1941

Maurice Lime

Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 15

1941

 

15

 

Comme tous les soirs, dans sa chambre solitaire, il s'est préparé son souper frugal.

« Allons, tu dois nourrir le corps pour tenir ». Mais rien à faire, ça ne passe pas.

Il se lève pour chercher le tract dans la corbeille à papier. Repoussant son assiette, il le défroisse et le relit une fois de plus.

« Rien là-dedans, pas un fait, que des accusations vagues, stupides. La commission des cadres a donc menti, il n'y avait rien contre toi, ce fut une façon de te fermer la gueule et c'est tout. Tu as été joué, odieusement joué  !

Pendant des années, tu as souffert comme un chien, ta vie est foutue et ça ne leur suffit pas, il faut encore qu'ils te traînent dans la boue.

Les petits copains n'y sont pour rien. Toi-même, tu les as habitués à l'idée que tous les moyens sont bons pour arriver au but. Maintenant que tu es un danger pour le Parti, ils cherchent à t'écraser. C'est logique.

Mais en haut, s'ils veulent à tout prix éliminer ceux qui sont trop sincères, c'est donc qu'ils ne le sont plus. Ils savaient d'avance que pour accomplir leur trahison, tu étais de ceux qu'il fallait briser. Et toi qui gobais tout. Maintenant, ils te feront traquer d'usine en usine et personne ne se lèvera pour prendre ta défense. Tous tes amis te tourneront le dos, par attachement pour le parti, mais surtout par peur de se compromettre.

La masse pour laquelle tu t'es dévouée écoutera les Citard et te lapidera. Et cela parce qu'au mépris de ton intérêt personnel, tu as bataillé pour des conceptions qui devaient lui permettre d'avancer plus vite, au lieu de faire le beurre de quelques bureaucrates.

Aline aussi t'a laissé tomber. Après cela, elle n'osera plus venir avec toi, l'exclu, le traître. Ses amies, même du club, lui tourneraient le dos, la montreraient du doigt.

Pourquoi avoir plié l'échine  ? Pourquoi avoir tout accepté  ?

Depuis longtemps, tu savais que le parti était pourri. Irrémédiablement. Mais tu n'osais pas rompre. Tes copains, tes copines... Il te fallait te ménager pour le moment décisif, rester près des masses, que sais-je encore. Des prétextes à te dégonfler. Tu étais vidé, ils n'avaient plus rien à craindre de toi, mais ils ont eu peur de ton passé. Paie la rançon de ta lâcheté.

Mais ce que tu n'osais surtout pas, c'était t'avouer qu'il n'y avait plus rien. Que ton idéal d'une humanité meilleure s'effondrait avec l'illusion de ton parti. Tu n'avais vu que lui, lui mort, tout était mort ; il ne restait qu'un imbécile dupé, une vie ratée.

Tu y es arrivé quand même, lâchement. Non, il est temps encore, il te reste assez de force pour recommencer une autre vie. Embarque-toi au long cours comme tu voulais le faire ; à bord, tu prépareras ton bachot, ensuite l'université et la thèse de médecine. T'en connais qui l'ont fait qui étaient moins forts que toi. Après, tu pourras t'absorber entièrement dans des travaux scientifiques, seul bonheur possible pour un homme intelligent et droit.

Allons donc  ! Là comme ailleurs les mêmes saloperies recommenceraient, la lutte pour, le beefsteak et les honneurs, les pistons nécessaires, les courbettes à faire et ces chers collègues qui te tireraient dans les pattes.

Tout ça pour « arriver »  ! Arriver à quoi  ? Avoir des femmes  ? Elles t'ont aimé sans pèze ni galons. Te gaver comme un cochon et crever d'ici vingt ans d'une crise hépatique  ? Tu te moques de la « bonne cuisine ».. Alors  ? Pour qu'on te dise « Monsieur » et que le bourgeois te tire le chapeau  ? Rigolade  !

Pourquoi attendre  ? Dans ce pullulement de vermine, pourquoi tant pousser pour avoir sa place sur le cadavre de la vie  ?

Encore si tu avais l'habitude de te saouler, mais tu n'aimes pas ce suicide lent ; tu risques de t'avachir et de ne plus avoir le courage de te supprimer le jour où tu te dégoûteras trop.

