1931

 

Pierre Nikiforov

la Grève

La victoire

1931

La victoire

Du syndicat des marins d'Odessa, nous reçûmes un télégramme nous informant qu'une flottille comptant quatre dragueurs et huit péniches était sortie du port d'Odessa, à destination de Kertch. Ce fait nous plongea dans l'inquiétude. Nous réunîmes une assemblée générale qui choi­sit une délégation pour aller à la rencontre de la flottille d'Odessa et parler à son équipage. Les marins d'Odessa organisèrent une réunion à bord de leurs bateaux et décidèrent de se joindre à la grève et de se soumettre au comité de grève de la flottille de Kertch. La flottille entra dans le port, tous les bateaux se rangèrent en ordre et jetèrent l'ancre. Au matin, les habitants de Kertch contemplaient avec admiration les « in­vités d'Odessa » rangés au milieu de la baie.

La réunion organisée par les délégations des flottilles d'Odessa et de Kertch décida que les Odessites ne sortiraient pas du port de Kertch avant la fin de la grève. Cette décision fut com­muniquée aux capitaines de la flottille d'Odessa.

Le jour même de leur arrivée, le chef du port réunit en conférence les capitaines des dragueurs d'Odessa et leur reprocha de ne pas avoir su l'aider à sortir de sa situation difficile ; mais les capitaines, ayant simplement témoigné de leur impuissance, retournèrent à bord de leurs ba­teaux. D'Odessa la flottille reçut l'ordre de retourner à son port d'attache, mais les équipages déclarèrent qu'ils ne lèveraient l'ancre qu'une fois la grève terminée. De Marioupol, deux dragueurs reçurent également l'ordre de partir, mais les autorités de Marioupol ayant appris que les Odessites avaient adhéré à la grève, donnèrent aussitôt contre-ordre et les dragueurs restèrent à quai.

Pendant ce temps, les étrangers arrivaient déjà à l'entrée du détroit et, ne se risquant pas dans le canal bloqué, jetaient l'ancre sur place. Le douzième jour de la grève, huit bateaux étran­gers stationnaient déjà.

Dans le bureau du chef du port, des scènes orageuses se déroulaient ; les capitaines des na­vires étrangers exigeaient que l'on fît passer leurs bâtiments : « Nous subissons des pertes impor­tantes, déclaraient-ils, pourquoi vos dragueurs ne travaillent-ils pas

De nombreux télégrammes volaient vers le mi­nistre ; les étrangers exigeaient qu'on leur ré­pondit s'ils devaient attendre ou s'en retourner.

Le ministre envoya l'ordre au chef du port, de régler immédiatement le conflit et de reprendre le travail. Le chef du port s'agitait et ne savait qu'entreprendre. Bouïko s'était caché on ne savait où. La situation se tendait visiblement et l'on sentait que le chef du port allait bientôt ca­pituler. Mais, chez les ouvriers, la faim se faisait aussi sentir ; ils faiblissaient et commençaient à hésiter. A terre, les postes policiers étaient renforcés ; souvent, près du Choumski, des gendarmes apparaissaient. Les ouvriers restaient tran­quillement assis sur les bastingages et lorsque les gendarmes s'approchaient, ils les regardaient en silence. Sous ces regards les gendarmes se dépêchaient de partir. Ils n'essayaient pas d'opérer d'arrestations.

J'appuyais fortement sur la jeunesse que je gardais sous mon influence. Avant chaque réu­nion décidait chaque fois de « continuer la faire de l'agitation parmi les hésitants et la réu­nion décidait chaque fois de « continuer la grève ».

Le comité du Parti était étonné de voir une telle tenue et une telle ténacité chez cette masse dont il désespérait auparavant de tirer politique­ment quelque chose.

Nous en étions au quinzième jour de grève. Dès le matin j'avais reçu un télégramme. Je lus :

Copie à Malakanov ». Je le dépliai et faillis tomber à la renverse : « Ordre ministre. Satis­faites revendications, liquidez immédiatement conflit, commencez travail. Chef cabinet. »

Nous réunîmes rapidement le comité de grève et la délégation. Le télégramme provoqua la jubi­lation générale : « Victoire, victoire ! »

L'on vint nous dire qu'un envoyé du chef du port cherchait partout la délégation et que le chef du port nous invitait chez lui pour reprendre les pourparlers. Nous partîmes.

Le chef du port était seul dans son cabinet. Il nous dit bonjour et me regarda d'un regard in­terrogateur ; il ne savait évidemment pas si j'avais reçu la copie du télégramme ou non.

— Eh bien, causons un peu, peut-être arrive­rons-nous à nous entendre.

— Causons, seulement nous ne changerons pas de décision.

Le commandant rougit, mais se reprit aussitôt.

