1956

"Lettre de Gaza", une nouvelle écrite par Ghassan Kanafani en 1956.
Publiée en traduction en anglais dans "The 1936-39 Revolt in Palestine" par la Tricontinental Society of London en 1980.
Source : New Jersey Solidarity, mai 2014. Traduction de l'anglais par MIA, 2021

kanafani

Ghassan Kanafani

 

"Lettre de Gaza"

1956

"Lettre de Gaza"

Cher Mustafa,

J'ai reçu ta lettre maintenant, où tu me dis que tu as fait tout le nécessaire pour me permettre de venir avec toi à Sacramento. J'ai également reçu la nouvelle que j'ai été accepté dans le département de génie civil de l'Université de Californie. Je dois te remercier pour tout, mon ami. Mais cela te semblera assez étrange quand je t’annoncerai cette nouvelle - et n’ais aucun doute à ce sujet, je ne ressens aucune hésitation, en fait, à présent, je suis assez bien sûr de n'avoir jamais vu les choses aussi clairement en moi. Eh bien non, mon ami, j'ai changé d'avis. Je ne te suivrai pas dans "le pays où il y a de la verdure, de l'eau et de beaux visages" comme tu l'as écrit. Non, je resterai ici et je ne partirai jamais.

Je suis vraiment bouleversé que nos vies ne continuent pas à suivre le même cours, Mustafa. Car je peux presque t’entendre me rappeler notre vœu de marcher ensemble, et la façon dont nous criions : "Nous deviendrons riches !" Mais je ne peux rien y faire, mon ami. Oui, je me souviens encore du jour où je me tenais dans le hall de l'aéroport du Caire, te serrant la main et regardant le moteur vombrir. À ce moment-là, tout tournait au rythme du moteur assourdissant, et tu te tenais devant moi, gardant silencieux ton visage rond.

À part de légères rides, ton visage n'avait pas changé par rapport à ce qu'il était quand tu grandissais dans le quartier Shajiya de Gaza. Nous avons grandi ensemble, nous nous sommes parfaitement compris et nous avions promis de continuer ensemble jusqu'à la fin. Mais…

"Il reste un quart d'heure avant le décollage de l'avion. Ne regardes pas dans le vide comme ça. Écoutes ! Tu seras au Koweït toute l'année prochaine, et tu économiseras suffisamment sur ton salaire pour te déraciner de Gaza et émigrer en Californie. Nous avons commencé ensemble et nous devons continuer… "

À ce moment-là, je fixais tes lèvres qui bougeaient rapidement. C'était toujours ta façon de parler, sans virgules ni points. Mais, obscurement, j'ai senti que tu n'étais pas complètement satisfait de ton voyage. Tu ne pouvais pas en donner la moindre raison. J'ai aussi souffert de ce déchirement, mais ma pensée la plus claire était : pourquoi n'abandonnons-nous pas Gaza et ne fuyons-nous pas ? Pourquoi pas nous ? Ta situation avait cependant commencé à s'améliorer. Le ministère de l'Éducation du Koweït t’avait donné un contrat alors qu'il ne m'en avait pas donné un. Dans le fond de la misère où j'’étais, tu m'avais envoyé de petites sommes d'argent. Tu voulais que je les considère comme des prêts. parce que tu craignais que je me sente offensé. Tu connaissais toute ma situation familiale ; tu savais que mon maigre salaire dans les écoles de l'UNRWA était insuffisant pour subvenir aux besoins de ma mère, de la veuve de mon frère et de ses quatre enfants.

"Écoute attentivement. Écris-moi tous les jours... toutes les heures... toutes les minutes ! L'avion part. Adieu ! Ou plutôt, au revoir !"

Tes lèvres froides ont effleuré ma joue, tu as détourné ton regard vers l'avion, et quand tu m'as regardé à nouveau, j'ai pu voir tes larmes.

Plus tard, le ministère de l'Éducation du Koweït m'a pris sous contrat. Inutile de te détailler comment ma vie s'est déroulée là-bas. Je t'ai tenu au courant de tout par écrit. Ma vie là-bas était plutôt déprimante, gluante comme si j'étais une petite huître, perdue dans une solitude oppressante, nageant lentement vers un avenir aussi sombre que la tombée de la nuit, prise dans une routine moisie, une sorte de crachat projeté contre le temps. Tout était toujours chaud et collant. Toute ma vie était un glissement, une perpétuelle quête de la fin du mois.