Un coup de pétard, et c'est fini. Tu n'auras pas le ridicule de te manquer, j'espère  ? Que t'importe quand tu seras mort qu'ils disent que le traître a succombé à la honte. Ça vaudra toujours la balle dans la nuque des vieux bolcheviks. Fais ça à la romantique, drape-toi dans le mépris de l'humanité et fais le saut.

Mensonge ton mépris, puisque tu souffres à en hurler. Instinct du troupeau  ! Sois franc, tu converses avec la mort parce que tu as été évincé, vaincu.

Non, tu n'as pas faibli, c'est par la saloperie qu'il t'ont eu.

Question de force quand même, ils t'ont vaincu.

Fraternité, tu n'es donc qu'un mot  ?

Fraternité  ? A coup de poings et de pièges tendus.

Peut-être cette lutte est-elle nécessaire. Il fallait être plus vache qu'eux, pour être plus fort. C'est toi l'inadapté.

Tu ne veux pas te donner vaincu. Tu te ronges d'avoir été joué. »

Pour dériver son angoisse par la douleur physique, Lucien frappe de toute sa force à coups de poings sur la table. Les assiettes et le verre sursautent, une cuillère tombe à terre.

Avec une exclamation douloureuse et rageuse à la fois, il se dresse et arpente la chambre  :

« Te tuer, mais avant, descendre un bureaucrate bien en vue, pour marquer le coup. Lequel  ? »

Tu tomberas peut-être sur un bon gars, dont ils veulent se débarrasser ; c'est là qu'ils crieraient au provocateur; ils auraient une « preuve » et continueraient de plus belle dans cette course de saloperies où tous oublient le but.

C'est l'éducation de la base qu'il faut pour leur imposer d'autres méthodes et le retour à l'idéal révolutionnaire. Sinon l'existence même de l'espèce humaine finira par être en jeu.

L'éducation de la base  ? Belle formule. On sera tous roulés et sacrifiés mille fois d'ici là ; et même rien ne prouve que l'homme « cultivé » suivra moins ses instincts de troupeau vis-à-vis des faux chefs assez habiles pour le leurrer.

Alors quoi  ?

Reconnaître tes « torts » ; servir les hommes en place, monter petit à petit à force d'être utile, puis à ton tour te servir des autres  ? Tous le font, pourquoi pas toi  ? La société n'est pas mûre pour l'affranchissement de l'homme, alors autant suivre le train.

Mais sache qu'il te faudra être prêt à renier ton meilleur copain, être toujours aux aguets, chercher d'où vient le vent et prévoir qui sera le maître de demain. Plus ils te craindront et plus il faudra que tu donnes de gages de ta soumission. Non, ce n'est pas ton genre ; un jour tu exploseras et tout serait à recommencer.

Autant te mettre flic, alors. Poussé par des ramifications secrètes, tu graviras les échelons et tu les auras à tes pieds.

Imbécile, tu n'auras fait que changer de maîtres, c'est la flicaille qui te tiendra. Pas tant que ça ; un jour tu te feras sauter avec toute la bande. Allons donc, romantisme désuet. Les gouvernants traitent d'égal à égal avec Moscou. Ce n'est qu'une question de police, c'est de la diplomatie extérieure.

Et tu aurais Citard pour collègue, un rien  !

Pas tant de scrupules ; ils n'ont pas voulu reconnaître ta valeur quand tu te dévouais pour le parti, eh bien fais la leur apprécier en te battant contre eux ; marche carrément avec la réaction.

Ris donc, canaille  !

La masse veule veut être menée. Eh bien, elle le sera et comment  ! Peut-être deviendra-t-elle ainsi enragée et ruera-t-elle enfin dans les brancards.

Idiot, crétin. Tu te vois avec ce troupeau arriéré défendre l'eau bénite, le drapeau et les dividendes de ces Messieurs  ? Tu serais leur homme de peine, il faudrait que tu cesses d'être toi. Des remèdes pires que le mal.

Et Werter, et Serge, et Bernard  ? Et tous les hommes fiers et droits  ? Ils diraient  : Lucien a calé, ils l'ont eu. Quelle déception serait la leur  ! »

Dans l'hôtel, toutes les lumières sont éteintes, sauf celle de la chambre où Lucien continue à lutter pour sa raison de vivre. Dans ce débat dramatique, la douce voix suppliante d'Aline n'arrive plus à se faire entendre ; le changement de pôle de sa passion, qui l'avait jeté dans une folle affection pour elle, vient de se faire en sens inverse et de le reporter sur la lutte sociale.

