces affiches furent arrachées et à la place furent collées les proclamations nouvellement reçues du Comité du Parti de Tver. La grève continua sans qu'aucun indice indiquât une désagrégation quelconque dans les rangs des grévistes. La ville ressemblait à une forteresse en état de siège tant elle était remplie de soldats, mais les ouvriers ne cédaient pas.

Sérieusement inquiètes les autorités firent une nouvelle tentative pour en finir en arrêtant presque tout notre comité. C'est ainsi que le 8 et le 9 mai, quatorze de ses membres furent arrêtés. J'étais du nombre. Des camarades m'avaient prévenu dix minutes avant l'arrivée de la police, que mon arrestation était décidée et que j'avais à partir au plus vite. Je n'en eus pourtant pas le temps. Pendant que j'étais occupé à détruire tout ce qui pouvait me compromettre aux yeux de la police, celle-ci avait déjà cerné la maison où j'habitais. Sortir dans ces conditions c'était courir le risque de recevoir une balle dans la peau.

Mais l'arrestation des membres du Comité n'empêcha pas les ouvriers de continuer la grève.

Cinq jours après notre arrestation nous apprîmes que Prokhorov avait fait afficher un nouvel avis où il consentait à satisfaire à quelques unes des revendications : le salaire était augmenté de 15 %, la journée de travail, la veille des jours de fête, était réduite de deux heures, droit était fait aussi à quelques autres revendications de moindre importance. Les ouvriers ne s'en contentèrent point.

Le 18 mai, Prokhorov fit droit à toutes nos revendications à l'exception de celle du 1er mai, déclaré jour férié et du renvoi du directeur Ganéchine.

Le 19 mai, les ouvriers reprirent le travail ; Prokhorov essaya cependant de les berner et refusa de remplir entièrement les promesses qu'il avait faites.

Le 22 mai, les ouvriers firent grève à nouveau, mais épuisés par cette lutte inégale, ils ne tinrent pas longtemps et dès le 24 ils durent se remettre à l'établi.

La prison de Vychni-Volotchek où nous avions été écroués ne se distinguait en rien des nombreuses prisons de province et n'avait pas d'autre régime que celui du droit commun. Il n'y avait eu, avant nous, aucun détenu politique, à l'exception d'I.N. Smirnov. Aussi notre arrivée fit-elle pour la prison tout un événement !

On nous répartit dans deux cellules, on nous fit mettre des vêtements de prisonniers ; nous étions privés de tabac, de livres, de crayons, de plumes et encre ; dans notre cellule, il n'y avait même pas de baquet. Tout cela était fait dans l'intention évidente de nous mater, de nous humilier, de nous amoindrir et d'attaquer notre moral.

Je ne devais pas rester emprisonné longtemps cette fois-là. Après le premier interrogatoire il apparut clairement que notre affaire était du ressort administratif. Après la fin de la grève, je fus rapatrié, par étapes et sous escorte, à Torjok.

Là, comme en 1902, je parvins à me faire engager dans un atelier. Cependant, une nouvelle surprise m'attendait.

A la fin de juillet, c'est-à-dire un mois seulement après avoir quitté la prison de Vychni-Volotchek, je fus de nouveau arrêté, mais cette fois, pour l'affaire de Pétersbourg (1901). Je ne soupçonnais même pas qu'elle ressortissait d'un tribunal, et lorsqu'on me lut l'arrêt de la chambre de justice de Pétersbourg, par lequel j'étais condamné à un an d'emprisonnement, je fus bien étonné.

Je subis ma peine à la prison de Novotorsjk, et, en janvier 1904, je repartis de nouveau pour Tver.

 

X. De retour à Tver

A Tver, la plupart des camarades que j'y avais laissés en partant à Vychni-Volotchek n'y étaient plus. L'organisation avait été découverte par la police ; je n'ai revu que Nathalie Federovna et sa sœur qui tenaient un petit restaurant, ainsi que le docteur Vislouchkov et sa femme, infirmière, qui rendaient à l'organisation de très grands services.

Le Comité de Tver changea non seulement de personnel mais aussi de méthodes de travail : au lieu de faire des lectures dans les cercles on passa au système de conférences et réunions. Malgré l'hiver (janvier et février) celles-ci s'organisaient dans les bois, la nuit, loin de la ville, évidemment avec de grandes précautions et après un triage sérieusement fait parmi ses participants. Tout le long du chemin on installait des patrouilles.