Au milieu de l'année, cette année-là, les Juifs ont bombardé le quartier central de Sabha et ont attaqué Gaza, notre Gaza, avec des bombes et des lance-flammes. Cet événement aurait pu changer quelque peu ma routine, mais il n’y avait rien pour moi à remarquer. J'allais partir, laisser Gaza derrière moi et aller en Californie où je vivrais pour moi-même, moi-même qui avait si longtemps souffert.
J'ai détesté Gaza et ses habitants. Tout dans la ville amputée me rappelait des tableaux ratés peints en gris par un malade. Oui, j'enverrai à ma mère et à la veuve de mon frère et à ses enfants une maigre somme pour les aider à vivre, mais je me libérerai aussi de ce dernier lien, là-bas dans la verte Californie, loin de la puanteur de la défaite qui pendant sept ans a rempli mes narines. L’affection qui me liait aux enfants de mon frère, à leur mère et à la mienne ne suffiraient jamais à justifier la tragédie de faire ce plongeon vertical. Je ne doit pas être entraîné plus bas que je ne suis déjà. Je dois fuir !

Tu connais ces sentiments, Mustafa, parce que tu les as vraiment connus. Quel est ce lien mal défini que nous avions avec Gaza et qui a émoussé notre violent désir de fuite ? Pourquoi n'avons-nous pas analysé la question de manière à vraiment l’éclaircir ? Pourquoi n'avons-nous pas laissé derrière nous cette défaite et ses blessures pour nous tourner vers un avenir meilleur porteur d’une consolation plus profonde ? Pourquoi ? Nous ne l’avons pas vraiment su.

Quand je suis parti en vacances en juin et ai rassemblé tous mes biens, avec la douce émotion du départ, départ vers ces petites choses donnant à la vie un sens agréable et lumineux, j'ai trouvé Gaza telle que je l'avais connue, refermée sur elle-même comme l’opercule à l’intérieur d’une vieille coquille d'escargot déposée près de l'abattoir par les flots, sur le rivage collant et sablonneux. Cette Gaza, avec ses rues étroites aux balcons en saillie, était plus rétrécie que l'esprit d'un dormeur en proie à un cauchemar effrayant, ...cette Gaza ! Mais quelles causes obscures attirent un homme vers sa famille, sa maison, ses souvenirs, comme une source attire un petit troupeau de chèvres dans la montagne ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que je suis allé chez ma mère ce matin-là. Quand je suis arrivé, la femme de mon défunt frère m'a reçu là-bas et m'a demandé, en pleurs, si j’accéderai au souhait de sa fille blessée, Nadia, de lui rendre visite ce soir-là, à l'hôpital de Gaza. Connais-tu Nadia, la fille de mon frère, belle de ses treize ans ?

Ce soir-là, j'ai acheté une livre de pommes et je suis parti à l'hôpital pour rendre visite à Nadia. Je savais qu'il devait y avoir là quelque chose que ma mère et ma belle-sœur me cachaient, une chose que leurs langues ne pouvaient pas nommer, une chose étrange sur lequel il m’était interdit de mettre le doigt. J'aimais Nadia par habitude, la même habitude qui me faisait aimer toute cette génération qui avait été tant élevée dans la défaite et le déplacement qu'elle en était arrivéee à penser une vie heureuse comme une sorte de déviation sociale.

Que s'est-il passé à ce moment-là ? Je ne sais pas. Je suis entré dans la salle blanche, très calme. Les enfants malades ont quelque chose de sacré, et plus encore si l'enfant souffre de blessures cruelles et très douloureuses. Nadia était allongée sur son lit, le dos appuyé sur un gros oreiller sur lequel ses cheveux étaient étalés comme une épaisse fourrure. On lisait un profond silence dans ses yeux écarquillés et une larme brillait continuellement au bord de ses pupilles noires. Son visage était calme et immobile mais aussi éloquent que pouvait l'être le visage d'un prophète torturé. Nadia était encore une enfant, mais elle semblait être plus qu'une enfant, beaucoup plus, et plus âgée qu'une enfant, beaucoup plus âgée.