— Eh bien, voyons encore une fois en quoi nous pouvons vous satisfaire. C'est à tort que tranchant.

Le chef du port fit la grimace et continua à lire ; il déclara encore que quelques revendica­tions étaient a exagérées », mais il céda bientôt sur tous les points, excepté les trois premiers.

Nous cédâmes sur la question du Premier Mai, mais insistâmes sur la journée de huit heures pour les chauffeurs et déclarâmes, pour la se­conde fois, résolument, que nous ne céderions pas sur la question du comité ouvrier. Nous ne pûmes arriver à une entente. Mes délégués n'a­vaient pas prononcé une parole.

Il fallait s'entendre avec lui. Regarde, toutes nos exigences sont satisfaites. On aurait pu céder sur la question du comité.

A grand peine je réussis à les convaincre de ne pas céder sur cette question. Je leur citai des exemples montrant comment les ouvriers avaient été privés de tout ce qu'ils avaient gagné pendant les grèves et leur dis qu'avec eux ce serait la mê­me chose, et que dès que la grève serait terminée, ils seraient les premiers chassés, tandis que si nous avions un comité ayant le droit de contrô­ler le renvoi des ouvriers, l'administration ne pourrait pas les renvoyer arbitrairement.

Les délégués tombèrent d'accord avec moi. Il était nécessaire maintenant de réunir tous les ouvriers et d'obtenir leur acquiescement pour continuer la grève.

Nous résolûmes d'abord d'effectuer un travail préparatoire parmi les grévistes, afin de leur dé­montrer la nécessité d'obtenir la reconnaissance du comité ouvrier. Je réunis la jeunesse, lui expliquai l'importance de la victoire que nous avions remportée ainsi que l'instabilité de cette dernière si nous ne réussissions pas à obtenir la reconnaissance du comité ouvrier.

La jeunesse comprit parfaitement la situation et se mit à travailler énergiquement les vieux. La nuit, nous convoquâmes une réunion générale. La discussion fut chaude ; le comité de grève et la délégation eurent à soutenir un assaut formi­dable ; les ouvriers nous pressaient d'accepter les propositions du chef du port.

— Mais nous avons obtenu presque tout ce que nous voulions, nous pouvons céder sur la question du comité.

Ici, certains délégués hésitèrent de nouveau et se mirent à soutenir les opposants les plus tenaces. Les palabres se prolongèrent et, pendant longtemps, nous ne mîmes pas la question aux voix. Puis, je lançai les jeunes. Ils se mirent à parler l'un après l'autre. La discussion se prolon­gea presque jusqu'à l'aube. On escomptait la fatigue des auditeurs. Enfin nous mîmes la ques­tion aux voix. Nous eûmes la majorité : 50 voix. C'était la grève.

— Encore un effort, camarades, la victoire sera complète et le comité sera le clou de notre vic­toire ; nous l'enfoncerons de manière à ce qu'ils ne puissent l'arracher.

Nous nous séparâmes. Nous fîmes en sorte que le chef du port apprenne que les ouvriers avaient décidé de prolonger la grève. Nous en étions au dix-septième jour. Le soir, le chef du port invita la délégation.

— Allons, la victoire est à vous, j'accepte.

— Vous acceptez quoi, demandai-je.

— J'accepte le comité, le diable vous emporte !

— Et les huit heures aux chauffeurs ?

— Je les accepte aussi. Reprenez le travail dès demain.

— Non, il faut signer nos conditions.

— Quelles conditions ?

— Mais nos revendications à nous. Signez en deux exemplaires. Je sortis les exemplaires pré­parés et les posai devant lui, sur la table.

— Alors, quoi, vous n'avez pas confiance en ma parole ?

— Nous vous croyons, mais votre signature fera mieux sous nos revendications. Ça sera plus solide et nous les signerons également.

Le commandant prit notre liste, lut attentive­ment les deux exemplaires et, s'adressant à moi, demanda :

— Mais quoi, vous étiez sûrs de gagner la grève ?

— Oui. Dès que les étrangers sont apparus, nous n'avons plus douté de la victoire. La der­nière décision de notre assemblée l'indique du reste nettement : « Continuer la grève. »

— Et qui va signer de votre côté ?

— Le président du comité ouvrier.

— Le président ? Vous avez déjà élu le comité,

— Oui, il est déjà élu.

Le chef du port signa les deux exemplaires et me tendit la plume.

— Vossiukov, signe, dis-je à l'un des délégués.

Vossiukov prit la plume de sa main calleuse qui tremblait honteusement et signa les deux exemplaires. J'en pris un pour moi et tendis le deuxième au commandant.

Monsieur le chef du port, vous devrez résoudre toutes les questions ayant trait à la mise en pratique des conventions acceptées par vous, avec le président du comité ouvrier, Vossiukov. Je vous prie d'écouter attentivement le paragra­phe traitant du comité.