Malgré le froid, nous arrivions à réunir parfois jusqu'à cent personnes qui restaient dans la neige jusqu'à la ceinture pendant deux ou trois heures. Nous parlions surtout de la guerre russo-japonaise en même temps que d'autres questions politiques.

Au cours de ce deuxième séjour, je fis connaissance de quelques ouvriers, nouveaux expulsés de Pétersbourg. Ils louaient une petite maison de bois et vivaient en communauté. Deux d'entre eux seulement avaient un gagne-pain en travaillant à domicile, pour un salaire dérisoire, chez de petits patrons, les autres n'avaient même pas cette ressource.

J'étais venu demeurer avec eux, escomptant trouver rapidement du travail, mais en m'étais trompé et dus rester à la charge des camarades. Bien que la communauté vécût dans une très grande gêne, nos rapports ne se gâtaient pas et nous étions de très bons amis. Les femmes s'occupaient du ménage et nous autres, les sans-travail, nous faisions certains travaux pour l'organisation tels que : imprimer les proclamations à l'hectographe ou les transcrire à la main en lettres imprimées, et les distribuer dans les logements ouvriers, etc.… Notre logis, autant que nous-mêmes se trouvait sous la surveillance non seulement de la police et de la gendarmerie, mais aussi sous celle des citadins, ce qui était encore plus dangereux, car il était plus difficile de s'en cacher. que nous-mêmes se trouvait sous la surveillance non seulement de la police et de la gendarmerie, mais aussi sous celle des citadins, ce qui était encore plus dangereux, car il était plus difficile de s'en cacher.

Lorsque nous devions aller à une réunion ou distribuer des tracts, il nous arrivait de sortir de la maison longtemps avant l'heure convenue et d'errer par les rues, regardant si nous n'étions pas suivis par des policiers, avant de nous rendre à l'adresse convenue.

Il était interdit aux camarades militants de venir chez nous, nous les rencontrions à d'autres endroits.

Le mécontentement était si grand dans la masse que des grèves éclataient chaque que l'administration, d'une façon ou d'une autre, fournissait un prétexte.

Le 13 février la grève éclata à la fabrique Morozov. Voici quelle en fut cause : dans l'atelier des cotons imprimés, le directeur ayant remarqué qu'une ouvrière avait fait cuire des pommes de terre dans sa gamelle, se précipita sur elle, renversa le récipient, jeta les pommes de terre sur le sol et les écrasa sous ses pieds. Les ouvriers indignés allèrent trouver le directeur général de la fabrique Sakhorov, mais lorsque celui-ci leur demanda la raison de leur présence, ils se trouvèrent si interdits qu'ils ne purent lui répondre que par ces paroles : " Donnez-nous de l'eau bouillante, que nous puissions boire du thé. " Travaillant dans une chaleur de trente degrés et dans la poussière, ils étaient toujours altérés et l'eau les indisposait souvent. Aussi c'est à l'eau bouillante qu'ils avaient pensé tout de suite. Cette demande parut cependant excessive à Sakhorov : " Aujourd'hui les ouvriers réclament de l'eau bouillante, demain ce sera autre chose ; gâtez-les une fois, vous n'en serez bientôt plus les maîtres ", et il chassa les ouvriers : " Allez, tas de fainéants ! "

Les ouvriers estimant que leurs revendications étaient légitimes, s'adressèrent à l'inspecteur de la fabrique chargé de veiller à l'application des lois ; en vain bien entendu ; ils ne trouvèrent en lui aucun appui. Ils se mirent donc en grève. Les fabricants savaient que les ouvriers n'avaient pas de provisions, qu'ils faisaient leurs achats à crédit, à l'économat de la fabrique et qu'il suffisait de fermer celui-ci pour les obliger à reprendre le travail après trois jours de lutte.

Dès le premier jour de grève, on afficha la liste des ouvriers congédiés et le mouvement fut brisé.

A la fabrique Berga, les ouvriers remarquèrent que le directeur appelait souvent les jeunes ouvrières dans son bureau et les y gardait assez longtemps et ils en éprouvèrent un vif mécontentement.

Un jeune ouvrier se procura un revolver et au moment où le directeur sortit de son cabinet, derrière une jeune ouvrière aux yeux rougis par les larmes, il fit feu sur lui et le blessa. Il fut immédiatement arrêté, mais il s'était acquis la sympathie des ouvriers. Ils signèrent tous une requête en sa faveur et se portèrent garant, pour lui ; il fut relâché. Les jurés, tenant compte de cet état d'esprit, l'acquittèrent.

 

 

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