Recommencer un autre parti  ? Rien que des purs. Reprendre la lutte pour la bonne cause, fraternellement unis. La répression ne fait pas peur quand on se serre les coudes autour d'un idéal. Vivre une vie comme un chant de combat.

Mais si c'est pour aboutir au même résultat  ?

Sois franc, c'est le moment. D'ici l'aube, tu auras peut-être une balle dans la peau ;. il te faut résoudre ou disparaître. Le tzigane qui brise son violon se tue.

Centralisme ou démocratie  ? Le mélange ne tient pas, le centralisme plus lourd écrase la démocratie. La masse même y pousse, pour avoir confiance dans la vie il lui faut des guides, sinon elle s'affole.

Le centralisme l'emporte parce que l'esprit d'intolérance du troupeau l'emporte et il se justifie  : « Je suis plus rationnel. Voyez, les grosses usines produisent mieux que les petites, les grands états imposent leur volonté aux petits, les partis centralisés écrasent les autres. »

Le fait est. S'il va moins loin, il va plus vite, et tous nous sommes pressés. Voilà pourquoi le centralisme l'emportera.

Mais toi, avec ton idéal d'égalité et de fraternité, que deviens-tu là-dedans  ? Utopiste, ridicule souffleur de bulles, voilà que tu avales ton eau de savon.

Et vous autres, qui à travers les centralisations de production, de politique, du social m'aviez promis l'affranchissement de l'homme, que cesseraient son exploitation par le « frère », son écrasement par les « tabous »  ? Charlatans.

Folie de notre esprit de construire des mécaniques. Homme, tu n'es pas fait pour ces constructions gigantesques, t'es trop friable ; va donc bâtir un gratte-ciel avec de l'argile  !

Au lieu d'œuvrer à ta libération, j'allais aider à construire ta gigantesque prison. Oh, bien organisée, bien propre, eau, gaz, électricité, confort moderne. Mais bien fermée aussi. L'empire des Wladimir. C'est que ton adoration du chef, homme, ne connaît pas de limites; tu crèves les nuages de ta rage de soumission  ! Alors que ta solidarité est tellement restreinte, elle s'arrête à la limite de ton troupeau, que ce soit le club de belote ou le pays, le prolétariat ou le capital, les travailleurs ou la bureaucratie.

Mortelle contradiction entre l'immensité de ta platitude et l'avarice de ta fraternité. Des millions d'années de forêts préhistoriques t'ont formé ainsi, et depuis tu as tellement peu changé.

Contradiction que toutes les hiérarchies ne feront qu'exaspérer. Dans l'empire des Wladimir aussi les bureaucrates, à tous les échelons, formeront un troupeau à eux. Au-dessus  : l'adoration des chefs bien aimés. En dessous  : rien. Si ce n'est un sadisme réservé dans les cavernes aux prisonniers de guerre; plus raffiné seulement, enveloppé dans le papier de soie des belles théories.

Avec ça, la peur d'être dégommé. La répression plus terrible que jamais, parce que sanctifiée et reposant sur des ventres pleins.

Voilà pourquoi ces centralisations hiérarchisées, tellement rationnelles, ne feront que déchirer la pauvre bestiole que nous sommes.

Darwin  ? Pour nous changer, le vieux ordonnerait la sélection ; de génération en génération, les plus sociaux seulement procréeront. Mais pour faire cela, il faut une humanité centralisée. Pauvre fou, te voilà revenu au point mort. Comment sortir de là  ?

Sur les chefs, il ne faut pas compter, ils seront toujours prisonniers de ceux « qui en profitent ».

Les sélectionner  ? Comment  ? Et même, la fonction dissout l'homme.

Les libérer  ? Les empêcher de se détacher du troupeau de base, tout en permettant la coordination nécessaire des efforts. Démocratie  ? Fédéralisme  ? Ces mots mêmes, galvaudés, changent de sens, se dérobent. Je ne sais plus.

Folie  ! Folie  !