Je me mis à lire le paragraphe 3' :

« Les ouvriers de la flottille élisent un comité ouvrier qui aura le droit de contrôler le renvoi des ouvriers de la flottille et du port.

« En cas d'objection du comité, l'administra­tion n'opère pas le renvoi des ouvriers. Si le comité estime nécessaire de licencier tel ou tel ouvrier, l'administration s'engage à ratifier la proposition du comité. Le comité assume le con­trôle de l'application de l'accord entre les ou­vriers et l'administration, signé à la fin de la grève. »

— Sachez, Monsieur le chef du port, que l'assemblée générale des ouvriers a donné pleins pouvoirs au comité pour déclarer la grève au cas où l'administration refuserait d'exécuter les clauses de l'engagement signé par elle.

Le chef du port fixait la feuille de papier et hochait silencieusement la tête.

— Allons, au revoir, demain le travail repren­dra et, au fait, nos hôtes d'Odessa rentreront chez eux.

— J'espère, Monsieur Malakanov, que vous n'êtes pas compris dans l'accord ? Nous vous avons signifié votre renvoi ayant la signature, me déclara le chef du port.

— Je n'insiste pas, d'autant plus que j'ai moi-même promis de me faire régler mon compte après la grève.

Le chef sourit aigrement et ne répondit rien. Nous sortîmes.

— Ben, mon vieux, tu lui as bien parlé. Qui c'est qu'aurait pu croire que tu l'aurais forcé à signer.

— Y avait rien à faire, il avait les étrangers sur le dos. S'il n'avait pas signé il aurait de toute façon perdu la grève.

— L'enfer est pavé de bonnes intentions, mon vieux, et de belles promesses, on se serait fait empiler en deux temps.

— Et puis t'as été malin au sujet du comité, t'as nommé Vossiukov président et on n'avait même pas encore élu le comité.

— Nous l'élirons. Quant à Vossiukov, c'est un gars solide et dévoué. Nous le ferons président. Et, maintenant, tenez-vous au comité comme le curé à l'encensoir et pas un diable ne pourra vous nuire.

Le soir, nous nous réunîmes sur la rive ; le comité de grève fit un compte rendu complet sur l'accord obtenu. Nous montrâmes la signature du chef du port à tout le monde. Certains pas­sages de notre conversation avec le chef soule­vèrent des manifestations d'approbation bruyan­tes. Je fis un tableau de la marche de la grève et des conditions dans lesquelles elle s'était dé­roulée et expliquai l'importance de la solidarité des ouvriers, en fournissant comme exemple la solidarité de la flottille et des syndicats d'Odessa.

Les Odessites prirent la parole. Ils louèrent et admirèrent la fermeté et la bonne organisation des prolétaires de Kertch. Le nombre de membres de notre syndicat doubla ce soir-là.

Le comité de grève déposa ses pouvoirs. L'as­semblée décida à l'unanimité de lui donner le nom de comité ouvrier et la candidature de Vos­siukov en qualité de président du comité fut ratifiée. Il fut décidé que : « en cas de violation par l'administration des conditions concernant le comité ouvrier, celui-ci déclare immédiatement la grève et tous les ouvriers doivent se soumettre aux ordres du comité. »

Ayant légalisé par cette décision les pleins pou­voirs du comité ouvrier, les ouvriers heureux, enivrés de leur victoire, clôturèrent leur dernière réunion de grève.

Dans la matinée j'allai me faire régler mon compte. On travaillait ferme à bord de tous les navires. Les voix se mêlaient au bruit des mar­teaux. Après un mois de silence la flottille renais­sait. Le dragueur Lissovski évolua lentement vers l'embouchure du détroit. Derrière lui s'alignèrent les péniches. La flottille d'Odessa s'affairait aus­si, levait l'ancre au fracas de ses chaînes ; les ordres retentissaient. Les Odessites se préparaient à prendre la mer. Un soleil éclatant cares­sait les visages hâlés des ouvriers. Le travail re­prenait avidement ses droits.

Mon compte fut rapidement réglé. Ayant fait mes adieux aux amis, je descendis sur la rive. Des éclaireurs accoururent vers moi et me pré­vinrent :

— File dans la steppe, les gendarmes arrivent pour t'arrêter.

Je suivis leur conseil. Je me sentais comme allégé d'un poids énorme. Toutes les difficultés et les inquiétudes de ces jours derniers s'étaient envolées. Et comment ne pas me sentir léger, lorsque je venais de gagner une victoire bolche­vik importante sur le secteur du front prolétarien qui m'était assigné. Ces victoires, même partielles, vous donnaient la force nécessaire pour développer et continuer le combat, pour préparer la lutte décisive et la victoire d'Octobre 1917.

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