1844

 

Source : numéro 2 (troisième année) du Bulletin communiste, 12 janvier 1922, avec d'autres lettres, précédées de l'introduction suivante de la traductrice Alix Guillain :
« Pendant longtemps on avait cru les papiers et manuscrits de Lassalle perdus. Le Dr Gustav Mayer vient de les retrouver dans le château des comtes de Hatzfeld. et en a commencé la publication. Un premier volume contenant les lettres de jeunesse a déjà paru (Dr Gustav Mayer. Friedrich Lassalle, Nachgelassene Briefe und Schriften Erster Band. Fd. Springer Berlin. 1921). Nous en extrayons quelques passages. Nos lecteurs croiront en les lisant entendre la voix du grand tribun, plein de fougue et d'ardeur révolutionnaire. Philosophe, disciple de Hegel, historien, le communisme lui apparaît comme l'aboutissement logique de toute révolution historique. La philosophie chez Lassalle devient action, les idées abstraites aussitôt se traduisent en visions concrètes, la passion entraîne le penseur qui, dans un langage de feu, lance son « j'accuse » à l'ordre social. C'est un prophète qui parle et dont la passion pour la cause du communisme n'a d'égale que la lucidité avec laquelle il prévoit l'avenir. — A. G. ».


Ferdinand Lassalle

Lettre à son père (extrait)

12 juin 1844

...Tu m'écris que nous vivons des temps mouvementés. Oui certes, très mouvementés. Dieu merci, les temps se mettent en mouvement, l'humanité commence à se ressaisir, à se réveiller de cette torpeur néfaste, dans laquelle elle croupissait... Ou bien seriez-vous à ce point aveugles, sourds et stupides, vos sens seraient-ils obtus et émoussés au point que vous ne sachiez comprendre ce que tout cela veut dire ? La misère, les malheurs, la rupture avec l'état social qui se manifeste par tant de phénomènes, qui se reflète comme à travers d'innombrables prismes, la misère des tisserands, l'escroquerie des agioteurs, tous ces faits liés entre eux, de la manière la plus étroite, constituent un tout .Si les jeux et les réfractions de la lumière diffèrent, la lumière, le rayonnement est le même. Tous ces différents phénomènes me font penser à des mouettes, des mouettes, vous dis-je, des oiseaux de la tempête qui annoncent que le nouvel esprit approche dans l'ouragan...

Non, non, qu'on ne s'y trompe pas, c'est la guerre des pauvres contre les riches qui commence, la guerre effroyablement proche. Ce sont les premières agitations, les premiers sursauts du communisme qui en idée et en fait nous a pénétrés et remplis tout entiers. Ce sont les premières convulsions dans le sein de sa mère, de l'enfant qui veut s'arracher, pour jouir d'une existence indépendante et de la lumière du jour. Ce sont les premières douleurs de l'enfantement, et, je vous le demande, que penser de ces docteurs, qui, lorsque la mère est dans les douleurs, s'évertuent frénétiquement à resserrer la matrice pour que l'enfant ne puisse se dégager ? Croit-on ainsi pouvoir empêcher une naissance ? Non certes, l'enfant saura se frayer sa voie, mais la mère sera déchirée, l'écorce éclatera, et ce ne sera que justice, car l'être nouveau contient en lui la vérité du passé et représente un degré supérieur d'humanité. La mère a rempli sa destinée en devenant la source d'une vie nouvelle, sa force vitale a passé dans celui qui vient de naître ; elle-même, la source, est tarie, que peut-elle encore vouloir ? C'est dans la vie individuelle seulement que la mère continue à vivre à côté de l'enfant. Mais même alors il apparaît clairement que son existence propre a été transportée sur celui auquel elle a donné naissance et qu'elle décline au fur et à mesure que l'enfant se développe.

...Les tisserands ont donc enfin compris qu'il fallait qu'ils forment eux-mêmes un comité de secours « pour les pauvres tisserands et fileurs de la montagne »... Et de quelle manière consciente et concertée tout cela s'est fait ? As-tu lu cela ? Lorsqu'on fit au peuple la proposition de brûler les maisons des fabricants, les ouvriers d'un commun accord n'en voulurent rien savoir « car, disaient-ils, de cette manière nous n'atteindrons pas ce que nous voulons. Les fabricants sont assurés, on les dédommagerait, et nous manquerions notre but, à savoir, les rendre aussi pauvres que nous le sommes nous-mêmes ». Cela n'est déjà plus l'esprit brutal de destruction, c'est de l'action raisonnée et consciente.

On a beau se boucher les oreilles, cela ne servira à rien. Ce n'est pas seulement à la surface que la société est agitée, elle est secouée et bouleversée jusque dans ses profondeurs, dans ses entrailles.

Il serait facile de montrer les liens qui unissent ces faits à la grande crise financière actuelle. La situation embrouillée d'aujourd'hui et la crise ne sont que les conséquences nécessaires et inéluctables de tout notre système commercial. Oui, on peut même dire plus, elles sont l'épanouissement de ce système...

La libre concurrence avait changé l'état social en un état de guerre ouverte, de conflit permanent où le riche assaillait et opprimait le pauvre, et le fourbe l'homme honnête. L'avantage de l'un ne pouvait s'obtenir qu'au désavantage de l'autre. Cet état de conflit général, sous les auspices de la loi, nous offre le spectacle poignant de la plus absolue démoralisation, de la plus extrême dépravation. La concurrence a déjà ruiné le bien-être et le commerce lui-même, bientôt la répartition des richesses sera devenue plus inégale encore, bientôt le tiers-état, la bourgeoisie moyenne, sera aussi pauvre que le Quatrième Etat, l'Etat des prolétaires, et aura les mêmes intérêts que lui.