Lucien, la tête entre les mains, s'affale sur le lit. Quand, en mer par un coup de tabac, une lame plus forte avait fait sortir les hélices de l'eau et que les moteurs s'emballaient à vide, il avait déjà éprouvé ce sentiment d'homme perdu.

« Cabotin, t'as fini de te jouer la comédie  ? Tu dois solutionner avant l'aube, n'oublie pas. A quoi bon construire des théories  : comment les événements devraient aller  ? Vois comment ils vont, et ce que tu dois faire si tu acceptes.

Donc le centralisme nous gagne, nous envahit; c'est le courant de notre époque. Les travailleurs eux-mêmes s'y engouffrent, talonnés par leur peur de la vie. Et si cela leur assure la croûte, si la soumission est dans la nature de l'homme et que, pour être heureux, ils ont besoin de se sentir gardés  ? Dans la brousse ravagée par la sécheresse, les troupeaux aussi se ruent en migrations monstrueuses, jusqu'à ce que l'abondance leur permette de nouveau de se disperser. Si cela est une nécessité de la survie de l'espèce et qu'en U.R.S.S. non plus ils ne pouvaient faire autrement  ? Alors, qu'as-tu à râler, qu'as-tu à vouloir  ? Toi, l'inadapté, scorie du régime capitaliste.

Eh bien l'homme fort, aie le courage d'aller au fond de toi-même ; tu voulais être chef  ! Avoue  ! C'est pour cela que t'en voulais tant aux bureaucrates, ce n'est pas tant la liberté des autres qui te préoccupait que la tienne, qui est de diriger. Toi aussi tu voulais les honneurs. Ils se firent d'abord attendre et c'est pour cela que tu les combattais ; ensuite quand on te les proposa, ton orgueil te fit faire la moue, tout en espérant qu'on allait insister. Mais prends, prends donc  ! D'autres sautèrent sur le gâteau ; ça t'apprendra à faire le difficile. Et te voilà devenu moral, tellement moral. Belle fleur ta moralité, peut-être pour une vie de raté ; du côté du manche, tu te serais moqué de cette sentimentalité « petite bourgeoise ».

Non, soyons juste, tu as plus de coffre que cela ; tu voulais être réellement quelqu'un, loyalement, de par ton mérite et non en vertu des galons qu'on t'accordait.

Eh bien, tu dois être satisfait maintenant ; tu n'as pas plié, t'as vécu ta vie d'après ce que tu estimais juste ; les insultes mêmes ajoutent à la grandeur. Sans danger et sans sacrifices, pas de mérite. Bombe le torse  ? T'es quelqu'un  !

Et tu chiales, et t'es malheureux comme une pierre. Alors, alors  ?

C'est que toi aussi tu n'es qu'une bête du troupeau ; t'as besoin de leur chaleur. Tu pourrais jouer l'esprit supérieur incompris, t'isoler dans ton dédain, tu n'en serais pas moins malheureux.

Eh oui, tu voulais être chef en te battant au premier rang. C'est cela être chef  ! Tu voulais remporter l'admiration selon ton mérite, avoir les honneurs en plus de la valeur. Parce que tu les aimes les honneurs, comme tous les mâles les aiment, follement  !

Hais les Citard qui s'emparent des honneurs pour aller les ronger tel un os hors des lignes de combat. Hais tous ces faux chefs qui se cramponnent aux honneurs en trichant sur leur valeur. Hais ceux qui oublient qu'être chef n'a de sens que pour défendre le troupeau, qu'en se servant ils cessent d'être chefs pour devenir des ennemis.

Hais, mais méprise encore plus ; ça te facilitera les choses.

Et à choisir, mieux vaut être dans ta peau que dans la leur  !

Que c'est beau, que c'est chevaleresque  ! Laisse-moi rire ; du plus plat chromo.

Pourtant si ces clichés rendent encore, cela correspond à quelque chose chez l'homme. On a charrié les « réacs » parce qu'ils singent le passé alors qu'aujourd'hui la vie passe par les usines ; mais l'homme est resté l'homme.