“Nadia !”

Je ne sais pas si c'est moi qui l'ai dit ou si c'était quelqu'un d'autre derrière moi. Mais elle leva les yeux vers moi et je les sentis me dissoudre comme un morceau de sucre tombé dans une tasse de thé bien chaude.

Ensemble, je vis son léger sourire et entendis sa voix. “Oncle ! Tu arrive juste du Koweït ?”

Sa voix se brisa dans sa gorge, et elle se dressa à l'aide de ses mains et tendit le cou vers moi. Je lui tapotai le dos et m'assis près d'elle.

"Nadia ! Je t'ai apporté des cadeaux du Koweït, beaucoup de cadeaux. J'attendrai que tu puisses quitter le lit, complètement et bien guérie, et tu viendras chez moi et je te les donnerai. Je t'ai acheté le pantalon rouge que tu m'as demandé dans ta lettre. Oui, je les ai achetés."

C'était un mensonge, né de la situation tendue, mais en le prononçant, j'ai senti que je disais la vérité pour la première fois. Nadia trembla comme si elle avait un choc électrique et baissa la tête dans un terrible silence. Je sentis ses larmes mouiller le dos de ma main.

«Dis quelque chose, Nadia ! Tu ne veux pas du pantalon rouge? Elle leva son regard vers moi et fit mine de parler, mais ensuite elle s'arrêta, serra les dents et j'entendis à nouveau sa voix venant de loin.

"Oncle !"

Elle étendit la main, souleva la couverture blanche avec ses doigts et désigna sa jambe, amputée en haut de la cuisse.

Mon ami... Jamais je n'oublierai la jambe de Nadia, amputée en haut de la cuisse. Non ! Je n'oublierai pas non plus le chagrin qui avait modelé son visage et s’est marqué à jamais dans ses traits. Ce jour-là, je suis sorti de l'hôpital de Gaza, ma main crispée, comme une dérision silencieuse, sur les pommes que j'avais apporté avec moi pour les donner à Nadia. Le soleil flamboyant remplissait les rues de la couleur du sang. Et Gaza était toute neuve à mes yeux, Mustafa ! Toi et moi ne l'avions jamais vu comme ça. Les pierres empilées au début du quartier Shajiya où nous vivions avaient un sens, et elles semblaient n’avoir été posée là que pour l'expliquer. Cette bande de Gaza dans laquelle nous avons vécu et passé sept ans de défaite avec de bonnes personnes était chose nouvelle. Cela me semblait être qu’ un début. Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé que ce n'était qu'un début. J'imaginais que la rue principale que j'avais empruntée sur le chemin du retour n'était que le début d'une longue, longue route menant à Safad [ville de l’extrême Nord de la Palestine]. Tout dans cette bande de Gaza palpitait d'une tristesse qui ne se bornait pas à des pleurs. Cela posait un défi : plus que ça, c'était comme l’exigence de la récupération de la jambe amputée !

J’ai marché dans les rues de Gaza, des rues remplies d’un soleil aveuglant. Elles m'ont dit que Nadia avait perdu sa jambe en se jetant sur ses petits frères et sœurs pour les protéger des bombes et des flammes qui avaient lancé leurs griffes sur la maison. Nadia aurait pu se sauver, elle aurait pu s'enfuir, sauver sa jambe. Mais elle ne l'a pas fait.

Pourquoi ?

Non, mon ami, je ne viendrai pas à Sacramento et je ne regrette rien. Non, et je ne terminerai pas non plus ce que nous avons commencé ensemble dans notre enfance. Ce sentiment obscur que tu avais en quittant Gaza, ce petit sentiment doit devenir un géant au plus profond de toi. Il faut qu'il grandisse, il faut le rechercher pour te retrouver, ici parmi les affreux débris de la défaite.

Je ne viendrai pas à toi. Mais toi, reviens nous ! Reviens, pour apprendre de la jambe de Nadia, amputée en haut de la cuisse, ce qu'est la vie et ce que vaut l'existence.

Reviens, mon ami ! Nous t’attendons tous.