Lucien, animal du troupeau, si tu es réellement chef, ton bonheur est dans le sacrifice. Lutte  ! Tu n'as pas le droit de te laisser écraser. Que t'importe que tout soit à recommencer  ? Que t'importe qu'il n'y ait pas de solution définitive  ? Sache prendre ta place face à tous les faux chefs ; tant pis pour les coups, tant pis pour les honneurs. Agis  ! Le mouvement, c'est l'équilibre de la vie. Mais méfie-toi ; l'impérialisme du sacrifice est plus intolérant que celui de l'intérêt. Laisse à côté de toi la place aux autres, sinon les Gabriel auront raison de te combattre et comme eux tu perdras le sens de ton être. »

Lucien s'arrête auprès de la fenêtre ; par delà les toits, à l'horizon, une bande rouge annonce le jour et avec lui, il sent renaître son amour de la vache de vie, car il est de nouveau sûr d'en venir à bout.


Trois semaines se sont passées.

En sifflotant, Lucien trie ses livres qui, depuis cette nuit pendant laquelle il les jeta bas, s'entassent pêle-mêle sur les étagères. Toutes les brochures volent au panier. Parfois il hésite, puis le bouquin douteux va rejoindre les autres près de la corbeille.

– J'en aurai toujours trop à trimballer, pense-t-il.

Il vient de trouver un emploi dans une petite usine de l'autre côté de Paris. A l'atelier d'aviation, un imbécile fanatisé lui avait saboté son travail. Devant le chef, Lucien n'avait même pas cherché à se défendre. Mieux valait partir, attendre quelques mois pour laisser se clarifier la situation ; ensuite il verra.

Pendant cette quinzaine de chômage, il s'était mis à la recherche des anciens copains.

La concierge de Félix l'avait fort mal reçu. Son locataire venait d'être arrêté pour une affaire de cambriolage et, ce qu'il y avait de pire, ne lui avait pas encore payé ses deux derniers termes.

Bernard avait disparu ; il devait être en Espagne où tout annonçait une prochaine explosion. Sans doute toujours le même, emballé et têtu, ennemi juré de tous les dirigeants, mais sans grande compréhension de l'évolution historique.

Werter, sur lequel Lucien avait fondé de grands espoirs, s'était réfugié dans une lointaine banlieue. Il avait refusé la direction d'une Région que le parti lui avait proposée, préférant travailler à l'usine. Lucien l'avait trouvé dans son petit jardin veillant à ce que ses deux magnifiques bambins ne donnent pas trop d'herbe à leurs lapins favoris. Il était déjà au courant de l'exclusion de Lucien, néanmoins l'accueil fut celui d'un vrai copain.

– Oui, je suis encore au parti, lui dit-il, mais j'ai tout laissé tomber ; je m'occupe juste un peu du comité intersyndical.

Puis, ils firent le tour du propriétaire; la salade repiquée, les tomates qui viennent bien cette année. Sa femme, ancienne militante, les appela pour souper. Les enfants couchés, ils discutèrent tous trois du bon vieux temps.

– Et maintenant  ? demanda Lucien.

Werter, allongeant les jambes sous la table, les mains enfouies dans ses poches, répondit  :

– Notre lutte eut son utilité, mais qu'est-ce que tu veux  ? Je n'ai plus le courage de tout recommencer. J'attends les événements. Que d'autres fassent leur devoir, j'ai conscience d'avoir fait le mien.

C'est avec regret qu'au dernier train ils se séparèrent sur le quai de la gare.

A l'affection que Lucien éprouve pour cet homme se mêle un peu de rancune; il lui en veut de n'avoir pas su prendre puissamment la tête de leur lutte. Lui aussi « en révolte à genoux » avait fini par se soumettre, au lieu de ne voir dans le parti qu'un outil que l'on brise dès qu'il trahit sa destination. Mais cette commune faiblesse les rend plus amis.

Il n'y avait que Serge qui était resté introuvable ; sans papiers réguliers, il vivait traqué à la fois par la police bourgeoise et par les staliniens. Enfin, hier en rentrant, Lucien avait trouvé un mot. Par des camarades, Serge avait appris que Lucien le cherchait. Dans ce petit billet fixant un rendez-vous, il avait trouvé le moyen de parler à la fois de la vérification par les faits des thèses de Trotsky et de sa foi dans l'avenir de la IVème Internationale.

Sacré gars  ! Il reste jeune, lui.

Les papiers et les livres à jeter s'amoncellent autour de la corbeille. Lucien lève la tête ; on a dû frapper à la porte. A tout hasard il crie  :

– Entrez  !

C'est Yvonne.

– Pourquoi n'es tu pas venu me voir  ?

– Je coupe les amarres.

– Qu'est-ce les amarres  ?

– Ce sont les grosses cordes qui retiennent les navires.

– Oh, pour une corde, on m'a dit que tu l'avais au cou.

Elle s'assoit sur le lit.

– Que comptes-tu faire  ?

– Suivre mon chemin jusqu'au bout Je commencerai sans doute par combattre tous les « politicailleurs » dans le syndicat.

– Lucien, j'ai peur pour toi, tu te laisses entraîner par tes impulsions, ensuite tu te construis des théories pour te justifier.

– Si tu veux me faire faire machine arrière, tu perds ton temps ; nous nous comprenons de moins en moins. Tu resteras attachée à ton parti. Alors, quittons-nous au moins bons amis.

Pendant qu'il parlait ainsi d'une voix rude, elle s'était détournée. Elle avait espéré user de son influence pour ramener Lucien, au besoin même en le menaçant de rompre leurs relations.

Voyant sa peine, une immense tendresse le porte vers cette fille tourmentée ; il voudrait pouvoir l'aimer, la rendre heureuse. Doucement, il lui caresse les cheveux  :

– Louba, tu avais mérité mieux, je me reproche de t'avoir fait souffrir, souvent inutilement. Vois-tu, je n'étais qu'un jeune imbécile, j'avais eu faim, j'avais eu froid et je m'imaginais connaître la douleur, l'avoir vaincue. Maintenant, je sais. Je te demande pardon de mon mépris d'alors.

– Laisse, tu m'as rendue heureuse. Elle lui prend le bras et y cache sa figure.

– Vois-tu, pour te détacher de moi, j'avais voulu te dire que t'étais laide, que pour cela je ne t'aimais pas, que je me gênais de toi devant les copains, mais ce n'est pas vrai. Tu es assez femelle pour que le côté sexuel ait été satisfait et tu as été mon meilleur copain. Tu sais ce que cela vaut pour moi. Les années de lutte que nous avons vécues ensemble ont été parmi les plus belles de ma vie et c'est ton souvenir qui y restera attaché. Mais maintenant il faut que j e guérisse, je veux du moins l'essayer ; ce sera peut. être long. Avec toi je ne le pourrais pas ; continuellement tu me blesserais sans le vouloir ; j'en deviendrais injuste et nous finirions par nous détester. Avec Aline cela me sera plus facile.

Il pourrait ajouter  : parce que je l'aime profondément et qu'elle est pour moi un lien vivant avec le prolétariat.

– Elle doit venir ici  ?

– Oui, c'est sa valise que tu vois près de la fenêtre. La semaine dernière je suis allé l'attendre à son travail pour lui dire que je quittais le coin. Elle s'est quand même décidée à venir avec moi. Mais avant de partir, elle a voulu revoir ses parents.

Yvonne s'était levée, il la retient  :

– Attends, elle va arriver d'ici une heure. Je lui ai parlé de toi, elle sera contente de te voir, parce qu'on lui avait raconté des drôles d'histoires sur mon compte.

– Non, je pars ; elle croirait plutôt que je suis venue pour te reprendre à elle. Lucien, je te souhaite le bonheur – elle lui tend la main – et beaucoup d'enfants...

Tous les deux se débattent contre leur émotion.

Elle ne peut se faire à l'idée de le perdre  :

– Sais-tu que Gabriel est revenu de Moscou  ? Il a été renvoyé de l'école avant la fin des cours, un peu pour avoir défendu tes « théories ». Mais ça ne l'empêche pas de militer ; il a même demandé au parti d'être envoyé dans un des secteurs les plus durs, parmi les mineurs. Avant de partir, il voudrait bien te voir.

Dans ses paroles, il a senti comme le reproche d'une désertion.

– Dis-lui que ce n'est pas la peine, il n'arriverait pas à me convaincre. Dis-lui aussi que je ne lui en veux pas ; plus tard même nous redeviendrons peut-être amis, mais pour le moment c'est impossible. Ne crois pas que pour moi la lutte soit finie. Celui qui l'a réellement dans la peau y revient toujours. J'espère que je ne serai pas trop encroûté.

– Au revoir, alors  ?

– Salut  !

Ils s'embrassent une dernière fois.

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